La métaphysique des Shadocks, comme promis.
Si la métaphysique est absente en tant que discipline, elle est présente là où on ne l’attend pas. Dans les Shadocks, de Jacques Rouxel, on peut lire ce fragment d’ontologie formelle (qui, comme on le sait, est une partie essentielle de la métaphysique), que nous nous permettrons de citer longuement et de commenter brièvement. Le texte de J. Rouxel expose une ontologie des trous.
On connaît le sophisme fameux :
a. Plus il y a de gruyère, plus il y a de trous.
b. Plus il y a de trous, moins il y a de gruyère.
c. Donc plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère.
Dans ce sophisme, il faut prendre garde à l’ambiguité de « trou » : « trou » est pris absolument (comme catégorème, i.e. un mot plein en (a) et relativement en (b) : il s’agit du « trou-de-gruyère » (relatif à une perforation, comme un syncatégorème, i.e. comme un mot-outil).
J. Rouxel ne fait pas cette faute dans le texte qu’on va lire, il prend « trou » au sens absolu ou catégorématique :
« On appelle passoire tout instrument sur lesquels on peut définir trois sous-ensembles : l’Intérieur, l’extérieur et les trous. L’intérieur est généralement placé au-dessus de l’extérieur et se compose le plus souvent de nouilles et d’eau.
Les trous ne sont pas importants. En effet, une expérience simple permet de se rendre compte que l’on ne change pas notablement les qualités de l’instrument en réduisant de moitié le nombre des trous, puis en réduisant cette moitié de moitié, etc. Et à la limite, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de trous du tout. D’où THEORÈME : la notion de passoire est indépendante de la notion de trou et RECIPROQUEMENT.
On appelle passoires du premier ordre les passoires qui ne laissent passer NI les nouilles NI l’eau.
On appelle passoires du second ordre les passoires qui laissent passer ET les nouilles ET l’eau.
On appelle passoires du troisième ordre ou passoires complexes les passoires qui laissent passer quelquefois l’un ou l’autre, et quelquefois pas. Pour qu’une passoire complexe laisse passer les nouilles et pas l’eau, il faut et il suffit que le diamètre des trous soit notablement inférieur au diamètre de l’eau.
Quant aux passoires du premier ordre qui ne laissent passer ni les nouilles ni l’eau, il y en a de deux sortes.
Les passoires qui ne laissent passer ni les nouilles ni l’eau ni dans un sens ni dans l’autre, et celles qui ne laissent passer ni les nouilles ni l’eau dans un sens seulement.
Ces passoires-là, on les appelle des casseroles.
Il y a trois sortes de casseroles.
Les casseroles avec la queue à droite, les casseroles avec la queue à gauche et les casseroles avec pas de queue du tout.
Mais celles-là, on les appelle des autobus.
Il y a trois sortes d’autobus : les autobus qui marchent à droite, les autobus qui marchent à gauche, et les autobus qui ne marchent ni d’un côté ni de l’autre. Mais ceux-là, on les appelle des casseroles.
IL y a trois sortes de casseroles : les casseroles… »
Roberto Casati et Achile Varzi dans leur livre Holes, Trous (1994) ont proposé une ontologie des trous, à la suite d’un article fondateur de D. Lewis (1983), qui a marqué une date dans l’histoire de la métaphysique : une nouvelle catégorie d’objets négligés y faisaient une entrée remarquée après les frontières de Brentano et les objets défectifs de Meinong (un objet défectif est un objet qui fait défaut : l’objet de la promesse dans « je promets de ne rien te promettre » est un objet défectif).
Le texte ci-dessus a le mérite de rendre palpables trois choses : la notion de trou et la notion d’un objet qui a des trous (la passoire) sont indépendantes ; il y a des objets à trous (ici, les passoires) de premier, de deuxième et de troisième ordre (ce qui prolonge une intuition de Meinong sur les objets d’ordre supérieur) ; par transformation topologique, on peut transformer un objet avec des trous en un objet sans trous. Ce dernier point est particulièrement profond car à première vue on pourrait opposer les deux types d’objets, les casseroles et les passoires. Le premier point consiste à démontrer que les trous sont des entités à part entière dans une ontologie assez libre pour s’affranchir de la catégorie de la substance (puisque les trous sont des non-substances). Dans un second point, on propose une hiérarchie des types d’objets d’après leur fonction. Le troisième point enfin est consacré au repérage des analogies structurales essentielles, transcendant les différences de fonction (puisqu’un autobus n’a pas la même fonction, en général, qu’une casserole). Sur tous ces points, nous sommes en présence de thèses fortes, articulées, discutables. La métaphysique qui a été chassée par la porte est donc revenue par la fenêtre et, sous couvert de fantaisie, un auteur comme Jacques Rouxel peut produire un des rares morceaux authentiques d’ontologie formelle en langue française des années post-sartriennes.
Frédéric Nef,
Qu'est-ce que la métaphysique ? (pp. 39-42)
(La section suivante du traité a un très beau titre dickien :
champignons-fantômes: à la lisière du néant. Mais je ne vais pas plus loin, hélas pour vous.)