Actusf : Quelles sont les sources d'inspirations qui vous ont guidée dans votre écriture ?
Justine Niogret : Sur Mordre uniquement ? C’est difficile à dire. Difficile de faire le tri. Le terreau de ce livre remonte à loin, c’est enfoui profond. Je dirais… des textes, des scènes où je me suis retrouvée. La tirade d’Enigo Montoya. Sa volonté à faire. Le destin dont on parle dans les Sagas. Celui qui est déjà écrit, contre lequel on se bat mais dans l’ombre duquel on revient toujours.
Je ne trouve pas d’inspiration comme on la représente dans les films, c'est-à-dire que l’œuvre de tel écrivain/cinéaste sert d’élan à ce qu’on fait. Quand je lis, regarde ou écoute quelque chose, je cherche à manger. Quelque chose à m’enfourner dans la cervelle, quelque chose qui vient nourrir ce qui s’y trouve déjà. Ce ne sont que des échos. Des choses sur lesquelles on se construit. Il y a les récits d’explorateurs. Quand j’étais petite je voulais être explorateur, et j’ai eu un immense chagrin en comprenant que tout avait déjà été cartographié. Presque tout, je sais, mais quand même. Ces histoires de gens qui continuent malgré tout. Des histoires de lumière au bout du tunnel. De sacrifice de soi pour une cause et un but. Des chansons, sur la douleur de perdre. Le film Les Visiteurs du Soir. Les chansons d’Amon Amarth. Les films d’horreur de Jason. Des textes latins sur la guerre et les blessures, très crus. L’œuvre de Pascal Quignard, qui m’a beaucoup fait réfléchir. Berserk, de Miura. Les derniers passages de Kaamelott, quand Arthur marche avec la main vide.
Des sensations, des colères et des buts que j’ai vécus. Des deuils, de gens ou de projets. Un peu tout. La vie, quoi.
Actusf : Vous avez une vision très crue des croisades, période de guerres et de pillages...
Justine Niogret : Ce qui est bien quand on écrit, c’est que chaque jour a son lot d’étincelles. Elles ont des tailles différentes, et parfois on sait qu’une va mettre le feu à quelque chose. L’idée des Croisades, je l’ai reçue en lisant le tonnage de déjections pendant la guerre des tranchées. Cinq cents grammes par personne et par jour. Je savais que j’allais faire quelque chose de ces merveilleux chiffres, dont j’ai longuement parlé à tout le monde pendant les soirées de l’ambassadeur. Les gens m’ont frappée, mais je n’ai pas dévié de ma course. Quand j’ai lu le nombre de gens partis pour la Croisade, les deux étincelles se sont jointes et j’ai eu ma donnée de base pour écrire Mordre. Je sais, c’est la classe.
Plus sérieusement, je me demandais quoi dire sur les Croisades. Le sujet a déjà été tant traité, quoi trouver à dire de plus ? En tous cas, je voulais un angle « neuf ». Ce que j’ai trouvé, ou l’idée qui s’est imposée à moi, c’est le sillage qu’elles ont laissé. Des chevaliers proprets de partout, on en a déjà vus, et je ne savais pas quoi mettre de plus. Alors ce qu’elles ont laissé derrière elles, ça oui, ça m’a parlé. Je trouve ces cicatrices extrêmement lourdes à porter pour les régions traversées. Elles font partie de l’histoire des Croisades, et pourtant on en entend peu parler, du moins il me semble. De toute façon c’est ce qui me parle dans l’Histoire ; pas la liste des Rois de France, mais comment on pouvait vivre à l’époque. La petite histoire. La toute petite. Toucher l’humain au lieu de dates.
Actusf : La quête initiatique de vos personnages, comme Bréhyr, leur permet de s’apercevoir qu'en fin de compte l'important n'est pas la finalité mais plutôt le choix du cheminement. Etes-vous adepte du Carpe Diem ?
Justine Niogret : En ce qui me concerne j’ai un profond dégoût du Carpe Diem. J’ai tendance à tout effacer pour le but. Ca n’est pas un jugement de valeur, simplement ma façon de fonctionner, et rien d’autre. Autant je comprends les gens qui parlent de leur vie comme d’une succession d’aventures, de rencontres et de métiers, autant quand je tente de me projeter dans ce schéma je suis emplie d’horreur.
Je ne sais pas, quant à moi, si Bréhyr pense que le chemin vaut l’arrivée. Si c’est votre lecture elle est tout à fait bonne, c’est simplement que je ne suis pas certaine, moi, d’avoir la même. Je crois surtout qu’elle est épuisée. Qu’elle sait qu’elle a gâché sa vie pour une vengeance, sacrifié son quotidien pour l’honneur de son père. Je le lis comme ça, et ça n’engage que moi. Les livres bougent tout seuls, je leur laisse cette liberté avec plaisir. Elle le sait, et elle le porte avec le reste.
