Sur le plan scientifique et technique, le XXème siècle peut être placé au même niveau que le XIXème.
Si ton background est scientifique, tu acquiesceras sans problème à l'assertion.
Si ta culture est historique, tu ricaneras en songeant à tous les travaux qui attestent de ce que la révolution du XIXe, et sans doute celle du XXe aura été plus monétaire que technologique, comparée à celle du XIIe siècle.
Sur le plan de la littérature et de la pensée, par contre, l'effondrement est presque incroyable, surtout depuis 1945, et le bilan consternant : quand on se remémore l'ignorance scientifique crasse d'un Sartre et d'une Beauvoir, pourtant supposés s'inscrire dans le champ de la philosophie, quand on considère le fait presque incroyable que Malraux a pu – ne fût-ce que très brièvement – être considéré comme un "grand écrivain", on mesure le degré d'abrutissement auquel nous aura mené la notion d'engagement politique et on s'étonne de ce que l'on puisse aujourd'hui prendre un intellectuel au sérieux ; on s'étonne par exemple de ce qu'un Bourdieu ou un Baudrillard trouvent encore des journaux disposés à publier leur niaiseries.
Encore une de ces contradictions et approximations qui rendent MH particulièrement peu convainquant.
L'histoire de la littérature est pleine de ces auteurs qu'on a portés aux nues pour mieux les oublier. Si on se souvient de Malraux, ce n'est certes pas pour son œuvre littéraire. Quant au choix de l'engagement politique des philosophes, il a presque toujours existé, et Socrate refusait de consacrer du temps à comprendre l'univers, que je sache. En conclure que nous avons étés abrutis et que cela explique qu'on ne prenne pas un intellectuel au sérieux, c'est méconnaître l'histoire de la philosophie (ou prétendre l'oublier quand ça arrange le discours). En tout cas, c'est franchement couillon.
Lem a écrit :MH balaie les arguments postmodernes selon lesquels "tout a changé". Selon lui, vraisemblablement, très peu de choses ont changé, éventuellement rien.
Ce que contredit ton exemple précédent, je dis ça, je dis rin. Mais oui, je sais que tu fais allusion à son rapport à l'animalité de l'homme, c'est juste que du coup, juste après, ça fait bizarre, comme démonstration...
Lem a écrit : – du point de vue littéraire, il est vraisemblablement balzacien. Toutes les nuances, réserves, complications, relativismes esthétiques et moraux sont à ses yeux des excuses et des diversions pour ne pas dire la vérité, excuses et diversions organisées par des intellectuels qui se savent incapables d'accomplir leur tâche par défaut de culture scientifique et/ou manque de courage.
Ce qui fait de lui, de mon point de vue, un anti-Balzac absolu, mais passons.
Lem a écrit :La vérité est celle-ci : la vie est mauvaise. l'homme est un animal et l'essentiel de ses caractéristiques psychologiques, politiques et sociales sont de la biologie continuée par d'autres moyens, d'où une cruauté à peine atténuée. Le moi individuel est une illusion récente et surévaluée. Il y a très peu de liberté individuelle ; peut-être même aucune. Le vieillissement et la mort rendent l'existence absurde.
C'est ce que j'ai compris de son discours, en effet. Qui représente la négation du phénomène culturel et ontologique (au sens zoologique du terme, approprié ici, me semble-t-il, qui signifie n'appartenant pas à l'inné), et que je considère comme fondamentalement réactionnaire (dans tous les sens du terme, pour le coup).
Le monde est donc pour lui, nous dis-tu :
d'une part existant comme volonté (comme désir, comme élan vital), d'autre part perçu comme représentation (en soi neutre, innocente, purement objective, susceptible comme telle de reconstruction esthétique).
La première partie de la phrase fait doucement rigoler l'éthologue : l'élan vital assimilé au désir et à la volonté, cette fois, c'est la notion d'inné que le garçon maîtrise mal.
Lem a écrit :Mais selon Houellebecq, le désir baisse tendantiellement et s'éparpille en se portant sur une multitude fragmentée d'objets publicitaires et la représentation n'est plus innocente, elle ne se présente plus comme un reflet neutre d'une réalité extérieure, elle est "infectée par le second degré", c'est à dire qu'elle est un bavardage. C'est "le monde comme supermarché et dérision", un écran qui nous cache la vérité [...]
