Jolie démonstration sur le plan rhétorique, mais il y a un gros mensonge: le roman avec le trou noir serait de la SF, même si l'auteur le nie. Le basculement se fait avant le vaisseau ET. Quant au roman avec Dieu... je repense au Moineau de Dieu, de Mary Doria Russell. C'est effectivement un roman, et sa suite aussi, qui pose des questions profondément métaphysiques, tout en utilisant (fort bien) tout l'attirail de la SF et en en respectant les règles.Lem a écrit :Imaginons un roman naturaliste, situé à Paris, aujourd’hui, et racontant l’incendie d’un petit immeuble. On s’intéresse à tout et spécialement à l’origine du feu qui est soigneusement analysée (un court-circuit dû au système électrique vétuste). Puis, le roman raconte la panique des habitants, l’organisation des secours, l’action des pompiers, la mobilisation de la ville, des journalistes, des services médicaux, etc.
Imaginons, du même auteur, un roman toujours situé à Paris aujourd’hui mais racontant un tremblement de terre aussi inattendu que dévastateur. Mêmes conséquences narratives mais à très grande échelle : analyse géophysique du séisme, panique des parisiens, secours, aide internationale, etc.
Toujours du même auteur (et en postulant à chaque fois que la science soit « correcte ») : un roman situé à Paris, aujourd’hui, racontant les conséquences de l’impact d’une chute de météorite. Ou, plus extraordinaire encore : d’un mini trou noir.
Il y a une continuité « ontologique » dans toutes ces spéculations : elles ont lieu dans notre monde et respectent l’état des savoirs scientifiques. Elles vont du plus banal (un système électrique vétuste produit un court-circuit) au plus improbable (un trou noir arrive ; une météorite arrive) mais elles s’inscrivent toutes dans le monde naturel que nous connaissons.
Dans le premier cas, on peut imaginer un auteur forcené consacrant un chapitre entier à la statistique des défaillances électriques des vieux immeubles, avec cours de physique des matériaux, précis de vitesse de propagation du feu, recension des meilleurs produits à employer pour l’éteindre, etc. Ça produira sans doute un roman assez étrange, saturé de documentation scientifique… Ça ne suffira pas à en faire un roman de science-fiction. Pas plus que l’hypothèse du tremblement de terre qui donnera dans le meilleur des cas un roman-catastrophe. Et la météorite ? Encore un roman-catastrophe. Et le mini trou noir ? Si l’auteur est lui-même un astrophysicien de haut vol (mettons Luminet) et que le trou noir est entièrement justifié par des moyens naturels, il n’y a pas « science-fiction » à proprement parler. Il y a une situation que la statistique définit comme rarissime… mais qui arrive.
Imaginons maintenant le même auteur racontant, à Paris, aujourd’hui, l’arrivée d’un vaisseau ET. L’auteur s’appuie sur la récente découverte d’une planète extrasolaire biocompatible. Il s’est servi de toutes les données disponibles pour construire une civilisation ET qui nous rend visite. Toute la science est juste – il n’y a rien dans le roman dont on puisse dire : « non, c’est faux ». A chaque spéculation, les meilleurs spécialistes mondiaux sont obligés de reconnaître : oui, cette planète extrasolaire existe et ce que dit l’auteur est possible et compatible avec l’état de nos connaissances. La technologie de voyage spatial est possible aussi. Ça pourrait se passer comme ça. Ça pourrait aussi ne pas se passer comme ça mais ce n’est pas le problème.
Pourquoi bascule-t-on soudain dans la science-fiction indiscutable ? Parce que l’auteur a créé quelque chose. Parce qu’il a profité d’une incertitude, d’un non-savoir (inscrit dans un intervalle de plausibilité scientifique) pour inventer quelque chose. Il n’a pas fait, comme dans les cas précédents, une spéculation sur le comportement plus ou moins rare statistiquement d’un objet dont l’existence est déjà connue mais considéré comme acquise l’existence d’un objet plausible mais non-encore rencensé.
Imaginons à présent le même auteur racontant à Paris, aujourd’hui, l’arrivée d’un vaisseau ET dont il ne dit rien de l’origine. Tout le soin est consacré aux conséquences logiques de cette intrusion. Le roman est d’un réalisme et d’une plausibilité saisissants de ce point de vue. En le lisant, chacun se dit : « bon sang, oui, la panique des autorités, la mobilisation de l’armée, la folie médiatique, l’intervention de l’ONU, la commission scientifique internationale, les spéculations des linguistes et des biologistes, ça se passerait vraiment comme ça » (le roman étant un succès mondial, cette impression est confirmée par les meilleurs spécialistes mondiaux dans ces différentes matières. Ban Ki Moon dit dans une conférence de presse : « le protocole utilisé par l’auteur est effectivement celui de l’ONU ; ça se passerait comme ça si les circonstances étaient celles-là » (et tous les autres, y compris scientifiques, à l’avenant).