D’un autre côté, peut-être que mon dégoût cache une envie, allez savoir. Peut-être que la vie est plus simple quand on sait la vivre au jour le jour, peut-être que c’est ce que je crois, à tort ou à raison. Je ne suis pas quelqu’un de très… léger, peut-être que je le déplore.
…
En fait, non, j’aime bien être comme je suis.
Actusf : Pour Chien du Heaume la recherche de ses origines, son nom, est une chose très importante. Est-ce la source de son âme ?
Justine Niogret : Moi, c’est simple ; je pense que les mots sont magiques. Sinon je n’aurais pas fait ce métier. Magiques dans le sens où ils portent du sens, justement. Mon nom à moi, Niogret, ça veut dire « petit ogre », je suis assez grande et j’ai été végétarienne. Comme quoi tout se tient.
Pour répondre simplement ; oui, je pense que c’est la source de son âme. Je pense qu’un nom nous définit. Que ce qu’on entend de soi, quand on est petit, nous donne un mur, soit pour se construire, soit pour appuyer sa négation. Il n’y a aucune autre façon de se partager, se pénétrer les bulles des autres humains que la parole et les mots. A part l’art et le sexe, mais on ne peut pas coucher avec tout le monde. J’ai des amis qui ont essayé, honnêtement ça ne donne pas très envie. Et les musées, c’est loin de chez moi. Alors j’écris.
Les mots définissent et figent les idées. Toute ma vie, je me suis posé des questions auxquelles les mots actuels ne trouvaient pas de réponse. Je ne me suis trouvée dans rien « de moderne », pas en cours, pas à la télé, pas sur les terrains de sport. Nulle part. Un jour j’ai ouvert un livre de Régis Boyer, et j’ai commencé à lire des mots qui s’adressaient à moi, ou aux gens comme moi, ou bien que je savais lire, réellement. Mes origines à moi, je ne les trouve pas dans ma famille, dans les photos de quand j’étais petite, je les ai trouvées dans des livres sur l’antiquité, dans leur façon de lire le monde, de l’appréhender. Je me fiche totalement du fameux gâteau de Mamie qu’elle servait aux repas du dimanche, par contre je trouve une justesse dans le montage d’anneaux de ma cotte de mailles.
C’est comme ça, je pense qu’en tant qu’individu on doit se trouver, et ça prend parfois du temps. Moi, c’était là. Les scandinaves, les armées romaines, c’est là que j’ai trouvé des gens qui pensaient et surtout ressentaient le monde comme je le fais. Et c’est en trouvant ces gens-là que j’ai pu accepter ce décalage. Que j’ai pu trouver mon âme, comme vous dites. Je l’ai vécu. Tant qu’on est gentil, on a de comptes à rendre à personne sur qui on est. Chien a sans doute la même façon de voir, ou en tous cas une façon de penser assez proche de ceci. Etre seule, jusqu’à ce qu’on se trouve.
Actusf : Vos personnages vont au-delà des préjugés, ils bousculent régulièrement les mentalités, un petit côté libertaire ?
Justine Niogret : Je pourrais le nier mais ce serait sans doute mentir.
Mon père a un drapeau noir dans son jardin. Béorn et sa totale autonomie ont été un de mes premiers modèles. L’humain scandinave et sa possible autarcie m’ont touchée dès la fin de l’enfance. Je suis persuadée que chacun est une île, même si tous les ponts ne sont pas brûlables. Il y a une infinité de mondes, et chacun peut, dans une certaine mesure, choisir celui dans lequel il veut vivre. J’ai toujours bien mieux fonctionné dans une dynamique de clan que de pays. Un clan où chacun apporte ce qu’il est et ce qu’il sait, effectivement.
Actusf : Ce tome apporte un côté plus intimiste, permettant d'en apprendre un peu plus sur vos personnages, ces femmes prêtes à tout pour arriver à leurs fins dans un monde d'hommes : à notre époque est-ce toujours d'actualité ou avons-nous enfin évolué ?
Justine Niogret : C’est compliqué. J’aimerais pouvoir vous dire oui ou non, mais je pense que nous sommes dans une période charnière.
