Du sense of wonder à la SF métaphysique

Modérateurs : Eric, jerome, Jean, Travis, Charlotte, tom, marie.m

Shalmaneser
Messages : 361
Enregistré le : jeu. oct. 11, 2007 2:11 pm
Contact :

Message par Shalmaneser » jeu. nov. 19, 2009 12:40 pm

Juste pour signaler, en ce moment (fin à 10h49, je mettrai le lien vers le podcast après), sur France Culture, une émission assez intéressante, "Les nouveaux chemins de la connaissance", sur "la possibilité de réversibilité du temps", avec le physicien Etienne Klein : http://sites.radiofrance.fr/chaines/fra ... /index.php (EDIT : le lien mène vers le podcast de l'émission)

Il est parfois en plein dans le sujet qui nous occupe (la possibilité d'une démarche scientifique objective appliquée au futur, etc...)
Modifié en dernier par Shalmaneser le jeu. nov. 19, 2009 1:18 pm, modifié 1 fois.

Lem

Message par Lem » jeu. nov. 19, 2009 1:05 pm

Avant d'aller plus loin dans l'examen de l'hypothèse métaphysique, je voudrais repréciser un certain nombre de choses concernant le rejet.

1) D'abord, je ne parle que du rejet ici, en France. Pour en avoir parlé parfois avec des auteurs ou des fans anglais ou US – ou avoir lu ce qu'ils écrivaient sur la question –, je sais qu'il ne faut pas idéaliser la situation de l'autre côté de la Manche ou de l'Atlantique mais la taille du marché et la plus grande indépendance des auteurs par rapports aux milieux littéraires reconfigure le problème. Ma question est, a toujours été : pourquoi est-ce si difficile, ici, en France ?

2) Si j'ai parlé de variable cachée dans la préface, c'est que le rejet procède aussi et surtout de facteurs connus : absence d'intérêt, de la part de la "société lettrée", pour la question du futur depuis au moins le XIXème siècle (voir Klein) ; incompréhension/haine de la science, et surtout de la technoscience après la guerre de 14 ; perception du genre comme purement américain donc libre-cours à l'antiaméricanisme ; réputation désastreuse sur le plan littéraire, probablement soutenue par l'esthétique sf basique, robots, fusées pistolasers, nibards métallisés – hello, Gilles – etc… (Que ces facteurs soient des préjugés éventuellement réfutables est une autre question).
Ne pas oublier enfin la clause cumulative : après un quasi-siècle d'évolution du genre, celui-ci produit des textes qui ne sont pas saisissables sans une certaine culture préalable. Ce n'est d'ailleurs pas spécifique à la sf : comment entrer dans Breton, ou Artaud ou Michaux, ou Robbe-Grillet si on ignore que les perturbations qu'ils essaient de créer sont, à leurs yeux, une réponse à la crise de la forme romanesque traditionnelle ouverte à la fin du XIXème (et pour chacun d'eux une réponse généalogique, qui tient compte des réponses données par les autres) ? Mais ces auteurs sont enseignés ici. La crise du roman, c'est le fond de commerce des études littéraires. Le prérequis en ce qui les concerne est donc facile à posséder, ce qui n'est pas le cas pour la sf.

