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par Gérard Klein » mar. déc. 08, 2009 10:52 pm
Intermède
Avant de reprendre mon analyse des facteurs qui expliquent plus ou moins le déni de la science-fiction, je voudrais évoquer dans cet intermède quelques points qui m'ont frappé dans ce fil qui se développe du reste plus vite que je ne peux le lire, ce qui me fait perdre beaucoup de temps.
- Un intervenant introduit dans la liste des littératures dont l'acceptation a été problématique et tardive, le roman historique. C'est parfaitement exact. J'y avais pensé et oublié de le mentionner comme exemple. Or le roman historique est intéressant parce qu'on peut dire qu'il cumule toutes les tares dont la sf est accusée sauf deux ou trois qui sont peut-être significatives. Il est souvent mal écrit (Anne et Serge Golon, Robert Gaillard, etc. Et même Alexandre Dumas, disait-on il n'y a pas si longtemps avant qu'on porte le malheureux au Panthéon.) Il intéresse les adolescents (toutes les collections pour jeunes comportent une bonne proportion de romans historiques)( À dire vrai il intéresse aussi beaucoup les plus de soixante ans). Il est populaire, ce qui est mal, beaucoup plus populaire que la sf, du reste. Il est souvent d'origine anglo-saxonne voire américaine (Autant en emporte le vent, Ambre, Barbara Cartland, etc.). Il ne respecte pas le savoir, en tout cas celui des historiens et transmet des idées fausses, probablement sauf quand il est écrit par Max Gallo, et encore, j'ai un doute. Etc.
En revanche, il ne fait aucune allusion aux sciences dures, Dieu merci. Il n'a aucune prétention philosophique ou métaphysique. Il traite de sujets profondément humains, rarement exotiques (Quand Robert Silverberg le fait dans son admirable Le Seigneur des ténèbres, il fait un bide total malgré les efforts successifs puis conjugués de deux éditeurs notables.)
- Un autre intervenant, Systar, je crois, relayé par d'autres, professe qu'on se moque de la doxa des académiciens. Sans doute. Mais quand la doxa du déni de la science-fiction est largement répandue dans à peu près toutes les professions du livre, libraires, journalistes, bibliothécaires, à de très notables exceptions près et malgré de grands efforts, elle devient nettement handicapante surtout à un moment où le public de cette littérature, en particulier à son niveau le plus exigeant, celui qui précisément a besoin de l'attention des critiques, s'effondre littéralement.
Je ne crois pas et je l'ai souvent dit, que les articles, même favorables faisaient beaucoup vendre, sauf matraquage. Mais un article donne une existence. Une rubrique régulière entretient une attention. Le silence radio, c'est l'oubli, l'exécution.
Oui, il y a de la science-fiction dans les bibliothèques, pas des masses, pas la meilleure, souvent orientée ados, dans l'espoir de les attirer et souvent avec réticences. J'ai fait de nombreuses interventions auprès de bibliothécaires, notamment, il y a bien longtemps, à l'instigation d'un bibliothécaire de Lyon qui était très actif et que certains connaissent. Cette population, le plus souvent féminine, ce qui n'est pas anodin, m'a toujours semblé très réticente. En tout cas, les achats des bibliothèques qui, en Grande-Bretagne, ont longtemps fait vivre collections prestigieuses et revues, sont ici en dessous de l'observable alors qu'on les observe très bien pour les best-sellers par exemple.
Les libraires, j'en ai déjà parlé. Sur cinquante ans, presque tous mes contacts ont été négatifs auprès de libraires traditionnels, sauf exceptions. Faites le tour de bons libraires de votre quartier et cherchez le rayon science-fiction, et demandez-le. Vous verrez l'accueil dans la plupart des cas.
Les journalistes, j'en ai déjà parlé aussi. Il y a un cas très particulier, la presse féminine. C'est de loin, tous les éditeurs le savent, celle dont la prescription est la plus efficace même si elle se réduit le plus souvent à quatre lignes. Donc, chez Laffont, nous avons fait, il y a quelques années, de gros efforts dans cette direction. Et le sp est toujours exagérément généreux vers cette destination. Après tout, nous avions beaucoup d'auteurs féminins de grande qualité, Joanna Russ, Ursula le Guin (vantée par Doris Lessing), Ada Rémy (avec Yves), Vonda McIntyre, Pamela Sargent, Suzy McKee Charnas, et même Christine Renard (dans Utopies 75). Nous les avons mises en avant, invité à les lire, vanté leur féminisme parfois militant. J'ai même été interrogé pendant une bonne heure par une charmante journaliste de Jalouse, prénommée Pénélope. Résultat. Nada.