Il y a déjà une méconnaissance de l’Histoire ou des mensonges clairement énoncés à la télé, dans les journaux, des clichés, des raccourcis qui ne font que ralentir les choses et nourrir un mythe de la femme victime de la société. Evidemment les choses ont été dures, voire abjectes pour un esprit de notre époque, mais on retranche une bonne part des informations que l’on possède. On parle souvent d’une époque où les femmes n’avaient pas le droit d’avoir du plaisir, de se marier avec qui elles voulaient, qu’elles n’avaient rien d’autre à faire qu’élever leurs enfants. Mais on oublie aussi qu’en même temps, si on parle de mariages arrangés les hommes en étaient aussi victimes, que la majorité d’entre eux non plus de devaient pas être extrêmement épanouis sur le plan sexuel. On oublie aussi les guerres pour lesquelles ils étaient contraints de combattre. Quand on parle de mutilations faites aux petites filles qui se masturbaient, on oublie trop souvent que les petits garçons étaient traités de la même façon.
Je ne nie rien du tout, je déplore simplement qu’on parle de malheurs des femmes et pas, simplement, d’une société particulièrement difficile. Je trouve aussi dommage qu’on mélange les époques et les façons de vivre. Je trouve que l’Histoire est un tout, on ne peut pas la comprendre par un ensemble d’anecdotes choquantes prises à des centaines d’années de distance. Ce qui choque est fait pour marquer, pas pour comprendre. Oui, il y a eu des périodes de merde indicible, oui, l’être humain a agi et supporté comme il n’aurait jamais du le faire.
Ce qui m’ennuie à un niveau personnel, c’est que tout cela donne un « les femmes ont été victimes », et personnellement je ne suis pas plus victime que n’importe qui. De l’Histoire comme des idées reçues, d’ailleurs. Je ne m’estime pas née avec un poids à porter en plus.
Et pourtant… Un jour on m’a confié un texte à traduire, avec, dedans, un passage sur les armes à feu. On me l’a tendu en me disant tout à fait sérieusement « Bon, je sais que les femmes ne savent pas traduire ce qui touche aux armes. » Selon l’expression technique consacrée ; mais what the fuck ? Quand j’ai commencé à forger, un vieux pépé est venu me voir et m’a dit « ah, vous êtes une chouette dame, vous auriez pu être un homme. » Je me suis dit qu’il était très vieux et devait perdre ses tartines. De la même façon, depuis que j’ai des enfants, j’ai entendu à peu près mille fois des « ça serait quand même bien que tu ailles les chercher à la fin des cours », « tu prends tout ton mercredi j’espère », alors que ces mêmes réflexions n’ont jamais, à ma connaissance, été faites à leur père. Comme si mon temps était un dû et pas le sien. Comme j’aime bien me raconter des conneries, je me suis dit que c’était sans doute lié au fait que je bosse à la maison, voyez, le « elle a les horaires qu’elle veut ». Où s’arrête le cliché (elle n’a rien à foutre de ses journées, c’est un artiste de merde) et où commence la projection (ce gros con dit ça parce que je suis une femme) ? Je ne sais pas. Comme quand on me dit « ha, c’est bien d’avoir une fille, ça fait comme une poupée ! » ben en fait, pas du tout, ça fait comme un humain.
Je ne sais pas si le monde de Chien du heaume, comme le notre, est un monde d’hommes. Je pense que c’est un monde d’humains, avec leurs qualités, leurs défauts et leurs propres clichés, parce nous en avons presque tous. Parce que je râle sur ce qu’on me dit en tant que femme, mais interdire à un petit garçon de pleurer c’est une liberté qu’on lui retire par principe, aussi. Je me souviens d’une fille qui avait hurlé au scandale à propos d’un livre, parce qu’une des héroïnes guerrière était morte de façon particulièrement atroce. Elle était choquée. Dans ce même livre, quinze mecs étaient morts avec les tripes à l’air, mais elle ne l’avait pas remarqué. C’était à croire que les hommes méritent de mourir de façon horrible, que c’est leur destin et qu’ils l’ont bien cherché. C’est tout aussi bizarre, je trouve. Tout aussi injuste.
J’essaye de laisser aux gens la facilité du small-talk. Je ne vais pas demander aux parents d’élèves de me parler de leur passion pour la Chine Impériale entre deux rendez-vous avec les profs, et quoi dire d’autre à quelqu’un qu’on ne connait pas que des phrases qui n’engagent à rien ? Ce qui me gène c’est quand c’est fait par des gens que l’on connait, avec qui on a une vraie relation. Des phrases qui prouvent que malgré la réflexion, malgré la connaissance de ce dont on parle, le cliché est toujours là. J’essaye de ne pas en faire un drame. J’essaye d’arriver à mon but, tranquille comme un éléphant. Se battre de face contre ce genre d’hydre ne mène, je le crois, pas à grand-chose. La démonstration me parait être la meilleure façon de faire.
Actusf : Le lexique à la fin du roman est un petit bijou d'humour, est-ce pour conjurer le côté plus dur de votre histoire ou pour nous préparer à des romans plus légers ?