3) L'idée d'impliquer la métaphysique est née d'une conjonction d'observations.
a) Le futur n'a certes pas bonne presse en France, dans les milieux littéraires. Mais Le meilleur des mondes et 1984 sont considérés comme des chefs d'œuvre et la question du futur est clairement posée. Dans le livre d'Huxley, la technoscience est centrale (et même assez trapue). Certes, ce sont des livres pessimistes, tout comme ces autres classiques que sont Ravage, La planète des singes ou Malevil. Mais il y a un autre point commun : aucun de ces textes n'a d'ambition métaphysique. Jamais on n'y trouve les grandes culminations cognitives, les vertiges logiques qui – selon moi – sont l'âme de la science-fiction. Ça ne les empêche pas d'être de bons ou très bons romans. Le Orwell, en particulier, est vraiment un chef d'œuvre, toujours aussi puissant et émouvant aujourd'hui qu'à l'époque où il a été écrit. Mais je me souviens que quand j'ai lu ces livres pour la première fois, bien que les reconnaissant comme étant "de la sf", il m'a semblé qu'il leur manquait quelque chose, la dimension addictive que je recherchais dans le genre. C'est pourquoi j'ai consacré tant de temps à essayer de préciser ce qu'on appelle sense of wonder : parce que ces textes en sont dépourvus et qu'il m'a semblé que la ligne de partage passait là.
b) Quand Dantec a publié Le théâtre des opérations, tous ceux qui lui sont tombés dessus (dans le milieu littéraire) ont ricané sur le registre : "dissertation pseudo-philosophique, lectures d'adolescence mal digérée, etc.". Je me souviens avoir été surpris car si les réactions politiques violentes étaient pour ainsi dire programmées, ce mépris pour des questions non-triviales, des questions spéculatives, des questions de science-fiction en somme, n'avait rien d'obligatoire. Ce n'était pas tant que les critiques jugeaient les questions soulevées par Dantec inintéressantes ou mal posées, c'est qu'ils pensaient spontanément qu'il n'y avait là aucune question, que ces sujets n'existaient pas en tant que sujets. Le vrai sous-titre du TdO aurait dû être : journal métaphysique donc polémique.

4) Je voudrais rappeler enfin que, dans bien des textes de sf, la narration est intéressée. Elle ne vise pas l'extrapolation rationnelle, méthodique, impassible de telle ou telle hypothèse. Combien de space-operas posent vraiment (je veux dire : sérieusement, avec l'ambition de produire un scénario acceptable) la question du voyage spatial ou du contact avec des civilisations non-humaines ? Le vrai but d'un space-op, c'est d'émerveiller le lecteur, de lui exploser le cerveau. Combien d'uchronies étudient en profondeur un scénario alternatif – avec l'intention d'en dégager une leçon sur la relativité de l'Histoire ou son caractère contingent. Le but me semble le plus souvent être au contraire de conjuguer le plaisir de la sf avec celui de la fiction "en costume" (d'où le succès du steampunk qui n'a d'autre ambition que l'esthétique). Je ne dis pas que la science-fiction n'est jamais sérieuse ou ambitieuse sur le plan spéculatif mais il me semble – et je parle encore une fois de mon expérience perso en faisant l'hypothèse qu'elle est généralisable – que dans sa charte esthétique générale, la clé de voûte est l'émerveillement, le sense of wonder, bien avant l'extrapolation rationnelle.

5) Conclusion provisoire : la sf est parfois mal écrite, souvent américaine, régulièrement tournée vers le futur, amoureuse de son propre technoblabla, inconsistante sur le plan psychologique – et rien qu'en cela, elle ne peut s'inscrire qu'avec de très grandes difficultés dans ce que la France considère comme "de la littérature". Mais même quand on lève tous ces obstacles, il lui reste quelque chose, une sorte de signature propre – son rayonnement à 3 kelvin pourrait-on dire – qui est sa propension à viser l'échelle la plus vertigineuse des problèmes, à mettre en scène "les plus grandes choses"… jusqu'au divin. C'est ce que j'appelle métaphysique et dans une culture qui a disqualifié ce genre d'ambitions depuis au moins un siècle, c'est aussi un problème.

Avatar du membre
Lensman
Messages : 20391
Enregistré le : mer. janv. 24, 2007 10:46 am