Ce serait encore de la science-fiction, évidemment. Et de la super-sérieuse. Pourtant, on ne saurait rien de l’origine du vaisseau. L’auteur pourrait avoir pensé en lui-même (sans le dire) : « c’est une machine transdimensionnelle » ; ou « c’est une machine temporelle, ce ne sont pas des ET, ce sont nos lointains descendants du futur » ; ou même « je ne sais pas ce que c’est et je m’en fous, ce qui m’intéresse, c’est comment nous le percevrions, comment nous le classerions, c’est un roman sur les catégories de l’expérience humaine » – le résultat serait le même. La rigueur avec laquelle seraient examinées les conséquences logiques du postulat de départ suffirait à faire d’un tel roman un classique de la SF, indépendamment de la plausibilité de ce postulat.
Allons encore plus loin : imaginons le même auteur livrant exactement le même roman que dans le cas précédant mais lui ajoutant (à l’exclusion de toute autre information ultérieure ; le reste du roman est intact) un prologue en italiques de quelques lignes dans le genre : « Dieu se manifesta aux hommes le vendredi 5 mars 2010, à Paris, sous la forme d’une machine habitée par quarante-trois organismes non-humains. ») On passerait le reste du roman à s’interroger sur ce que l’auteur a voulu dire. S’agit-il réellement de Dieu dans son esprit ? Est-ce une manière de dire que si des ET à la technologie sur-développée nous rendait visite, nous les prendrions pour Dieu ? Autre chose ? On n’aurait pas de réponse mais – indépendamment des inévitables polémiques que le roman déclencherait, il n’en resterait pas moins un parfait roman de SF bien que la rationalité de son postulat de départ soit sérieusement sujette à caution.
Allons toujours plus loin. Le même roman que juste au-dessus mais dans son déroulement, à un moment, une autorité ecclesiastique quelconque (le Pape, pourquoi pas), déclare :« dans les Dialogi de Grégoire le Grand, il y a l’histoire du jeune Eumorfius qui envoie un jour un esclave dire à son ami Etienne : « viens vite car le navire est prêt qui doit nous conduire en Sicile. » Pendant que l'esclave est en chemin, Eumorfius et Etiennent meurent. Ce récit très étrange a fait l’objet de multiples interprétations mais c’est Grégoire qui en a lui-même donné la clé : « L'âme n'a pas besoin de moyen de transport (vehiculum) mais il n'est pas étonnant qu'à un homme encore placé dans son corps apparaisse ce qu'il avait l'habitude de voir au moyen de son corps, pour qu'il puisse ainsi comprendre où son âme pourrait être conduite spirituellement. » (1) Nous sommes à présent confrontés à cette même situation, conclut le Pape. Ce vaisseau qui nous est apparu, c’est le Véhicule de Dieu. Ce jour est celui de la fin du monde et c’est ainsi que Dieu nous demande de préparer nos âmes. » On resterait bien dans la SF mais cette analyse ne pourrait pas ne pas être mise en relation avec le mystérieux prologue en italiques.
Dernière étape. Le roman est le même qu’au-dessus mais se finit différemment. A partir du moment où le Pape fait cette interprétation, le vaisseau s’ouvre et on comprend que cette interprétation est la bonne. C’est le jour de la fin du monde. Le jour du grand départ. Les hommes sont censés embarquer pour… ailleurs. (Ce n’est pas un vaisseau ; c’est une porte, un point de passage vers la transcendance ; il suffit d’entrer pour être transporté.) Les conséquences logiques de cette révélation sont examinées avec la lucidité et la plausibilité auxquelles l’auteur nous a habitués. Il y a des attentats partout. Des millions d’athées refusent d’embarquer. Le monde bascule dans le chaos – et du coup, ça ressemble effectivement à l’apocalypse. Il n’y a pas de miracles, attention : on reste dans l’enceinte physico-chimique familière. Le vaisseau (dont les propriétés « topologiques et dimensionnelles » sont expliquées par un trou de ver validé par Kip S. Thorne) et les organismes non-humains restent les mêmes ; mais c’est le sens de leur présence qui a changé. On sait désormais quel postulat l’auteur a mis en scène : Dieu existe, « l’autre monde » aussi. Mais l’exécution concrète de ce postulat dans le monde humain a pris une forme scientifico-compatible. De Dieu et de l’autre monde, on ne sait rien. La porte est ouverte, c’est tout. Est-ce que ça reste de la science-fiction ? Indiscutablement. On pourra dire « SF religieuse » si on pense que c’est utile. Mais la nuance n’est pas décisive.
Que montre ce raisonnement ?
1) Qu’en se basant sur le caractère rationnel du postulat de l’auteur, on aboutit à un paradoxe : un roman racontant la collision d’un trou noir avec la Terre n’est pas de la science-fiction, alors qu’un roman racontant la manifestation de Dieu sur Terre peut en être un. En d’autres termes : que la rationalité du postulat n’est pas le facteur-clé.
2) Que la présence de Dieu et de « l’autre monde métaphysique » dans un roman situé dans notre monde physico-chimique ne les « déméta-ifie » pas forcément.
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(1) Authentique, haha ! J’ai signalé ce passage, repéré par Jacques Legoff dans son Histoire du purgatoire, à Pierre Lagrange, comme un cas étonnant d’anticipation de la théorie physico-mythique de Méheust.
Ceci étant, discuter sur les classements possibles de romans qui n'existent pas est totalement farfelu, et comparable à prétendre bâtir une théorie en imaginant les résultats d'une expérience qu'on ne fera jamais et en décrétant avec autorité qu'on sait par inspiration divine quels seraient les dits résultats..