Bon, rien à redire la-dessus. Sauf que comme disait "Absolutly Fab" ça n'a rien de novateur, et que d'autres savent traiter le sujet avec plus d'élégance... Donc ça ne nous suffit pas.
Le but de la fête est de nous faire oublier que nous sommes solitaires, misérables et promis à la mort ; autrement dit, de nous transformer en animaux.
C'est pourquoi le primitif a un sens de la fête très développé. Une bonne fambée de plantes hallucinogènes, trois tambourins et le tour est joué : un rien l'amuse.
Je passe vite fait sur le mépris qui me hérisse le poil et sur le terme primitif qui me donne envie de faire un autodafé de Rousseau et Houellebecq réuni (oui, Rousseau m'exaspère, j'ai tous les vices.)
A l'opposé, l'Occidental moyen n'aboutit à une extase insuffisante qu'à l'issue de raves interminables dont il ressort sourd et drogué : il n'a pas le sens de la fête. Profondément conscient de lui-même, radicalement étranger aux autres, terrorisé à l'idée de la mort, il est bien incapable d'accéder à une quelconque exaltation. Cependant, il s'obstine. La perte de sa condition animale l'attriste ; il en conçoit honte et dépit ; il aimerait être un fêtard ou du moins passer pour tel. Il est dans une sale situation.
Un tambourin = une ligne de drum
Un hallucinogène = un ligne de coke : faudra m'expliquer la nuance, j'ai du mal, là.
Que lui ai du mal à accéder à l'exaltation de la fête, ça ne m'étonne guère tu me diras, les frustrés y parviennent rarement... Je passe sur sa conception de la fête, ce type n'a pas d'amis non plus, visiblement.
Lem a écrit :
Pour l'essentiel, l'art de Houellebecq consiste en ce retour aux fondamentaux dont personne, selon lui, ne veut prendre la pleine mesure. Traverser l'écran de blabla insignifiant dressé un peu partout pour neutraliser la vision terrifiante de l'homme produite par la science, abattre les vaches sacrées de la représentation qui traînent ici et là, essayer d'y voir clair. C'est pourquoi il ne fait jamais aucune nuance, c'est pourquoi il est délibérément "simpliste". Le monde est rempli de faux problèmes insolubles qui nous font perdre du temps alors que les vraies questions sont simples et peu nombreuses. Dans la mesure où "l'Occident a tout sacrifié au désir de certitudes rationnelles, même son bonheur" – est-il possible d'être heureux ou vaut-il mieux renoncer tout de suite ?
Tu contredis encore ton exemple cité plus haut. Le manque de reconnaissance de la rationalité scientifique, finalement, c'est une bonne ou une mauvaise chose ? Et nier la complexité des questionnements scientifiques, ça me ferait bien rigoler. Si tout se résume à "est-il possible d'être heureux ou vaut-il mieux renoncer tout de suite ?" je patauge toujours : le bonheur me semblant par essence individuel, si on combat l'individualisme, on considère d'emblée qu'il vaut mieux y renoncer. Mais voyons la suite avant de conclure.
Lem a écrit :Sur la question du suicide, MH cite très souvent une phrase de Kant que je n'ai plus en tête mais dont la substance est : par le suicide, on supprime en soi le sujet de la moralité
Mon père, qui a choisi le suicide pour des raisons de moralité - la vie diminuée d'un être humain dans son quatrième âge n'apportant plus à la société aucun bénéfice, il a fait le choix, comme d'autres, écrivains, philosophes ou moralistes, de tirer sa révérence lorsqu'il s'est estimé rendu à ce stade - lui aurait sans doute volontiers cassé la margoulette... Passons.
Lem a écrit :, donc on mine la possibilité même de l'existence d'un monde moral. En un mot comme en cent : non. Il faut donc chercher le bonheur. En quoi consiste-t-il ?
– D'un point de vue organisationnel (social) : en une minimisation de la souffrance. C'est là que la critique de mai 68, de l'individualisme, de l'exaltation du moi – bref, de l'extension du domaine de la lutte – se produit : la société actuelle, en détruisant des facteurs d'équilibre très anciens a augmenté la souffrance au nom d'une rhétorique creuse visant "le développement personnel" et autres fétiches qui ne sont que du néant déguisé.
De quoi mai 68 n'est-il pas responsable, mon Zeus ! Quant à l'exaltation du moi, genre, avant 68, y avait rien. Le désert philosophique. Mouarf. Quant à l'augmentation de la souffrance, je pourrais disserter des heures sur les sociétés horizontales, la souffrance induite par l'hypocrisie et la frustration qui y règnent, mais je vais pas refaire la moitié de l'histoire de la sociologie. Il a peut être lu les philosophes, ton Houellebecq, mais pour ce qui est de la socio, c'est sûr qu'il n'a pas dépassé les auteurs du XIXe...
Lem a écrit :– D'un point de vue personnel, il n'existe pas de bonheur plus grand que l'amour (et le sexe, donc). Mais l'extension du domaine de la lutte détruit cette possibilité et il n'y aura pas de retour en arrière.
J'ai le droit de rigoler, encore ? Je passe sur l'amour entre hommes et femmes c'est tellement risible que ça va me mettre de mauvaise humeur, pauvre frustré qu'il est ! Et je rappelle qu'avant 68 tout un pan des relations d'amour (je ne parle pas d'amour sexuel) étaient déconsidéré, nié, et même si on peut disserter de la pertinence des théories sur l'amour maternel et sa naissance, il est évident que la notion d'amour entre parents et enfants était socialement entachée, détachée de la notion de "don" telle qu'elle est décrite ailleurs par MH comme étant fondamentale à l'amour. (Oui je sais Sand chérie, on peut encore disserter du poids social sur l'amour entre parents et enfant mais pas de la même manière, tu voudras bien me le concéder !)
Lem a écrit :– Conclusion logique : la seule issue est une sortie de la condition humaine par la technique.
Perso, je veux bien adhérer à l'idée d'une sortie de la société actuelle par la technique, mais je ne trouve encore aucune justification qui ne me fasse pas rire en grinçant des dents à sa volonté de sortir de la condition humaine.
Ayant rompu le lien filial qui nous rattachait à l'humanité, nous vivons. A l'estimation des hommes, nous vivons heureux ; il est vrai que nous avons su dépasser les puissances, insurmontables pour eux, de l'égoïsme, de la cruauté et de la colère ; nous vivons de toute façon une vie différente. La science et l'art existe toujours, dans notre société, mais la poursuite du Vrai et du Beau, moins stimulée par l'aiguillon de la vanité individuelle, a de fait acquis un caractère moins urgent. Aux humains de l'ancienne race, notre monde fait l'effet d'un paradis. Il nous arrive d'ailleurs parfois de nous qualifier nous-mêmes – sur un mode il est vrai légèrement humoristique – de ce nom de "dieux" qui les avait tant fait rêver.
Je ne ferai pas de commentaire stylistique ici, on va encore dire que j'ai mauvais esprit. surtout sur les deux dernières phrases. Non, non, je vous jure, j'ai rien dit !
Lem a écrit :Il y a ici et là des signes (assez nombreux) qui montrent que Houellebecq tâtonne autour d'une interprétation poétique de la mécanique quantique qui pourrait déboucher sur une utopie. Pour lui, il y a le monde "de la narration" (le monde du temps, du moi, donc de la mort), mais aussi le monde "de la juxtaposition" (le monde sans temps, non-moi, de la peinture et de la poésie).
Pas de temps pour la peinture et la poésie ? Il n'y a que moi, là aussi, qui me gondole ? L'histoire de l'Art, pareil, ça lui échappe méchamment, au garçon.
Lem a écrit : Du point de vue épistémologique, il reste fidèle à l'interprétation de Copenhague (la mq fait des prédictions instrumentales, et rend la science à sa vocation première qui n'est pas de décrire un introuvable monde préexistant mais de relier les hommes, de coordonner les expériences humaines).
On retombe vaguement sur Socrate. Mais ça reste en contradiction avec sa diatribe précédente. C'est toi qui surinterprète ou c'est lui qui se contredit ? Quant à son interprétation de la mécanique quantique, c'est de la mécanique cantique (Rhôô, je suis lamentable...) !
En l'absence de tout conflit, un monde apparaît, se développe. Le réseau des interactions enveloppe l'espace, crée l'espace par son développement instantané. Observant les interactions, nous connaissons le monde. Définissant l'espace par l'intermédiaire des observables, en l'absence de toute contradiction, nous proposons un monde dont nous pouvons parler. Nous appelons ce monde : la réalité.