Message par Lensman » jeu. nov. 19, 2009 1:58 pm

Lem a écrit :… jusqu'au divin. C'est ce que j'appelle métaphysique et dans une culture qui a disqualifié ce genre d'ambitions depuis au moins un siècle, c'est aussi un problème.
D'accord avec vraiment beaucoup de choses dans ce que tu viens de dire; mais sur cette histoire de divin, je dis non. Il me semble au contraire que rien ne peut être divin dans le monde de la SF, qui est matérialiste (je ne dis pas que tous les auteurs et tous les lecteurs de SF sont matérialistes, je dis que la SF est matérialiste, ce qui est très différent). Il me semble qu'il a été assez difficile de pouvoir faire accepter (apparemment, certains ne peuvent pas l'envisager) de parler de "grandes choses" sans que la question du divin se pose. Cette question me semble totalement hors du champ de la SF. C'est nous qui décidons ce qui est grand et ce qui ne l'est pas, il n'y a aucun autre référent disponible (sauf convictions personnelles d'ordre religieux), et c'est bien ce qui se passe dans la SF, me semble-t-il.
Je parle de caractérisation générale, bien sûr. Après, on pourra trouver des auteurs de SF torturés par des questions métaphysiques MAIS au sens plutôt religieux du terme (à la Dantec, à la C.S. Lewis, pour reprendre un vieil exemple facile et un peu usé, mais qui est assez clair). Il ne s'agit pas de nier leur existence, ni de la minimiser, ni de prétendre que ce sont des "intrus" dans la SF, mais je prétends que c'est sans importance dans l'ensemble de la SF et dans son fonctionnement général, et je continue à être un peu interloqué que tu emploies ce terme de "divin". Je ne vois pas le rapport avec le film.
Oncle Joe

Avatar du membre
Le_navire
Messages : 2341
Enregistré le : lun. févr. 12, 2007 4:15 pm
Localisation : Au milieu.

Message par Le_navire » jeu. nov. 19, 2009 2:04 pm

Disqualifié ce genre d'ambition depuis au moins un siècle ?

Tu es sûr ? Je n'irai pas si loin. Le rejet est à mon avis plus récent, et surtout, limité à ce qui "se voit" en gros, à la perception qu'on en a dans les médias et qui, certes, a un impact non négligeable sur la plupart des gens, mais s'inscrit plutôt pour moi dans une démarche de quête du ludique comme source de bien être, ce fameux bien être qui devient un absolu nécessaire et fausse le rapport à soi. Quand on gratte un peu, on se rend compte que le besoin de ces questionnements est toujours là, mais qu'il se tourne de plus en plus vers des dérivés satisfaisants humainement (quête de spiritualité) et que les (vrais) intellectuels n'ont pas cessé, eux d'explorer le sujet...
"Ils ne sont grands que parce que vous êtes à genoux"

Lem

Message par Lem » jeu. nov. 19, 2009 3:05 pm

Lensman a écrit :rien ne peut être divin dans le monde de la SF, qui est matérialiste
Oncle, si le monde de la sf est matérialiste, il a presque un siècle de retard sur la physique qui ne l'est plus depuis Copenhague.

A part ça, je pense que tu exprimes un refus personnel et non un fait. Tu ne veux pas que la sf puisse faire une part au divin. Mais le fait demeure et il faut bien l'expliquer. Comment rends-tu compte de l'observation de GK dans la préface à Histoires divines : la sf a été la seule littérature au XXème siècle à mettre en scène Dieu ou des dieux ? Comment expliques-tu la remarque de Clute et Nicholls : "Dieu" et "dieux" sont deux des mots dont la fréquence d'apparition dans les titres des œuvres sf est la plus forte ? De quelle nature est Ubik ? De quelle nature est le Gritche ? Dans quelle catégorie d'êtres faut-il ranger Solaris ? D'où vient l'étrange excitation que tout lecteur de sf éprouve à l'annonce de la parution d'une anthologie intitulée Godlike machines ? Pourquoi la sf est-elle impliquée dans l'émergence de phénomènes parareligieux tels que la dianétique ? Dans quel catalogue de librairie trouve-t-on les œuvres suivantes : Le dieu-baleine, Le dieu de lumière, Le dieu endormi, Le dieu fou, Le dieu foudroyé, Le dieu-machine, Dieu ne veut pas mourir, Les dieux de Mars, Les dieux demeurent, Les dieux eux-mêmes, Les dieux de Xuma, Les dieux du Fleuve, Les dieux rouges, Les dieux verts, l'empereur-dieu de Dune, Car je suis un Dieu jaloux, Voici l'homme, Les machines de Dieu…et tant, tant d'autres ? Quelle est la signification du monolithe noir de 2001 et de la métamorphose de Poole en fœtus cosmique à la fin du film ?
Cette constellation de faits existe ; elle est spécifique à la sf. On ne peut la nier. Et on ne peut pas non plus la liquider en disant : les dieux de la sf n'en sont pas, ce sont des créatures matérielles. D'abord parce que ce n'est pas (toujours) vrai. Ensuite parce que ce n'est pas le sujet. Je te l'explique en transposant le problème.

Tu connais comme moi, mieux que moi, les travaux de Meurger sur le Loch Ness. Michel a bien montré que l'histoire du monstre dans le lac est très ancienne, qu'elle remonte à l'antiquité. La question de l'existence matérielle – biologique – du monstre est ici sans objet, je n'en parle que comme phénomène culturel. Michel montre la transition entre le monstre-mythe des époques antérieures et le monstre-dinosaure qui émerge au début du XXème siècle. A ce titre, le dinosaure peut être considéré comme le prix à payer pour sauver le mythe – la forme nouvelle, moderne, du mythe. On peut étudier ce phénomène de bien des manières mais je pense que, même pour un supersceptique comme toi, il serait contre-productif, pour ne pas dire absurde, de poser comme préalable : "la question du monstre antérieur n'a rien à voir avec le monstre actuel ; le monstre-dinosaure est intrinsèquement coupé du monstre-mythe. Il ne le prolonge pas, ne le réinvente pas. C'est un autre monstre, purement biologique, qui est apparu là, sans rapport avec le précédent, point final."

La question du divin dans la sf se pose à mes yeux de la même manière. Jusqu'au XIXème siècle, un sujet comme l'apocalypse était purement religieux : c'était le moment programmé du retour de Dieu sur Terre et du jugement dernier. Un sujet comme l'immortalité était purement métaphysique et religieux : c'était l'immortalité de l'âme dont on parlait et devenir immortel signifiait accéder à Dieu. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Quand on parle d'apocalypse, on pense "chute d'astéroïde". Quand on parle d'immortalité on pense "manipulations génétiques", "mind uptloading" ou autres… essentiellement parce que ces sujets n'ont été traité au XXème siècle que par le prisme de la sf alors que le reste de la culture ne s'en occupait plus. Mais cette sécularisation signifie-t-elle que les contenus anciens sont nuls et non avenus ? Qu'ils n'ont aucune influence sur les contenus actuels ? Il suffit de songer aux promesses explicites de la Singularité pour se rendre compte que tel n'est pas le cas.

Pour la clarté de ce fil, je suis tout à fait d'accord pour qu'on s'en tienne à la métaphysique "philosophique" et qu'on laisse le divin à l'écart. C'est sans doute un choix raisonnable qui préservera au minimum le plaisir de discuter et la possibilité d'avancer (car on avance, en tout cas j'avance). Mais dire que la question du divin est irrelevante, qu'elle n'a rien à voir avec la sf, me paraît tout simplement un choix idéologique qui nie les faits.

Avatar du membre
Hoêl
Messages : 4288
Enregistré le : mer. mars 04, 2009 5:20 pm
Localisation : GREAT NORTH

Message par Hoêl » jeu. nov. 19, 2009 3:12 pm

En fait , j'ai l'impression que ce qui distingue Lem d'Oncle Joe , c'est la définition de ce qu'est dieu , un être possible et donc Science-Fictif ou une abstraction créatrice .
N'est-ce pas là une question de séminaire ?
"Tout est relatif donc rien n'est relatif !"

Lem

Message par Lem » jeu. nov. 19, 2009 3:59 pm

Hoel >
L'opération centrale de la sf, ce n'est pas l'abstraction mais son contraire, la réification.
Dans le vrai monde, le monde ordinaire dirait Oncle, Dieu est, pour les croyants cultivés, une abstraction créatrice. Pour les autres, une métaphore d'un néant adoré à tort comme Etre suprême pendant trop longtemps (voir Nietzsche : le crépuscule des idoles).
Dans le monde de la sf, Dieu est (hormis pour quelques auteurs-interfaces tels que Dick, qui arrivent à jouer sur les deux tableaux) un étant, biologique ou machinique. Une chose, quoi. Eventuellement même une chose que l'homme crée. Mais cette réification le coupe-t-elle de ses déterminations antérieures ? Pas du tout. Il conserve ses attributs : connaissance du futur, double-présence au commencement et à la fin des temps, ubiquité, omnipotence, plans inconnaissables (voir les eschatons qui prolifèrent depuis un moment). La réification (ou, pour employer un vocabulaire moins personnel, la rationnalisation) n'est pas l'opération salvatrice qui introduit une rupture radicale avec la pensée ancienne ; je suis persuadé que sa fonction principale est en fait de surmonter la coupure. Voir par exemple la nouvelle remarquable de Ted Chiang : L'enfer quand Dieu n'est pas présent.

Je ne sais pas ce que pense Oncle. Sa liberté intellectuelle est aussi complète que la mienne. Mais ce qu'on précise ici, ce ne sont pas des choix personnels mais les contours d'un objet d'étude. Si l'accord intersubjectif est trop difficile à réaliser, faisons notre Copenhague : disons que la question ne sera pas abordée – en gardant en tête que cette prudence ne veut pas dire : la question ne se pose pas.

Avatar du membre
Lensman
Messages : 20391
Enregistré le : mer. janv. 24, 2007 10:46 am

Message par Lensman » jeu. nov. 19, 2009 4:17 pm

Lem:

Par "matérialisme", je veux dire qu'il s'agit d'observer l'univers, autant que faire se peut, et se fier aux observations. Par définition, pour moi, toute activité de ce genre, est de nature matérialiste. J'ignore quelles sont les autres données sur lesquelles on peut s'appuyer (hormis les religions révélées). Je ne vois pas en quoi la mécanique quantique n'est pas matérialiste: elle s'interroge sur ce qu'elle observe dans le matériel. tu vois un moyen de faire autre chose, hormis, une fois encore, l'intervention de la révélation divine? (de temps à autre, un malheureux nous explique qu'il l'a obtenue, avec des résultats variables, et souvent péniblement pittoresques...).
Je me permets de de dire que c'est toi qui a une vision étroite du matérialisme, que tu sembles assimiler à un certain scientisme du XIXe siècle. Dans le matérialisme, tout est envisageable, sauf la surnature, qui par définition ne veut rien dire. Je prétends que, globalement, la SF se place dans un champ où la notion de surnature est sans objet.
Par contre, cette idée de division du monde nature/surnature est toujours très prégnante, chez beaucoup de gens, y compris des auteurs de SF. Et alors?

Avec les dieux dans la SF, je ne comprends pas bien ce que tu veux dire. Dans la SF, les dieux, ou ce qui en tient lieu, sont des créatures du monde, non pas un concept extérieur. Ce sont des extraterrestres, par exemple, et ce ci n'est pas un échappatoire, ou comme tu dis, une tentative de sauver le mythe. En SF, les extraterrestres existent au monde, ce n'est pas quelque chose d'externe au monde, qui en serait le créateur ou l'ordonnateur.
Beaucoup d'auteurs, en SF, en profitent pour régler leur compte avec la vision du monde dans laquelle il y avait une Puissance, d'un côté (Dieu, si on veut), et le l'autre un monde matériel fabriqué par cette Puissance, où elle interviendrait dans les affaires de ses créatures (de préférence en entretenant un rapport privilégié avec nous, du genre je t'aime moi non plus). Farmer, par exemple, a été marqué par la religion de sa jeunesse, et a décrit dans pas mal de ses textes des imitations de dieu, imitations qui, par définition, ne fonctionnent pas, puisque des dieux (qui sont des extraterrestres, voir de simples humains dotés de capacités scientifiques plus ou moins élevées). Evidemment, ça rate à tout les coup, par la nature même du monde, dont ces pseudo-créateurs ne peuvent se distancier. Il sont à chaque fois rattrapés par le principe de réalité. Cela fait de belles histoires, mais qui n'ont de sens que dans le monde matérialiste: Farmer se considère comme trompé par son éducation religieuse, car il s'est aperçu qu'elle ne peut pas expliquer de façon satisfaisant le monde. L'explication par la surnature est une fumisterie (pour lui), et comme tous les déçus, il est devenu assez méchant avec elle.
C'est donc avec la plus grande tranquillité que je peux affronter toutes les histoires de "dieux" dans la SF (on pourra voir ça cas par cas...). on ne va revenir sur Lovecraft, je te renvoies à... Michel Meurger, qui d'ailleurs serait surpris de la lecture que tu fais de sa notion du "mythe". Mais c'est une lecture honorable, pourquoi pas? Ce n'est guère celle que l'on trouve dans la SF, laquelle manifeste très généralement des tendances évhéméristes sur ce sujet.

