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par Lem » jeu. déc. 03, 2009 5:11 pm
Eh bien, on dirait que nous y sommes, finalement.
Tout le monde a l'air à peu près d'accord pour admettre que la SF a quelque chose à voir avec la métaphysique (pas toute la SF, pas tout le temps, mais de façon suffisamment marquée pour qu'il ne s'agisse pas d'un trait anecdotique exagérément grossi). Que ce quelque chose filtre dans son esthétique générale et est perceptible du dehors, même par ceux qui ne la lisent pas. Que ce quelque chose prend part à la construction de "l'émotion SF", son émerveillement propre, le sense of wonder (ce qui néanmoins n'épuise pas le sujet ni les relations de cette émotion avec d'autres objets, comme la science)
Tout le monde a l'air à peu près d'accord par ailleurs pour admettre que la SF, en tant que forme littéraire, a connu en France un déni/rejet/invisibilité/problème de légitimité. Il y avait pourtant de la place dans l'histoire compte tenu du prestige originel de Rosny, de sa position stratégique dans la crise du Roman à l'orée du XXème siècle, et de tous les autres facteurs susmentionnés (Oncle nous rappellera si besoin que Wells a reçu ici un accueil tout à fait correct et je crois que, au moins dans le cadre de ce fil, le caractère originel du papier de Renard comme les relations du genre avec Jarry, les Surréalistes, Queneau, Vian, l'Oulipo, le Nouveau roman, etc. ont été suffisamment soulignées). Rien ne s'opposait a priori à l'inscription de la SF dans le champ culturel français, en premier lieu pas sa pseudo origine américaine qui n'est qu'un mythe publicitaire introduit en 1950 pour lancer les collections modernes. Le déni – le problème – est de toute façon enregistré par les premiers théoriciens du genre (Renard, Messac) dès les années 20-30. Le rôle de la science et la mauvaise réputation du texte sont-ils alors tels qu'ils expliquent à eux seuls le déni (puisque l'antiaméricanisme ne joue pas encore ?) Il me semble que non. D'où la variable cachée de la métaphysique (et de la religion, que je n'oublie pas).
(Ici, quelques participants au fil peuvent librement exprimer leur désaccord en rappelant qu'ils rejettent tel ou tel aspect du premier point, du second, tous les aspects de tous les points, etc. Ce sera enregistré, évidemment, mais je considère que les conditions dans lesquelles j'énonce l'hypothèse sont assez claires – il s'agit avant tout d'une intuition – pour qu'il n'y ait plus de malentendu à dissiper ni davantage de preuves à fournir.
Par ailleurs, j'imagine que GK finira bien par repasser et par donner la suite de son analyse ; le connaissant (un peu, sans autre présomption que celle de l'amitié), je pense qu'elle sera puissamment sociologique et remontera, sinon à la Fronde, du moins à la Révolution française. Dévoilera-t-elle le facteur manquant qui avait échappé à tout le monde jusqu'ici et rendra-t-elle du même coup ma propre spéculation inutile ? C'est fort possible. C'est pour ça que je me dépêche de faire cette synthèse avant son retour cométaire : j'aimerais bien que ce fil n'ait pas vécu en vain.)
Quand le terme de métaphysique a été introduit dans le débat, beaucoup de participants ont montré que, pour eux, le terme était essentiellement négatif, soit qu'ils l'entendent comme un quasi synonyme de religion (ou pensent que c'est ainsi que l'entend le public, ce qui revient au même), soit qu'il représente pour eux le parfait exemple de "problème inutile, abscons et ne menant nulle part" comme l'a, par exemple, dit Sylvie Denis quand elle est brièvement passée exprimer son désaccord. Cette perception est conforme au sens péjoratif du terme que l'on trouve dans beaucoup de dictionnaire. Mais il n'en a pas toujours été ainsi. Pendant l'essentiel de l'histoire de la pensée occidentale, la métaphysique a été – comme les échecs "le roi des jeux, le jeu des rois" – la reine des sciences, (pour ne pas dire la superscience), la philosophie première, la forme d'enquête intellectuelle qui prenait pour objet les choses les plus importantes : Dieu, l'âme humaine, l'être réel des choses, la raison du monde, l'origine et la fin, le temps, l'infini, le néant, etc. Le discrédit de la métaphysique, sa réputation de "chasseuse de chimères" dont il est préférable de se détourner pour mieux régler les vrais problèmes, est récente. Il y a déjà des choses de ce genre au XVIIIème siècle (chez Voltaire, par exemple) mais je crois que la pente ne devient vraiment sensible qu'au XIXème, peut-être sous l'influence du marxisme, et que le fond est touché au début du XXème avec l'entrée dans l'ère du soupçon, quand les problèmes classiques de la métaphysique sont niés/reformulés par la linguistique et la psychologie. L'étreinte faibilissante de la religion sur la société et le travail des idées connaît sans doute (c'est un préjugé de ma part, Systar affinera) un destin similaire. En fin de compte, il y eut bien un moment où s'occuper de métaphysique et de religion est devenu une activité un peu nébuleuse, un peu ridicule, ou encore – comme George Steiner l'a écrit et que j'ai rappelé dans la préface – le signe de "l'éternelle adolescence de l'esprit humain".
Hypothèse : la SF est née au moment où commençait l'expulsion des idées et des objets métaphysiques et religieux hors de la culture "sérieuse" et en porte la trace indélébile car ces idées, ces objets, participent de sa nature profonde au moins autant que la science et la technique. Et c'est cette trace, presque in-repérable car appartenant à un bagage intellectuel liquidé au profit d'autres disciplines plus spécialisées, qui lui a valu sa réputation de genre ridicule, de littérature pour ado – alors qu'on y traitait des questions aussi profondes que la nature de la réalité, l'avenir du genre humain, le problème de l'identité, etc. Au début du XIXème siècle, Balzac peut commencer sa carrière d'écrivain par ce qu'il a appelé plus tard ses "romans philosophiques" (Louis Lambert et La recherche de l'Absolu). Mais la gloire que lui accorderont ses critiques ultérieurs ne s'intéressera à ces textes qu'avec une grimace – et ce n'est sans doute pas un hasard s'ils appartiennent aujourd'hui à la proto SF, comme Le dernier homme de Grainville et Frankenstein, le Prométhée moderne de Mary Shelley, écrits eux aussi au début du XIXème siècle. A mon sens, le nœud se noue à ce moment-là. Systar dira ce qu'il en pense de son côté – et vous aussi, j'imagine.