En regardant ailleurs, il est intéressant de noter que Doris Lessing précisément, a publié une trilogie de science-fiction, Canopus in Argo, dont seul, je crois, le premier volume a été édité en France au Seuil. Le bide a été tel que le deuxième n'est jamais sorti ou en tout cas le troisième. J'ai un dossier là-dessus mais pas le temps de le chercher.
Bref, le déni dans la doxa, hautaine à l'Académie, ou vulgaire ailleurs, a des effets très puissants.
Quand on vend cent quarante mille exemplaires de la GASF, on s'en moque évidemment complètement. Quand on vend, d'abord difficilement puis enfin triomphalement, Dune, l'absence à peu près totale de critiques (sauf celle de Goimard dans Le Monde qui décrète que c'est ennuyeux, aussi aride que les sables d'Arrakis (je me demande depuis longtemps s'il y a un lien avec Irak) ), on s'en moque. Mais quand les temps deviennent très difficiles et que seule la pire daube (choisissez) se vend, on y est un peu plus attentif.
La question posée, implicitement ou explicitement, n'est presque jamais celle de la qualité: elle est de principe. Le défaut de qualité est le plus souvent invoqué de façon purement rhétorique. C'est le principe de la légitimité du genre littéraire de la science-fiction que l'on aimerait voir accepté. On en est très loin, voire de plus en plus loin. J'aurais l'occasion d'y revenir à propos de l'inhumain.
Au demeurant, je ne connaît aucune variété de littérature qui n'ait pas de déclinaison méprisable. Et alors?
On somme Lem de dire à l'appui de son idée, en citant des textes, pourquoi les gens n'aiment pas la science-fiction. Mais le problème, et j'en ai interrogé des centaines, peut-être des milliers, en une cinquantaine d'années, c'est qu'ils ne le disent pas parce qu'ils ne le savent pas vraiment.
Gaudemar que je citais dans mon précédent post, n'a jamais pu me dire pourquoi il n'admettait pas la science-fiction dans le Cahier Livres de Libération, mais le non-dit était que ce n'était pas de la Littérature, pas de la Vraie. Je ne l'ai évidemment jamais mis en demeure de se prononcer.
Donc les opposants, nombreux, n'ont en général rien à dire ou ne se soucient pas d'écrire sur le sujet. Ce qui n'a rien d'étonnant en soi. Ils n'en pensent pas moins. Enfin, pensent !
Ce qui est plus surprenant, c'est qu'il y a quelque chose de passionnel là-dedans. Quand Jean-François Revel qualifie dans l'Express la chose de sa formule restée fameuse (enfin, dans Notre Club) de "germe intensément inepte et grossier", il se montre par la suite, quand nous sommes devenus collègues et amis, incapables d'expliciter sa pensée. Il en a peu lu. Il est philosophe. Peut-être pense-t-il au Matin des Magiciens. Je ne saurai jamais, même au terme d'un déjeuner chez lui bien arrosé dans son bel appartement de l'Île Saint-Louis, avec vue sur Notre-Dame.
Mais ce qui est frappant, dans ces condamnations, élaborées (rarement) ou non, c'est leur caractère passionnel. On en trouve nombre d'exemples dans le livre que j'ai évoqué mais jamais cité sur ce fil, L'Effet science-fiction, des Bogdanov qui ont provoqué des réponses, parfois très explicites (et allant dans les deux sens, le rejet ou l'enthousiasme).
Le plus souvent, les rejetants, dans mon expérience et dans le livre des Bogda répondent: parce que ça fait peur, la science, l'avenir et tout ça. La science leur est peut-être suggérée par le nom même de l'espèce littéraire. Pas besoin d'en savoir plus. Ce que confirme la citation de l'essai de Clotilde Cornut sur la revue Planète:
"La science est en France un éternel objet de contestation pour les intellectuels et Planète participe au discrédit qui la touche. Elle regrette, avec d'autres, que la science soit imperméable aux amateurs ou aux non-scientifiques, accusant les savants d'être "des hôtes grincheux".
