Du sense of wonder à la SF métaphysique
Modérateurs : Eric, jerome, Jean, Travis, Charlotte, tom, marie.m
On ancitipe un peu la phase suivante de la discussion mais pourquoi pas ?
L'absurde, c'est (acception du mot dans l'histoire des idées/de la sensibilité/de l'esthétique) la condition d'un monde dont l'origine est contingente et qui n'a pas de destination particulière. D'un monde qui a cessé de rêver à "l'identité de l'être et de la pensée" (car c'est sur cette pierre liminaire que la philosophie et la métaphysique se fondent), qui a cessé de croire qu'en cherchant le vrai et le beau, il finira par accéder à la réalité suprême et donc à se sauver lui-même. D'un monde qui fait son deuil d'une autre réalité, plus profonde dont notre monde serait séparé par un voile intermédiaire qu'il conviendrait d'écarter. Car "identité", "être", "pensée", "vrai", "beau", "réalité", "voile" ne sont que des mots, et les problèmes que l'on pose avec leur aide sont des mésemplois de ces mots. Des erreurs de langage, la dernière trace de pensée magique. Il n'y a pas de Dieu pour nous justifier, il n'y a pas d'arrière-monde, de sur-monde, de contre-monde ou quoi que ce soit auquel il faudrait accéder, nous venons de rien et n'allons nulle part. Les souffrances connues ici sous l'appellation "condition humaine" ne seront jamais justifiées, jamais rachetées, il n'y aura pas d'explication terminale, pas de jour de justice ni de révélation métaphysique ultime. L'origine de ce regard est à chercher dans Kant, sans doute. Il prend forme concrètement avec Schopenhaueur (la Volonté qui gouverne le monde est aveugle : toutes les choses et les êtres font seulement semblant d'avoir un but) et devient un défi jeté à la face de tous les hommes chez Nietsche (il ne s'agit pas d'accepter l'absurde ; il s'agit de s'en réjouir, d'en être fier, de le revendiquer comme notre bien propre et ceux qui auront ce "gai savoir" seront les surhommes). Et ce défi lui-même est purgé de tout romantisme, de tout héroïsme par le "tournant linguistique" (il n'y a que des mots). C'est pourquoi Camus commence le Mythe de Sisyphe par cette phrase restée célèbre : "Il n'y a qu'un seul problème philosophique sérieux, c'est le suicide."
De ce monde absurde, Kafka est considéré comme l'un des meilleurs metteurs en scène car ses métaphores en trois dimensions le font comprendre non comme une chose abstraite mais comme une forme d'existence : se réveiller un matin et être accusé d'un crime que nul ne juge bon de préciser pour lequel on finit, au terme d'un interminable procès où tout est biaisé, par être exécuté (= naître, vivre et mourir sans raison), attendre sa vie durant au seuil de la Porte de justice mais ne jamais pouvoir entrer et finalement la voir se refermer devant soi… Tout ça est tellement évident qu'on ne devrait pas avoir besoin d'expliquer.
Je simplifie, évidemment. Les nuances sont l'histoire de la pensée et de la littérature au XXème siècle.
L'absurde, c'est (acception du mot dans l'histoire des idées/de la sensibilité/de l'esthétique) la condition d'un monde dont l'origine est contingente et qui n'a pas de destination particulière. D'un monde qui a cessé de rêver à "l'identité de l'être et de la pensée" (car c'est sur cette pierre liminaire que la philosophie et la métaphysique se fondent), qui a cessé de croire qu'en cherchant le vrai et le beau, il finira par accéder à la réalité suprême et donc à se sauver lui-même. D'un monde qui fait son deuil d'une autre réalité, plus profonde dont notre monde serait séparé par un voile intermédiaire qu'il conviendrait d'écarter. Car "identité", "être", "pensée", "vrai", "beau", "réalité", "voile" ne sont que des mots, et les problèmes que l'on pose avec leur aide sont des mésemplois de ces mots. Des erreurs de langage, la dernière trace de pensée magique. Il n'y a pas de Dieu pour nous justifier, il n'y a pas d'arrière-monde, de sur-monde, de contre-monde ou quoi que ce soit auquel il faudrait accéder, nous venons de rien et n'allons nulle part. Les souffrances connues ici sous l'appellation "condition humaine" ne seront jamais justifiées, jamais rachetées, il n'y aura pas d'explication terminale, pas de jour de justice ni de révélation métaphysique ultime. L'origine de ce regard est à chercher dans Kant, sans doute. Il prend forme concrètement avec Schopenhaueur (la Volonté qui gouverne le monde est aveugle : toutes les choses et les êtres font seulement semblant d'avoir un but) et devient un défi jeté à la face de tous les hommes chez Nietsche (il ne s'agit pas d'accepter l'absurde ; il s'agit de s'en réjouir, d'en être fier, de le revendiquer comme notre bien propre et ceux qui auront ce "gai savoir" seront les surhommes). Et ce défi lui-même est purgé de tout romantisme, de tout héroïsme par le "tournant linguistique" (il n'y a que des mots). C'est pourquoi Camus commence le Mythe de Sisyphe par cette phrase restée célèbre : "Il n'y a qu'un seul problème philosophique sérieux, c'est le suicide."