Justine Niogret : Hoù, ce vieux souvenir ! En fait j’ai commencé le premier lexique (de Chien, donc) sur ce ton, parce que je n’ai ni l’âge ni la culture pour me permettre d’être docte sur quoi que ce soit. Je ne me voyais pas expliquer les trucs, les machins et les bricoles en fumant une pipe de bruyère, assise sur un fauteuil en cuir, avec un cognac à la main et en tirant sur ma moustache. Vous savez, comme les vieux de Lovecraft (ou de Poe ? j’ai oublié) qui font un concours d’histoires horribles, et ont été aux Indes, en Afrique, et ont fait quarante-mille trucs tous plus exotiques que les autres. Eux, je veux bien qu’ils me parlent comme si j’étais en classe. Quant à moi, quand j’aurai tué un guépard mangeur d’hommes avec ma canne favorite, sans renverser mon thé ni salir mon chapeau colonial, je me prendrai très au sérieux et j’expliquerai tout ce que j’ai appris. Pas avant. Du moins je l’espère.
A la place du lecteur, j’aurais trouvé tout à fait puant qu’une gamine de trente berges vienne me démontrer ceci et cela sur le moyen-âge. Donc je l’ai dit en riant, et en essayant de faire rire. Parce que ça ne se veut rien de plus qu’un guide léger pour lire le roman.
Actusf : Vos projets prennent-ils toujours le chemin du Moyen Âge ou avez-vous d'autres horizons en tête ?
Justine Niogret : D’autres horizons, même si je semble toujours reprendre le chemin du Moyen-âge. Des livres sur la Rome impériale, la Table ronde, de la fantasy « classique », un post-apo en cours d’écriture, et un long projet de Steampunk. Plein de choses, des couleurs, des parfums. Pour moi, chaque projet a son goût à lui. J’aime aussi changer pour les recherches que ça force à faire, les nouveaux territoires à explorer. Et pourtant, le moyen-âge est là, une fois sur deux, et j’y retourne avec plaisir et joie. J’ai eu le Moyen-âge de Chien, un vieux douzième sale et noueux, de la boue et de la pluie. Là, je me lance dans un quatorzième plein de villes et de châteaux. Chien a été nourri de sagas et de celtisme, celui-ci le sera du Roman de Renart et de la matière de Bretagne. Je ne sais pas si la différence sera flagrante, mais pour moi, elle l’est.
C’est Stephen King qui disait que chaque écrivain a sa flaque favorite, celle où il vient boire pendant la nuit, en secret (peut-être que j’embellis, mais tant pis). Moi c’est le moyen-âge français. Et très honnêtement je n’ai aucune idée du pourquoi, parce que ce que j’aime, dans la vie, ce sont les vikings et les gladiateurs. Allez comprendre.
Justine Niogret : Sur Mordre uniquement ? C’est difficile à dire. Difficile de faire le tri. Le terreau de ce livre remonte à loin, c’est enfoui profond. Je dirais… des textes, des scènes où je me suis retrouvée. La tirade d’Enigo Montoya. Sa volonté à faire. Le destin dont on parle dans les Sagas. Celui qui est déjà écrit, contre lequel on se bat mais dans l’ombre duquel on revient toujours.
Je ne trouve pas d’inspiration comme on la représente dans les films, c'est-à-dire que l’œuvre de tel écrivain/cinéaste sert d’élan à ce qu’on fait. Quand je lis, regarde ou écoute quelque chose, je cherche à manger. Quelque chose à m’enfourner dans la cervelle, quelque chose qui vient nourrir ce qui s’y trouve déjà. Ce ne sont que des échos. Des choses sur lesquelles on se construit. Il y a les récits d’explorateurs. Quand j’étais petite je voulais être explorateur, et j’ai eu un immense chagrin en comprenant que tout avait déjà été cartographié. Presque tout, je sais, mais quand même. Ces histoires de gens qui continuent malgré tout. Des histoires de lumière au bout du tunnel. De sacrifice de soi pour une cause et un but. Des chansons, sur la douleur de perdre. Le film Les Visiteurs du Soir. Les chansons d’Amon Amarth. Les films d’horreur de Jason. Des textes latins sur la guerre et les blessures, très crus. L’œuvre de Pascal Quignard, qui m’a beaucoup fait réfléchir. Berserk, de Miura. Les derniers passages de Kaamelott, quand Arthur marche avec la main vide.
Des sensations, des colères et des buts que j’ai vécus. Des deuils, de gens ou de projets. Un peu tout. La vie, quoi.
Actusf : Vous avez une vision très crue des croisades, période de guerres et de pillages...
Justine Niogret : