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par Patrice » ven. oct. 02, 2009 7:49 am
Salut,
Ca y est. Lecture finie cette nuit. C'est quand même à mes yeux l'anthologie la plus jouissive que j'aie pu lire depuis longtemps.
Petit tour du sommaire:
Fabrice Colin, Emmanuel Werner: un bel hommage à Dick, avec une mise en perspective qui va au-delà du texte lui-même puisqu'elle est assumée jusque dans le paratexte (y compris la couverture et le dictionnaire des auteurs). Emmanuel Werner rêve-t-il d'un Fabrice Colin électrique? Oui, de toute évidence.
Éric Holstein: malgré un thème pas neuf du tout, Éric va jusqu'au bout de la logique marchande. Dans son monde pas si éloigné du nôtre, tout peut se vendre. Non, pardon: tout peut se louer. C'est bien fichu, Éric évite le trash ou l'outrance que ce genre génère souvent (écrit dans les années 70 il y aurait forcément eu plus de cul et de sang), et il livre là un texte carrément drôle.
Catherine Dufour: où l'on commence à sentir que l'anthologie est bien construite. Le texte de Katioucha se place vraisemblablement dans le même monde que celui d'Éric, un monde dans lequel l'établissement d'un contrat prime sur l'objet du contrat lui-même. Là encore, c'est poussé jusqu'à l'absurde, mais avec une logique irréfutable. Brillant.
Jean-Claude Dunyach: comme je le disais, c'est là le texte le plus anglo-saxon du recueil. Sans doute parce que c'est le seul qui se passe partiellement dans l'espace et qui surtout cherche réellement à explorer les capacités scientifiques futures. D'où la phrase jargonnante que j'ai pu relever dans un message plus haut. Mais il n'empêche que là encore, nous avons le droit à un sacré bon texte. Car sous ses oripeaux de SF quasi Hard Science, le texte de Jean-Claude est bel et bien bâti sur un archétype (le mot n'est pas de moi, mais de Serge Lehman) qui relève du Fantastique le plus ancien. Du coup, s'il faut s'échiner à rechercher du Lovecraft dans ce livre, on le trouvera dans ce texte. Du Lovecraft écrit par Peter Watts.
Maheva Stephan-Bugni: quand on est un éditeur sérieux, on aime prendre des risques. Et le risque ici est de mettre des auteurs peu ou pas connus avec des grosses pointures. Elle n'est pas connue du tout. C'est même son premier texte. Mais s'il y a bien des éléments non résolus dans cette courte histoire, il n'empêche qu'elle est bien belle. Une touche de poésie dans un monde absurde.
Laurent Kloetzer: la bombe ultime, la bombe anti-connards, anti-barbus existe. Et elle est fraâââaançaise. Oui, Madame! Laurent Kloetzer nous livre le portrait d'un barbouze, un vrai, qui va jusqu'au bout de sa mission. Ce texte est sans arrêt au bord de la caricature. On hésite entre le comique et le volontairement outrancier, et surtout on ne sait pas trop ce qu'à voulu exprimer l'auteur. Condamne-t-il? Pas sûr. Mais c'est percutant, efficace. On va jusqu'au bout d'une traite.
Thomas Day: Thomas Day nous prend Câblé de Walter Jon William, et le réécrit, 20 ans plus tard, en tenant compte de l'évolution du genre. Du coup, un texte court qui surprend, démarrant comme un road movie, il prend sur la fin une teinte mystique. Du cyberpunk post-apocalyptique post-singularité. Dit comme ça, ça pourrait faire peur. Mais pourtant c'est un texte profondément humain et désarmant. Une belle aventure.
André Ruellan: la claque du recueil. J'insiste, ça n'est pas un texte de SF. En cinq courte pages, André Ruellan nous fait vivre (sic!) ce par quoi nous passerons tous un jour. Ca fait mal. Atroce, comme dit Serge Lehman, et on s'en souvient longtemps après la lecture.