De ce monde absurde, Kafka est considéré comme l'un des meilleurs metteurs en scène car ses métaphores en trois dimensions le font comprendre non comme une chose abstraite mais comme une forme d'existence : se réveiller un matin et être accusé d'un crime que nul ne juge bon de préciser pour lequel on finit, au terme d'un interminable procès où tout est biaisé, par être exécuté (= naître, vivre et mourir sans raison), attendre sa vie durant au seuil de la Porte de justice mais ne jamais pouvoir entrer et finalement la voir se refermer devant soi… Tout ça est tellement évident qu'on ne devrait pas avoir besoin d'expliquer.
Je simplifie, évidemment. Les nuances sont l'histoire de la pensée et de la littérature au XXème siècle.
Ta question m'embarrasse, non parce que la réponse est difficile mais parce qu'elle est tellement connue que je pensais tout le monde à peu près ok sur ce point au moins. Gérard a dit qu'il repasserait faire son show apocalyptique, il en profitera sans doute pour dire un mot là-dessus car c'est son grand sujet. Quant à moi, plus modeste, je ne peux guère que reprendre le topo d'Escales sur l'horizon : l'entrée de la France dans la modernité scientifique et technique, à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, la pensée positiviste, Comte, Verne, Zola, l'aura de grandes figures scientifico-politiques comme Arago, la croyance générale au progrès, certains élans poétiques d'Hugo : tout prouve que pendant cette période, la science était sinon bienvenue, en tout cas partie prenante dans le dispositif culturel et qu'il n'était pas illégitime de la considérer comme matériau romanesque. La guerre de 14 a marqué la fin de cette époque pour des raisons évidentes : la technoscience a été perçue comme se retournant contre l'homme.MF a écrit :En quoi le "rôle" de la science serait, selon toi, un facteur de rejet ? Par qui ?
Je me suis mal exprimé.Lem a écrit :Un essai a été publié il y a quelques mois intitulé Le français des écrivains me semble-t-il (ou quelque chose comme ça). Je ne l'ai pas encore lu mais je me souviens des recensions critiques qui en résumaient l'argument : la littérature à partir de Flaubert, en France, ce n'est pas le choix de la fiction (d'inventer des histoires) mas celui de créer une langue propre – de traiter le "français du roman" comme phénomène poétique, voire comme une langue étrangère. Apparemment, on est dans le continuum que cite JDB et ça me paraît tout à fait plausible.JDB a écrit :J'ai évoqué naguère la parution d'une anthologie intitulée The Secret History of Science Fiction. Vous en lirez ici une critique par Paul Witcover, qui dégage bien (à mon sens) la différence fondamentale d'approche entre un écrivain de SF et un écrivain mainstream.Pour les non anglophones, son argument se résume à ceci : l'écrivain de SF considère -- dans l'élaboration de son récit -- que ses prémisses sont réelles ; l'écrivain de mainstream y voit une métaphore ou un outil commode ou une source de jeu.
Toute la différence est là, il me semble.
JDB
Mais l'attitude opposée (continuer à considérer la langue comme "transparente" et se concentrer d'abord sur l'histoire, la narration, la fiction) ne me semble pas spécifique à la sf : on peut en dire autant du roman policier, du roman sentimental ou historique.
J'aurais dû écrire : " l'écrivain de SF considère -- dans l'élaboration de son récit -- que ses conjectures rationnelles sont réelles ; l'écrivain de mainstream utilisant de telles conjectures y voit une métaphore ou un outil commode ou une source de jeu."
JDB
Cela voudrait dire (entre autres choses), que l'on ne peut vraiment savoir qu'un texte est de la SF QUE si on connaît la position de l'auteur (le résultat textuel peut être trompeur, il suffit de voir les discussions...) ... vieux problème...JDB a écrit : J'aurais dû écrire : " l'écrivain de SF considère -- dans l'élaboration de son récit -- que ses conjectures rationnelles sont réelles ; l'écrivain de mainstream utilisant de telles conjectures y voit une métaphore ou un outil commode ou une source de jeu."