Ah oui, le conflit ne permet pas de percevoir la réalité. Le conflit crée un univers irréel.
Elle est rigolote celle-là, faut que je la note aussi. Non, mais je me doute bien que c'est pas ça l'idée, hein ? Mais c'est tellement bien dit...
ça m'énerve, mais ça m'énerve...
Nous avançons vers le désastre guidés par une image fausse du monde ; et personne ne le sait. Les neurochimistes eux-mêmes ne semblent pas se rendre compte que leur discipline avance sur un terrain miné. Tôt ou tard, ils aborderont les bases moléculaires de la conscience ; ils se heurteront alors de plein fouet aux modes de pensée issus de la mécanique quantique.
Oui, hein MF ? Pauvre d'elle...
Nous n'échapperons pas à une redéfinition des conditions de la connaissance, de la notion même de réalité ; il faudrait dès maintenant en prendre conscience sur un plan affectif. En tout cas, tant que nous resterons dans une vision mécaniste et individualiste du monde, nous mourrons. Il ne me paraît pas judicieux de demeurer plus longtemps dans la souffrance et dans le mal. Cela fait cinq siècles que l'idée du moi occupe le terrain ; il est temps de bifurquer.
Ah ben tiens, l'idée du moi a 5 siècles, je croyais qu'elle datait de mai 68 (ou alors c'est un passage dans le futur, je suis un peu paumée dans tes citations, là...) Nirvana, au fait, tu disais, MF ?
Dans l'ambiance de catastrophe conceptuelle produite par les premières découvertes quantiques, on a parfois suggéré qu'il serait opportun de créer un nouveau langage, une nouvelle logique, ou les deux. Clairement, le langage et la logique ancienne se prêtaient mal à la représentation de l'univers quantique. Pourtant, Bohr était réticent. La poésie, soulignait-il, prouve que l'utilisation fine et partiellement contradictoire du langage usuel permet de dépasser ses limitations. Le principe de complémentarité introduit par Bohr est une sorte de gestion fine de la contradiction ; des points de vue complémentaires sont simultanément introduits sur le monde ; chacun d'entre eux, pris isolément, peut être exprimé sans ambiguïté en langage clair ; chacun d'entre eux, pris isolément, est faux. Leur présence conjointe crée une situation nouvelle, inconfortable pour la raison ; mais c'est uniquement à travers ce malaise conceptuel que nous pouvons accéder à une représentation correcte du monde. Parallèlement, Jean Cohen affirme que l'utilisation absurde que la poésie fait du langage n'est pas à elle-même son propre but. La poésie brise la chaîne causale et joue constamment avec la puissance explosive de l'absurde ; mais elle n'est pas l'absurdité. Elle est l'absurdité rendue créatrice ; créatrice d'un sens autre, étrange mais immédiat, illimité, émotionnel.
Ah ben tiens, dis donc pour une fois, là je veux bien trouver ça intéressant. Et ne pas me gondoler cinq minutes. Comme quoi tout arrive.
Lem a écrit :On résume ? Pour moi, Houellebecq est le contraire d'un nihiliste. Il pense que le salut existe, que le monde peut avoir un sens, que le bonheur est possible, que rien de tout cela ne nous est interdit. Mais pour accomplir cette quête, il importe de commencer par déboulonner la plupart des représentations ambiantes, qui nous en détournent en nous faisant désirer des simulacres publicitaires. Il importe de liquider l'attachement sentimental qui nous relie à ces simulacres pour revenir
brutalement aux faits élémentaires – le malheur, la mort inévitable, l'absurdité obscène du moi – et formuler à nouveaux nos buts, en toute connaissance de cause. D'où ce ton de provocation systématique et cet usage constant de la pacotille qui procède aussi , sans doute, d'un intérêt médiatique bien compris.
Donc je résume, pour moi Houellebecq est un rigolo qui s'ignore, mais qui ne me fait rire qu'en grinçant des dents. De truismes en contradictions, agrémentés d'une bonne dose d'ignorance historique, il veut forger l'idée d'un monde où l'individualité serait niée, ce qui est proprement réactionnaire, et remplacée par un bonheur qu'il est bien en peine de définir puisqu'il est détaché de tout individualisme et se détache progressivement de l'Art qui est selon ma vision du monde, la source première de l'enchantement chez l'être humain et donc du bonheur.
Il m'emmerde.