Léo Henry: dans le jeu des emboîtements, après Colin/Werner, voici Léo Henry, qui écrit une histoire dans laquelle il y a une histoire qui contient elle-même trois histoires, dont une au moins est identique à 100% quelque chose que j'ai déjà lu ailleurs, une histoire de plagiat assumé d'ailleurs. Je ne sais pas si vous avez compris, mais bon, ça montre juste que le texte de Léo Henry est plein d'astuces. Pourtant, c'est celui qui m'a le moins intéressé. Cependant, il offre un bon sas de décompression après le Ruellan, même si par l'un de ses sous-thèmes, il s'en rapproche.
Daylon: Ballard, comme dit Nébal dans sa chronique? Oui, Ballard, il n'y a pas lieu d'hésiter. Mais le Ballard de Vermilion Sands influencé à rebours par le dessin animé Evangelion. Une belle histoire poétique, et Daylon à l'art de la belle formule ("Le climat est étrange: il biaise le moral de sa palette de gris et sème les migraines").
Philippe Curval: quand un groupe de communistes viennois retrouve l'anneau des Nibelungen, le monde se retrouve plongé dans une lutte sans merci entre des Chiens rouges protégés par Wotan, et l'hydre du libéralisme. Philippe Curval s'essaie au récit parodique, dans un texte qui se lit sans peine et qui fait souvent rire. Mais quand on arrive à la dernière page, une question vient à l'esprit: à quoi bon? Qu'à donc finalement voulu dire l'auteur, en dehors d'avoir voulu faire une fantaisie distrayante? Comme le Léo Henry, c'est un bon texte, mais pas un excellent texte.
Jérôme Noirez: L'un des points d'orgue du recueil. Le texte de Jérôme Noirez est très poétique, et pourtant il est aussi immensément drôle, avec des personnages hauts en couleur, sur fond d'apocalypse marine et surréaliste. Comme une sorte de Ballard comique.
David Calvo: second texte extra-court du recueil, et là encore, ça n'est pas de la SF. Juste une tranche de folie. Mais ça n'a pas la puissance de celle de Ruellan.
Xavier Mauméjean: l'anthologie s'achève dans l'absurde, avec cet hôtel infini, parabole de notre société de classes dans laquelle finalement tout est réglé, qu'on le veuille ou non. Le héros ici, lui, il veut bien, et se plie volontiers aux règles et commandements. On obtient là un texte qui aurait bien fait partie des belles pages de la catégorie "Insolite" de la revue Fiction pendant les années 1950-1960. Un genre trop rare de nos jours et que l'auteur ressuscite parfaitement.
Avec tout ça on obtient au final une anthologie que j'ai pu lire comme un roman, passant d'une nouvelle à l'autre comme on passerait d'un chapitre à l'autre. L'ordre des textes est murement réfléchi. On commence par le matérialisme le plus fort, puis survient la Singularité. On meurt, et on se retrouve dans un univers parallèle dans lequel le surréalisme est finalement réaliste. Rien que pour ça, le travail de sélection de Serge Lehman est remarquable.
Et la préface dans tout ça? Ma foi, oui, on peut, comme l'ont fait certains ici, souligner quelques raccourcis audacieux, mais au final, ce qui compte est est l'objectif: remettre la métaphysique au coeur du genre. Et il est atteint, à mon sens. Justement avec ce glissement thématique que l'on observe tout au long du sommaire, qui nous fait plonger de plus en plus loin dans le question sur la nature de l'homme, mais surtout dans la nature de son univers.
Comme l'a dit ici Oncle Joe dans son premier message, c'est de l'élitisme. Mais du bon élitisme, à savoir que c'est tout de même très lisible, que les expérimentations stylistiques sont quasi-absentes: chaque texte veut faire réfléchir sur son sens, pas sur sa forme (sans pour autant que celle-ci soit négligée).
Bref, une anthologie majeure
A+
Patrice