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par Erion » dim. mars 07, 2010 3:42 pm
Postface de Julien Sfez "Technique et idéologie"
"1) Sous l'éclairage de la fiction, la technique n'apparaît plus comme un fait, et encore moins comme la "raison constituante", selon la formule de Daniel Parrochia, mais comme un discours à prendre au second degré. Ce discours suscite les bipolarisations dramatiques, qu'il entend nous imposer : technophilie versus technophobie, progrès contre déclin vus comme grands récits, lumières contre chaos, nouvelles technologies versus anciennes. Rares sont les auteurs qui échappent à ces couples d'oppositions, moteurs des récits. Discours qui "prend" d'autant mieux que logique de la fiction et logique de la tekhnê sont semblables. Il s'agit dans les deux cas de "mondes possibles", d'empirie, d'occasions, d'usages et de croyances. Par ailleurs, la structure fictionnelle repose sur le vraisemblable et non sur le vrai. Or les récits de technique fourmillent d'arguments vraisemblables tant sur le passé (reconstructions) que pour des avenirs utopiques, messianiques et apocalyptiques.
2) La forme du récit explique encore les acteurs récurrents (des actants, en fait) des descriptions techniciennes : personnages conceptuels, objets répétitifs, l'impossible concept de Révolution technique, la place du corps et d'un prétendu imaginaire, là pour colmater les fissures.
C'est que ces discours n'incluent pas, malgré leurs dires, le moindre imaginaire, mais seulement des imageries. Stocks d'images et bric-à-brac de magasin d'antiquités - depuis le double, l'invisibilité et l'ubiquité, en passant par le fétiche, les images du clan et de la tribu, celles de Promethée et de Pygmalion. Sans compter les imageries techno-sociales des investisseurs ou techno-naturelles des réformateurs. (On oublie la Poste et on efface la technique en s'adonnant frénétiquement à une logique des signes dans la politique de France Telecom, qui pratique aussi le mécénat, la magnificence, et mobilise les esprits vers la musique ou la gymnastique) Images techno-naturelles et biotechnologiques qui portent, elles, vers l'immortalité (Génome, Artificial Life et Biosphère II) et qui posent de façon différente les droits de l'homme et ceux de la nature, selon les deux récits contradictoires et totalement arbitraires que sont le récit biocentriste et le récit anthropologique. En somme, et dans la tradition de la fiction du Contrat social, sous la nature encore et toujours de la fiction...
3) Ce récit fictif prend plusieurs formes, qui vont de la fiction historique au récit utopique et à la science-fiction. Dosage entre ces trois types de fiction. Exemple : y a-t-il par moments trop de science-fiction, c'est-à-dire de "non croyance efficace" (Atlan), on arrêtera tout net l'usage de cet ingrédient puisqu'on veut faire croire à la réalité de la technique ; on aura alors recours à la fiction historique, qui renforcera l'effet de réalité (interviews des inverstisseurs), ou encore à la séduction de l'utopie (Jules Verne).
Mais ces mélanges d'ingrédients qui augmentent l'efficacité des images symboliques empêchent l'opération symbolique de communion, qui exige la cristallisation des flux divers d'images en une seule, mobilisatrice. Le récit technicien jure alors avec les récits instituants, qu'il s'agisse de ceux de Pierre Legendre, de Maurice Hauriou, de Rousseau ou de Marx. De même qu'il y a impuissance technicienne à symboliser, de même la technique ne peut-elle instituer.
4) Enfin, bien sûr, la fictivité de ces récits est dissimulée par le recours à des disciplines scientifiques (sociologie, économie, histoire), qui fondent alors la prétendue objectivité de la technique. D'où le "chosisme". Quoi de plus évident qu'une démonstration de la réalité de la technique par celle de ses objets ? D'où encore, le déterminisme simple qui entend aller de l'objet technique à la société sans médiation d'aucune sorte (et l'on vient vous dire qu'Internet va changer le monde... et même la pensée). D'où, enfin, l'opération fétichiste de base par laquelle les nouvelles technologies sont métaphores de toute la technologie, et celle-ci métaphore de l'ensemble de la production, et la production entière métaphore de la société. Que de simplismes...
La notion de récit fictif permet de s'en écarter, comme elle permet aussi de comprendre ces liens subtils qui lient la science, la technique et la société, liens qui s'opèrent par les ressorts narratifs cachés de l'idéologie de l'utopie et de la science-fiction"
A mon avis, si on veut analyser les réticences, vis-à-vis de la SF, c'est quand même plus évident si on s'intéresse à la technique qu'à la métaphysique. La métaphysique n'emprunte rien à la SF, alors que le discours sur la technique, oui. Il se sert de ses capacités narratives. Et si l'on veut voir les blocages, ils sont plutôt le témoignage de l'incapacité de la technique à produire une fiction instituante.
"There's an old Earth saying, Captain. A phrase of great power and wisdom. A consolation to the soul, in times of need : Allons-y !" (The Doctor)
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