dracosolis a écrit :Lem ne serait pas en train de vouloir faire porter au genre sa propre quête d'absolu littéraire ?
Je t'épargne une relecture intégrale : comme la plupart des questions qu'on m'a périodiquement resservies en me disant "tu ne réponds pas", celle-ci a sa réponse au tout début du fil, page 3 pour être exact :
Juste une remarque en passant à propos de la citation empruntée à Klein. Il est certes tout à fait normal que la théologie soit mentionnée dans une préface à l'anthologie Histoires Divines. Ce qui est a-normal au sens premier du terme – ce qui se détache sur la normalité ambiante et attire l'attention – c'est que la science-fiction soit seule à publier de telles histoires. C'est ce que dit Klein dans sa préface : "Il me semble même (…) que la SF est la seule littérature romanesque contemporaine où il soit question de théologie. Il peut être fait une place, dans bien des romans classiques, à la religion, au mysticisme ou même (rarement) à la métaphysique. Mais le personnage de Dieu, ou d'un dieu, n'y apparaît jamais."
La citation n'est donc pas artificielle : elle est la forme de la question. Et Silramil l'a très bien compris puisqu'il y discerne un élément de définition possible, ce qui est aussi mon cas.
Beaucoup soulignent la brièveté de la préface de Retour, son côté lacunaire, incomplet voire confus. Pas de problème de mon côté : non seulement ce n'était pas le lieu pour un essai complet (certains l'ont aussi trouvé trop longue, cette préface) mais je ne suis pas un chercheur professionnel qui fait la synthèse de ses travaux, plutôt quelqu'un qui essaie de donner une forme audible à une intuition. J'admets sans difficulté la part de nécessité personnelle dans ce projet ; il y a quelques années, je me suis surpris à me poser la question : "pourquoi moi qui suis, ou qui crois être, le basique athée-de-gauche-service-public-rationnaliste, ai-je consacré l'essentiel de ma vie à lire et écrire et juger culturellement importantes, voire décisives, des histoires pleines d'immortels, d'entités aux pouvoirs quasi-divins, de conflagrations universelles, etc ?" Qu'est-ce que ça veut dire ? Klein encore fait état d'un trouble du même genre dans la préface à une réédition de son Gambit des étoiles : "Le jeune homme [il parle de lui à la troisième personne, évidemment] était surpris – et même inquiété – par les images et les idées qu'il voyait naître sous sa plume ou sur le clavier de sa machine. Car son rationalisme et son scepticisme philosophique s'accommodaient mal du mysticisme gnostique qui imprégnait sa première tentative romanesque."
Je suis allé jeter un coup d'œil à l'Encyclopédie de Clute et Nicholls, et à l'article God, j'ai lu (première phrase du papier) : "The word God, or gods, is one of the commonest of all nouns in sf story and novel titles."
J'ai relu l'essai de Lardreau (auquel, bizarrement, j'avais consacré ma première critique professionnelle en 1990 sans bien en mesurer la portée), Fiction philosophique et science-fiction et j'y ai retrouvé l'argument selon lequel la SF a exercé, au vingtième siècle, un quasi-monopole dans l'usage et la construction de mondes métaphysiques.
J'ai repensé au dernier épigraphe d'Ubik : Je suis Ubik/Avant que l'univers soit, je suis/J'ai fait les soleils/J'ai fait les mondes, etc. J'ai repensé à l'incipit de l'Homme démoli de Bester, le premier prix Hugo de l'histoire du genre en 53 : "Dans l'univers sans fin, il n'est rien de nouveau, rien de différent. Ce qui peut paraître exceptionnel pour l'esprit infime de l'homme peut être inévitable pour l'Œil infini de Dieu…" J'ai revu en pensée le monolithe noir de 2001, la plage de la Perte en Ruaba tout au bout du temps, le monde blanc de Matrix…
Je me suis dit OK, il doit y avoir là quelque chose parce que le frisson génial que j'ai toujours associé à la SF dans ce qu'elle a de plus pur culmine dans ces œuvres-là, ces moments-là. Et quelque chose me dit que je ne suis pas le seul dans ce cas.
La préface essaie simplement de mettre un peu d'ordre dans ce foutoir d'émotions et d'interrogations de manière non-fanique.
Quant à :
si la métaphysique est source du rejet, alors la SF n'est plus ridicule ?
la SF contient des éléments métaphysiques.
la SF contient des éléments ridicules.
et alors ?
On en revient à une de mes premières questions ; et même si l'hypothèse M est vraie, en quoi ça va faire mieux accepter la SF ? Tout d'un coup les gens qui n'aiment pas ça vont avoir une révélation "ah mais on avait rien compris, c'est pas la SF, c'est la métaphysique qu'on aime pas ! " (et vraiment très fort les mecs pour savoir aussi bien trier !)
la réponse est dans la préface :
Le philosophe Guy Lardreau a été l’un des premiers à saisir cette histoire secrète dans son essai Fictions philosophiques et science-fiction. Pour la déplorer, et appeler ses confrères à reprendre « des mains défaillantes de l’imagination la tâche d’imaginer. » Verdict sévère, comme d’habitude, mais qui sonnait quand même la fin du déni : trouver abusif le monopole des humanoïdes sur les questions métaphysiques, c’était admettre que ces questions se posaient à nouveau. Huit ans plus tard, Michel Houellebecq écrivait Les particules élémentaires, une apocalypse lente où l’homme cède volontairement la place à son successeur. Les spéculations sur la mécanique quantique et la génétique qui soutiennent le livre le rattachent techniquement à la SF mais du point de vue formel, elles sont moins significatives que le lyrisme de son prologue, etc.
Depuis une quinzaine d'années, la pensée contemporaine redécouvre la métaphysique et recommence à lui faire une place. L'essai de Lardreau est un marqueur, comme celui de Nef cité ici depuis longtemps déjà. Le roman de Houellebecq commence par une déclaration générale sur les révolutions métaphysiques, Dantec n'en parlons pas. Pour la première fois je crois, il y a des discussions publiques métaphysiques quand
Matrix est sorti (aux alentours de 2000 non ?) sur "qu'est-ce que la réalité ?" etc. Il y a même eu un petit bouquin intitulé
Matrix et la philosophie ou quelque chose comme ça. Que ce mouvement s'amorce dans les années qui suivent l'effondrement de ce qui restait du marxisme n'est probablement pas un hasard et il y a d'autres facteurs à chercher du côté des sciences et la façon dont elles mettent en scène leurs problématiques aujourd'hui. En 2005 est paru un recueil d'articles supervisé par Michel Cazenave intitulé De la science à la philosophie : Y a-t-il une unité de la connaissance ? (Albin Michel/France Culture). Je pense que c'est le fruit d'un colloque. Au sommaire entre autres :
– E. Gunzig, De la cosmogénèse et du vide
– M. Cassé A la lisière de la création
– J.-P. Luminet, La géométrie en physique : unification par la symétrie
– H. Zwirn, Les limites de la connaissance scientifique
– A. Cleeremans, L'unité de la conscience
– M.-L. Colonna, Perspectives de l'Unus Mundi
– M. Cazenave, Les mathématiques et l'âme chez Proclus
C'est pratiquement un sommaire de science-fiction. Mais si vous tenez tant que ça aux reptiles siliconés…