Des discussions comme ça, on se lèverait la nuit pour en avoir. Ou très tôt le matin.
D'ailleurs, c'est ce que je fais.
Célia a écrit : [La fantasy] porte, à mon avis, un discours profondément subjectif et introspectif qui colle avec celui de la psychanalyse. Je songe à une intuition exprimée par André-François Ruaud dans son récent essai sur la science-fiction chez Mnémos (rétro-pub, s'cusez moi) : une des quasi-constantes de la SF est sa préoccupation pour le devenir de l'humanité, en tant qu'entité collective. (C'est une des raisons pour lesquelles je l'aime bien.)
La fantasy, celle dont je parle ici et que j'apprécie, se focalise sur les processus d'individuation en utilisant ces fameux outils symboliques/métaphoriques - comment devenir soi à partir, et en tenant compte, d'un héritage collectif. Ça correspond à un besoin de régression, au sens de "retour sur soi", qui est peut-être propre à notre époque. Sauf que, comme je l'évoquais plus haut, ça peut répondre tout autant à un besoin de réassurance si l'on y cherche que la confirmation d'un système établi, qu'à une recherche de sens si on s'aventure un tant soit peu au-delà.
Je vais tourner autour de cette formule (en gras), pour ajouter quelques éléments.
J'aime voir dans la littérature en général (donc en SF et en fantasy en particulier) un phénomène étrange et difficile à définir: rendre visible le "transcendantal".
Je m'explique.
Le transcendantal, c'est l'ensemble des opérations que la conscience (non pas la conscience psychologique, l'ego avec ses désirs, etc, mais disons: le pôle d'unité ou d'unification qui fait que, par-delà la variation flagrante de mes états psychiques, de mon histoire, ce sont bien toujours MES états psychiques, et c'est bien toujours à MOI que cette histoire arrive - pôle de permanence, donc) met en oeuvre pour avoir l'expérience du monde, et de l'extérieur.
donc, on a une chaîne: conscience - transcendantal - monde. (chaîne qui n'est pas chronologique, hein, mais "logique", et permanente: c'est tout le temps qu'elle opère)
On le voit, l'intéressant, c'est de voir le "contenu" de tout ce transcendantal, c'est-à-dire: quelles sont les opérations de l'esprit qui vont faire que je vais percevoir un monde qui prend sens, qui s'organise, s'informe, de manière à être vivable, et non pas un pur donné brut dénué de tout sens?
A cette question, Ernst Cassirer a donné une réponse, nourrie par une érudition impressionnante.
Ce transcendantal ne consiste pas uniquement en opérations abstraites d'agencement spatial et temporel du donné sensible. Il est pluriel, et il y a diverses choses qui permettent à une conscience d'unifier son expérience du monde et de lui donner sens.
Le langage, par exemple (je ne peux pas percevoir ni penser le monde au-delà des limites de mon propre langage; le lexique et la syntaxe des langues que je maîtrise font que j'arriverai à penser certaines choses, mais pas telles autres), mais aussi la connaissance scientifique rationnelle, l'art... et le mythe.
Ces différentes médiations entre conscience et monde, Cassirer les a nommées "formes symboliques". Elles coopèrent, elles agissent de concert, même si historiquement elles ont apparu parfois contradictoires et incompatibles à l'échelle des populations.
A propos du mythe, il ne faut donc pas le faire entrer en concurrence radicale avec la rationalité, puisque ce sont deux formes symboliques qui contribuent toutes deux à organiser mon expérience des choses (et de moi-même, aussi).
Ainsi, ce que je me demande, c'est si la fantasy ne joue pas, structurellement, ce rôle d'art qui rend visible le rôle du mythe dans la constitution de mon expérience.
Roland rappelait que le critère ultime de reconnaissance de la SF, c'est au moins la possibilité que ce qui est raconté trouve une explication rationnelle, ou acceptable dans les critères de rationalité de l'époque à laquelle l'écrivain écrit.
De là: la SF fait un monde où la rationalité devient visible, concrète.
De là, alors: la fantasy fait un monde où le mythe devient visible, concret.
C'étaient des opérations secrètes, invisibles et silencieuses de la conscience, faisons-en des mondes où tout deviendra patent, visible.
Selon le vocabulaire employé, rendre visible ("transcendant" au sens de: extérieur à ma conscience) le transcendantal (un exemple basique, avec la psychanalyse: l'inconscient collectif deviendra un océan dans Rivage des Intouchables) revient donc aussi à expliquer comment un individu devient lui-même, crée son propre rapport toujours singulier au monde.
Je rejoins donc la formule de Célia sur les processus d'individuation.
Cela mène à redéfinir le rapport de la fantasy à la rationalité.
Foncièrement, il me semble que ce n'est pas son objet (j'avancerai une hypothèse sur la substitution de la magie à la théorie en fantasy plus tard, après qu'on aura discuté de tout ceci); elle ne lui est pas étrangère, elle s'articule même à elle (comme les concepts les plus abstraits naissent toujours d'un fond premier de pensée non conceptuel, et parfois même mythique - je citerai le passage rigolo anti-métaphysique du Jardin d'Epicure d'Anatole France).
C'est pour cela que quand Roland dit: la différence, c'est le recul, c'est très vrai, on le sent bien en lisant.
La SF prend du recul, parce que ce geste de recul est le geste de la rationalité par excellence.
La fantasy immerge, plonge le lecteur, le fait fusionner avec le monde mis en scène, parce que cette immersion/plongée/fusion correspond totalement à l'expérience mythique.
S'il fallait résumer tout cela par une opposition rapide:
- Nulle part à Liverion: y a-t-il un en-dehors absolu qu'aucune carte n'aurait pu référencer? => le geste est théorique; on dresse une carte (image de la théorie), donc on commence par
se mettre à distance du monde pour en rendre compte, et on s'interroge sur les limites de la théorie.
- La Horde du Contrevent:
faisons corps avec la terre que nous traversons, devenons-la, nous qui ne sommes que des agglomérations de vent en devenir dans un univers qui n'est lui-même que du vent plus ou moins concentré et plus ou moins rapide.