Dans les années soixante, la science est souvent perçue par les citoyens comme dure, inhumaine et dogmatique, usant d'un vocabulaire très peu accessible. De ce fait, celle-ci est tenue à l'écart par la populaiton et par les milieux intellectuels qui ainsi renforcent sa situation de ghetto : "la science, quand elle n'est pas simplement ignorée, faisait l'objet d'un soupçon systématique" (K. Pomian, Le Débat n°50)""
J'y reviendrai.
Vient aussi très vite la peur de l'avenir, de la catastrophe, de la mort, "je n'aime pas réfléchir à ces choses là".
Sur le rejet spécifiquement féminin, très largement majoritaire même si une toute petite minorité de femmes sont d'excellentes lectrices et auteurs, je me suis expliqué dans ma préface au Rivage des femmes, de Pamela Sargent. L'intuition première vient du reste de l'enquête des Bogdnanov.
De réaction aussi passionnelle à l'endroit d'une littérature, je n'en ai jamais observé, et c'est intéressant, en son temps qu'à propos du Nouveau Roman. Il suffisait d'évoquer la chose pour que Kanters devienne tout rouge et se mette à éructer. Que la plus grande partie du Nouveau Roman soit ennuyeuse et illisible de nos jours comme à l'époque, en dehors de certains Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et sans doute quelques autres, ne fait pas de doute. Mais de là à écumer, et il suffit de relire les critiques de l'époque, il y a une distance. Or, il y a une certaine parenté, certes lointaine et difficilement discernable mais qui a été soulignée par quelques connaisseurs dont, je crois, Ricardou, entre la science-fiction et le Nouveau Roman. Une question à creuser. La sf, elle, a survécu. Pour l'instant.
Je rappelle ici du reste mon article sur le Procès en dissolution de la science-fiction intenté par les agents de la culture dominante, qui n'a jamais cessé, hélas, d'être pertinent.
Donc, on demande à Lem de citer des textes, en particulier qui viendraient à l'appui de sa thèse sur le rejet de la science-fiction à cause des questions philosophiques et de la métaphysique (osons le mot au risque de réanimer un ignoble troll). Eh bien, il y en a un, massif, et je m'étonne que personne ne l'ait encore cité, en particulier le bon Oncle Joe qui le connaît bien. C'est le livre d'un qui se dit ethnologue, Wiktor Stoczkowski, Des hommes, des dieux et des extraterrestres (Flammarion, 1999).
Il donne raison très précisément à cette proposition de Lem faisant suite à une intervention de Sand:
Sand a écrit:
"Je me répète encore : la SF cumule les "tares" : d'origine américaine (réelle ou supposée, c'est comme ça que la SF est perçue), ET avec de la métaphysique, ET avec du techno-blabla, ET avec tout un pan mal séparé de l'ésotérisme (et un auteur qui a fondé une secte), ET avec aussi tout un pan pas très bien écrit, ET [insérer ici arguments moultement développés]."
et Lem:
"C'est ça, voilà.
Ma contribution (pour l'instant encore hypothétique) à cette liste : la métaphysique et la frontière floue, dans l'esprit du public, avec l'ésotérisme et les trucs bizarres : deux causes de rejet (ou une cause dédoublée) que la critique interne a jusqu'ici écartées en grommelant cela-n'a-rien-à-voir-avec-nous."
W.S. que j'ai rencontré au moins une fois et qui m'a eu l'air moins stupide que son livre pourrait parfois le donner à penser (même si j'adhère à tout un pan de ce bouquin malheureusement insuffisamment documenté et réfléchi, et fumeux dans ses attendus), commence fort avec la sf qu'il qualifie de "trésor d'inventions loufoques et gratuites" (page 43), et va lui consacrer tout un chapitre, le 4, Pérégrinations au pays de la science-fiction. À regret, il va finir par exprimer un doute sur la responsabilité complète et définitive de la science-fiction dans l'exploitation commerciale du mythe des Astronautes de la préhistoire et autre dänikeneries qui sont son principal sujet. Mais il conclura quand même son chapitre en écrivant: "pour le moment, tout indique que la science-fiction était la cause matérielle du dänikenisme."(page 119)
W.S. cite pas mal de titres et de sources mais commet trop d'erreurs ou d'omissions pour être pris au sérieux. On peut attribuer à une faute d'impression le "1928" pour date de naissance d'Amazing, ou le gênant Régis Menssac pour Messac. Il fait ses choux gras du Shaver Mystery et de Hubbard. Mais il ignore radicalement les travaux de Michel Meurger, ceux de Joseph Altairac et les miens, entre autres sur des sujets étroitement connexes à son thème. Je n'ai pas le courage de relire ce bouquin et de multiplier ici les citations. Il exonère pratiquement la sf de toute lourde responsabilité dans les dänikâneries et fait remonter cette chaîne d'escroqueries intellectuelles à la Gnose des Gnostiques. Pourtant, il ne pouvait pas avoir lu Dan Brown. Chacun son délire. Mais il conclut longuement sur la métaphysique (de bazar) contenue dans tout ça et au bout de quatre ans d'études et d'efforts à en croire sa dernière ligne, parvient à démontrer que Däniken et Charroux ce n'est pas sérieux et que tromper son monde pour de l'argent, ce n'est pas bien.
Bref, lisez-le si vous avez du temps à perdre. C'est souvent assez marrant.
En fin de parcours de cet intermède dans lequel j'ai sûrement oublié des tas de choses que je voulais dire et sur lesquelles je reviendrai plus tard, j'aimerai bien savoir où Erion a pris son assertion:
"La science-fiction est majoritairement lue par des ados. (51% plus exactement) ."
Comme je l'ai déjà dit, j'ai pratiquement un quart de siècle d'expérience des enquêtes sur le terrain, qualitatives et quantitatives, et tout dans cette phrase me semble suspect. La science-fiction? Comment la définit-on ici? Est-on certain que la fantasy ne s'y trouve pas inclue. À partir de quel corpus? Livres, BD (on peut en principe exclure le cinéma et la télévision puisque "lue"). Quelle est la définition des ados? Sur quel échantillon? Qui a fait l'enquête? Quand? Qui l'a publiée? Où? Dans quel contexte et à quelles fins l'enquête a-t-elle été lancée? 51% de quoi. Le 51% implique que la population totale étudiée débordait les adolescents et était représentative de la population générale. Mais laquelle? Celle de tous les Français, celle de ceux qui lisent des livres, de ceux qui lisent principalement de la science-fiction? Comment ont-ils été choisis?
Ce sont des questions élémentaires que se poserait immédiatement un statisticien ou un sociologue, même débutant.
À défaut, cette assertion n'a aucune valeur et pratiquement aucun sens.
Lem présente une citation intéressante et hautement significative:
"Tous ces livres ! Je ne les lis pas, j'en ai essayé un ou deux mais je n'y arrive pas, je n'y comprends rien. Et ces titres, oh, ces titres… Les dieux de Mars. Les demi-dieux. Les dieux verts… Ils appellent ça science-fiction mais les dieux, ce n'est pas de la science, quand même ! Et pourquoi pas l'Atlantide, aussi ? Et ça, l'Ultra-univers, La force sans visage, L'étoile de Satan, N'accusez pas le ciel… Bon sang, ces types se prennent vraiment au sérieux, c'est incroyable. Les portes du néant ? Pourquoi pas l'Etre et le néant tant qu'on y est ? Ou bien Etre et temps ? Et ça, c'est quoi ? Les soucoupes volantes attaquent ? Les sphères de Rapa-Nui ?On dirait ces numéros de Planète où tout est mélangé n'importe comment. C'est les mêmes auteurs, d'ailleurs. Bergier, il aussi dans cette revue, là. Fiction. Et ces couvertures, bon sang, qu'elles sont laides ! On dirait des vieiles gravures de la Bible, ou du Paradis Perdu, ou de la Divine Comédie de Doré mais avec des couleurs horribles ! Où est la science, là-dedans ? Où est la fiction ? Ce n'est pas de la littérature, c'est… c'est N'IMPORTE QUOI."
Mais il devrait dire d'où elle vient. Cela pourrait être de L'Effet science-fiction, des Bogdanov. En tout cas, il y en a de cette eau là dans ce fameux livre.
(À suivre)
Modifié en dernier par
Gérard Klein le mer. déc. 09, 2009 2:32 am, modifié 2 fois.
Mon immortalité est provisoire.