Cela dit, une nouvelle fois, nous ne parlons là que d'un aspect de la SF. Je redis mon avis: le grand principe de la SF, c'est que le monde change, qu'il n'y a pas d'absolu. Et le futur est son champ d'exploration privilégié.
Et je me permets de rajouter un élément qui fait souvent bien sourire chez nous avec condescendance (et qui explique peut-être certains aspects de notre SF nationale) : c'est aussi un regard "volontariste" quant à notre avenir et ce que nous avons envie (ou pas) d'en faire, quand de temps en temps on oublie de philosopher sur le fait qu'on est peu de chose, allez!

Oncle Joe

Avatar du membre
Lensman
Messages : 20391
Enregistré le : mer. janv. 24, 2007 10:46 am

Message par Lensman » jeu. nov. 19, 2009 4:20 pm

Lem a écrit :Pour les autres, une métaphore d'un néant adoré à tort comme Etre suprême pendant trop longtemps (voir Nietzsche : le crépuscule des idoles).
.
Une métaphore (et encore...), ça me paraît bien suffisant...
Oncle Joe

Avatar du membre
Roland C. Wagner
Messages : 3588
Enregistré le : jeu. mars 23, 2006 11:47 am

Message par Roland C. Wagner » jeu. nov. 19, 2009 5:02 pm

Lem a écrit :
Lensman a écrit :rien ne peut être divin dans le monde de la SF, qui est matérialiste
Oncle, si le monde de la sf est matérialiste, il a presque un siècle de retard sur la physique qui ne l'est plus depuis Copenhague.
Matérialiste, c'est comme métaphysique, chacun y trouve midi à sa porte.
Lem a écrit :A part ça, je pense que tu exprimes un refus personnel et non un fait. Tu ne veux pas que la sf puisse faire une part au divin.
Si je peux me permettre, il n'y a pas de contre-indication de base, mais l'observation montre, comme je l'avais rappelé dans ma critique de ta préface, que la science-fiction a tendance à répondre par des moyens physiques aux questions métaphysiques.

Après, on attaque le sujet de la transcendance, qui ne me transcende pas vraiment.
Lem a écrit :Mais dire que la question du divin est irrelevante, qu'elle n'a rien à voir avec la sf, me paraît tout simplement un choix idéologique qui nie les faits.
La science-fiction qui prend "pour premier postulat le monde réel tel que nous le connaissons" peut potentiellement traiter de tout sur tous les modes possibles.

L'existence du divin constitue un postulat supplémentaire : dans "le monde réel tel que nous le connaissons", Dieu est un fait culturel, pas un fait.

Or j'ai comme qui dirait l'impression que ce postulat (Dieu en tant que fait) est largement absent de la littérature de science-fiction, où les dieux sont mis à toutes les sauces — la thématique des "hommes-dieux", qui remonte loin dans le proto-genre, le montre bien — mais rarement ad majorem dei gloriam, comme tu dis.