JDB
Oncle Joe
"il ne s'agit pas d'accepter l'absurde ; il s'agit de s'en réjouir, d'en être fier", par exemple. D'en être fier vis à vis de qui ou de quoi? que peut bien signifier la "fierté", sans référence?Lem a écrit :Désolé à mon tour. Que n'as-tu pas compris dans ce discours ?Lensman a écrit :Désolé, c'est très peu évident pour moi, et à de nombreux passages de ton discours...
Mais ce n'est pas de ta faute, ce n'est pas toi qui parle... tant mieux si tu comprends ce genre de trucs, personnellement, je préfère dire franchement: je ne comprends pas.
Oncle Joe
Je t'ai fait une remarque là-dessus hier ou avant-hier. Déni n'implique pas forcément une "volonté" ou un "complot". La non-perception d'un phénomène n'est pas forcément le fruit d'une décision. Ce peut être aussi la conséquence d'une incapacité, l'inadéquation des catégories de la perception à saisir l'objet problématique. C'est toi qui a introduit l'idée de l'invisibilité. Mais la sf n'a pas été réellement invisible – sinon, aurait-elle été qualifiée de "trucs pour ado" , sinon, son nom aurait-il été employé comme synonyme de "ridicule" comme ce fut longtemps le cas ("voyons mon cher, c'est de la science-fiction") ? Ce qu'on lui a dénié, c'est la valeur – et sa non-inscription dans l'histoire culturelle du XXème siècle en est la conséquence. Mon étonnement est : pourquoi ce déni ?Erion a écrit :Ce que tu n'arrives pas à admettre, c'est qu'il n'y a pas de volonté, pas de complot anti-SF, et pour aucune raison précise.
Au delà du fait que je ne sois pas d'accord avec les interprétations de Gérard (mais comme tu le dis, on y reviendra) et avec le "tout le monde" [?] qui se raccroche, si mes souvenirs sont exacts, à une thèse unique posée hors de la SF (et qui n'a pas eu de suite après 45, c.f. l'élan de reconstruction scientifique qui a conduit, par exemple, à Zoé), tu ne réponds pas à ma question. Rejet par qui ?Lem a écrit :Ta question m'embarrasse, non parce que la réponse est difficile mais parce qu'elle est tellement connue que je pensais tout le monde à peu près ok sur ce point au moins. Gérard a dit qu'il repasserait faire son show apocalyptique, il en profitera sans doute pour dire un mot là-dessus car c'est son grand sujetMF a écrit :En quoi le "rôle" de la science serait, selon toi, un facteur de rejet ? Par qui ?
Quelles "autorités" littéraires auraient rejeté la SF dans les limbes du mauvais papier et de l'encre grasse parce que la science hébergerait en son sein le mal et ne serait que le reflet de la chute originelle de l'humanité, de la perte du jardin d'eden et de la route vers l'apocalypse prochaine ?
Le message ci-dessus peut contenir des traces de second degré, d'ironie, voire de mauvais esprit.
Son rédacteur ne pourra être tenu pour responsable des effets indésirables de votre lecture.
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- Roland C. Wagner
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- Enregistré le : jeu. mars 23, 2006 11:47 am
Contingente ?Lem a écrit :L'absurde, c'est (acception du mot dans l'histoire des idées/de la sensibilité/de l'esthétique) la condition d'un monde dont l'origine est contingente et qui n'a pas de destination particulière.
Réalité suprême ?Lem a écrit :D'un monde qui a cessé de rêver à "l'identité de l'être et de la pensée" (car c'est sur cette pierre liminaire que la philosophie et la métaphysique se fondent), qui a cessé de croire qu'en cherchant le vrai et le beau, il finira par accéder à la réalité suprême et donc à se sauver lui-même.
C'est joli mais je ne saisis pas très bien le sens.Lem a écrit :D'un monde qui fait son deuil d'une autre réalité, plus profonde dont notre monde serait séparé par un voile intermédiaire qu'il conviendrait d'écarter.
Mais… ça n'a rien d'absurde, c'est juste réaliste.Lem a écrit :Car "identité", "être", "pensée", "vrai", "beau", "réalité", "voile" ne sont que des mots, et les problèmes que l'on pose avec leur aide sont des mésemplois de ces mots. Des erreurs de langage, la dernière trace de pensée magique. Il n'y a pas de Dieu pour nous justifier, il n'y a pas d'arrière-monde, de sur-monde, de contre-monde ou quoi que ce soit auquel il faudrait accéder, nous venons de rien et n'allons nulle part. Les souffrances connues ici sous l'appellation "condition humaine" ne seront jamais justifiées, jamais rachetées, il n'y aura pas d'explication terminale, pas de jour de justice ni de révélation métaphysique ultime.
Je ne vois pas très bien le lien entre tout ça et la phrase de Camus, mais bon…Lem a écrit :L'origine de ce regard est à chercher dans Kant, sans doute. Il prend forme concrètement avec Schopenhaueur (la Volonté qui gouverne le monde est aveugle : toutes les choses et les êtres font seulement semblant d'avoir un but) et devient un défi jeté à la face de tous les hommes chez Nietsche (il ne s'agit pas d'accepter l'absurde ; il s'agit de s'en réjouir, d'en être fier, de le revendiquer comme notre bien propre et ceux qui auront ce "gai savoir" seront les surhommes). Et ce défi lui-même est purgé de tout romantisme, de tout héroïsme par le "tournant linguistique" (il n'y a que des mots). C'est pourquoi Camus commence le Mythe de Sisyphe par cette phrase restée célèbre : "Il n'y a qu'un seul problème philosophique sérieux, c'est le suicide."
Je ne vois pas ce que ça a d'évident.Lem a écrit :Tout ça est tellement évident qu'on ne devrait pas avoir besoin d'expliquer.
« Regarde vers Lorient / Là tu trouveras la sagesse. » (Les Cravates à Pois)
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- Roland C. Wagner
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Erion avait parlé de "transparence", pas d'invisibilité.Lem a écrit :Je t'ai fait une remarque là-dessus hier ou avant-hier. Déni n'implique pas forcément une "volonté" ou un "complot". La non-perception d'un phénomène n'est pas forcément le fruit d'une décision. Ce peut être aussi la conséquence d'une incapacité, l'inadéquation des catégories de la perception à saisir l'objet problématique. C'est toi qui a introduit l'idée de l'invisibilité. Mais la sf n'a pas été réellement invisible – sinon, aurait-elle été qualifiée de "trucs pour ado" , sinon, son nom aurait-il été employé comme synonyme de "ridicule" comme ce fut longtemps le cas ("voyons mon cher, c'est de la science-fiction") ?Erion a écrit :Ce que tu n'arrives pas à admettre, c'est qu'il n'y a pas de volonté, pas de complot anti-SF, et pour aucune raison précise.
Si la SF est transparente comme Tem, ben il y a des fois où on la voit et d'autres où on ne la voit pas.
Et Tem, quand on le voit, ben on le trouve ridicule, parce que ses fringues, quand même…
Erion, t'es bon.
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Tout récemment, j'ai entendu le mot "science-fiction" utilisé à la télé (une des chaines généralistes) non dans le sens du mépris ("mon cher, c'est de la science-fiction", d'un air de dire que ça ne tient pas debout), mais au contraire de manière valorisante (il s'agissait de je ne sais quelle percée technologique).Le commentateur n'a pas dit: "ça dépasse la SF", il est dit, "on dirait de la SF".Lem a écrit :Je t'ai fait une remarque là-dessus hier ou avant-hier. Déni n'implique pas forcément une "volonté" ou un "complot". La non-perception d'un phénomène n'est pas forcément le fruit d'une décision. Ce peut être aussi la conséquence d'une incapacité, l'inadéquation des catégories de la perception à saisir l'objet problématique. C'est toi qui a introduit l'idée de l'invisibilité. Mais la sf n'a pas été réellement invisible – sinon, aurait-elle été qualifiée de "trucs pour ado" , sinon, son nom aurait-il été employé comme synonyme de "ridicule" comme ce fut longtemps le cas ("voyons mon cher, c'est de la science-fiction") ? Ce qu'on lui a dénié, c'est la valeur – et sa non-inscription dans l'histoire culturelle du XXème siècle en est la conséquence. Mon étonnement est : pourquoi ce déni ?Erion a écrit :Ce que tu n'arrives pas à admettre, c'est qu'il n'y a pas de volonté, pas de complot anti-SF, et pour aucune raison précise.
Evidemment, je ne dis pas ça pour qu'on s'en réjouisse (ce serait niais...), mais juste pour rappeler que le mot a pris des connotations différentes, selon les contextes. Celui qu'il a (ou n'a pas...) dans la littérature est bien particulier, semble-t-il.
Oncle Joe