Le twist, il est là, et faut pas confondre. Sinon c'est comme vendre de la terreur plus ou moins sacrée pour du sense of wonder.
« Regarde vers Lorient / Là tu trouveras la sagesse. » (Les Cravates à Pois)

الكاتب يكتب

Avatar du membre
Roland C. Wagner
Messages : 3588
Enregistré le : jeu. mars 23, 2006 11:47 am

Message par Roland C. Wagner » jeu. nov. 19, 2009 5:04 pm

Lensman a écrit :Je me permets de de dire que c'est toi qui a une vision étroite du matérialisme, que tu sembles assimiler à un certain scientisme du XIXe siècle. Dans le matérialisme, tout est envisageable, sauf la surnature, qui par définition ne veut rien dire. Je prétends que, globalement, la SF se place dans un champ où la notion de surnature est sans objet.
+ 42
« Regarde vers Lorient / Là tu trouveras la sagesse. » (Les Cravates à Pois)

الكاتب يكتب

Lem

Message par Lem » jeu. nov. 19, 2009 5:44 pm

Pour l'Encyclopédia Universalis :
le mot matérialisme désigne une attitude philosophique caractérisée par le recours exclusif à la notion de matière pour expliquer la totalité des phénomènes du monde physique et du monde moral.
Pour le Larousse encyclopédique :
Le matérialisme est une doctrine qui affirme que rien n'existe en dehors de la matière et que l'esprit lui-même est entièrement matériel.
Quant à la mécanique quantique, voici en quoi elle n'est pas matérialiste, toujours selon l'Encyclopédia Universalis :
dans la mesure où il prétend prolonger et interpréter les résultats de la science, le matérialisme est lui-même tributaire des vicissitudes de la recherche scientifique. La notion de matière a pu paraître simple et intelligible à certaines époques de la pensée ; l'avènement de la physique corpusculaire, triomphe de la connaissance rigoureuse, détruit cette illusion.
Je pense donc, Oncle, que tu devrais dire "scientifique" plutôt que "matérialiste". Observer l'univers et se fier aux observations, c'est une attitude scientifique. Attribuer tous les phénomènes de l'univers à la matière, c'est une décision idéologique (ce fut effectivement celle du scientisme). Le matérialisme ne postule pas que tout est envisageable sauf la surnature ; il postule que rien n'est envisageable sauf la matière (d'où son nom). Il faut bien qu'on se mette d'accord sur le vocabulaire.

Avatar du membre
Lensman
Messages : 20391
Enregistré le : mer. janv. 24, 2007 10:46 am

Message par Lensman » jeu. nov. 19, 2009 6:01 pm

Lem a écrit :Le matérialisme ne postule pas que tout est envisageable sauf la surnature ; il postule que rien n'est envisageable sauf la matière (d'où son nom). Il faut bien qu'on se mette d'accord sur le vocabulaire.
Et quelle différence fais-tu entre ces deux propositions? Peux-tu donner un exemple?

lL'Encyclopédie que tu cites est un peu légère lorsqu'elle parle de matière, et oser écrire que la notion "paraissait simple" est assez cocasse, quand on connaît même juste un peu l'histoire du concept.

Par ailleurs, je ne vois pas quel rapport cela à avec tes histoires de dieux, de mythes, etc.
oncle Joe

PS: cela dit, je suis tout à fait ok pour dire "scientifique" plutôt que "matérialiste", mais je ne vois pas la différence, à moins que quelqu'un arrive à définir la matière hors la science...

Avatar du membre
Atv'
Messages : 116
Enregistré le : ven. nov. 06, 2009 1:00 am
Localisation : Toulouse
Contact :

Message par Atv' » jeu. nov. 19, 2009 6:28 pm

(Désolé si je bats des sentiers déjà battus... Je n'ai pas eu le courage de parcourir les 40 pages de la discussion autrement qu'en diagonale.)

Par rapport à ce qui précède (le bilan en 5 points de Lem page précédente), il y a un exemple qui m'ennuie : le cas de Bernard Werber.

Qu'on l'aime ou pas, il est intéressant de constater qu'on a là un auteur français, qui écrit de la SF dans un contexte non futuriste (en tout cas pour les 3-4 livres que j'ai lus de lui dans mon adolescence), dont l'œuvre est essentiellement métaphysique, optimiste, très mystique également en abordant largement la question du divin au-delà du fait culturel, et la narration tout sauf esthétique. Lem, si je comprends bien ton sense of wonder, on est là en plein dedans. En tout cas, on est diamétralement opposé à Orwell et Huxley. Et Werber rencontre un énorme succès auprès du public et des médias. D'où vient le succès de son accroche métaphysique ? De textes extrêmement accessibles ? Racoleurs ? Ou bien, y a-t-il une raison plus profonde au succès de cette SF française très métaphysique ?

Mon avis est que les questions métaphysiques posées dans ces livres sont la source même de ce succès. Il y a un deuxième ingrédient, forcément. Le traitement façon enquête ou polar, peut-être ? Le niveau de lecture zéro-métaphorique ? (Je n'ose pas dire Club des cinq mais il y a un peu de ça...) L'absence d'un environnement complexe, d'un background à digérer, de ces sociétés construites de toutes pièces et dont raffole la SF, au prix d'un accès plus difficile ? On sent bien qu'on flirte avec les frontières du genre SF...

Lem

Message par Lem » jeu. nov. 19, 2009 6:54 pm

Mieux vaut commencer par la fin.
ok pour dire "scientifique" plutôt que "matérialiste", mais je ne vois pas la différence, à moins que quelqu'un arrive à définir la matière hors la science...
La matière n'est plus vraiment un objet scientifique depuis Copenhague ; plutôt une phénoménologie.
le Larousse encyclopédique a écrit :A la matière corpusculaire, discontinue et matérielle (!) s'opposait dans la physique classique le rayonnement immatériel dont le concept de champ électromagnétique rend compte. (…) C'est cette représentation que la physique quantique a rendue caducque en montrant que champ et particules sont les deux faces d'une même classe d'objets plus fondamentaux. Cependant, dans la pratique, on est amené à considérer les électrons comme matériels et les photons comme rayonnement. En ce sens, la distinction matière/rayonnement garde au niveau macroscopique une pertinence phénoménologique.
Quand tu dis "matérialiste", tu postules avant tout examen la cause des phénomènes que vas enregistrer. Quand tu dis "scientifique", tu annonces des procédures opératoires et des critères de vérité. Ce n'est pas la même chose.
Lensman a écrit :
Lem a écrit :Le matérialisme ne postule pas que tout est envisageable sauf la surnature ; il postule que rien n'est envisageable sauf la matière (d'où son nom). Il faut bien qu'on se mette d'accord sur le vocabulaire.
Et quelle différence fais-tu entre ces deux propositions? Peux-tu donner un exemple?
tout est envisageable sauf la surnature = Si la surnature se définit comme la sphère des phénomènes dont les causes et les circonstances échappent à l'étude scientifique et ne peuvent être reproduits à volonté (par exemple, l'invocation d'un démon), je m'interdis de la désigner comme la cause de mes observations car cette cause serait, par essence, invérifiable.
rien n'est envisageable sauf la matière = tout les phénomènes que je peux observer sont causés par la matière.
Lensman a écrit :Par ailleurs, je ne vois pas quel rapport cela a avec tes histoires de dieux, de mythes, etc.
Moi non plus. C'est toi qui a écrit : "rien ne peut être divin dans le monde de la SF, qui est matérialiste".
Maintenant que le malentendu est dissipé, j'imagine que tu voulais en fait écrire : "rien ne peut être divin dans le monde de la sf, qui s'efforce d'être plausible scientifiquement". Et je réponds : le fait que la sf ait consacré un grand nombre d'œuvres, dont certaines absolument déterminantes pour l'histoire du genre, à inventer des dieux plausibles scientifiquement (et aussi quelques dieux transcendants, comme Ubik) mais conservant la plupart de leurs attributs "classiques" est un trait de fonctionnement qui, comme l'a remarqué GK, la distingue aussi du reste de la littérature et mériterait d'être étudié.

Répondre

Retourner vers « Vos dernières lectures »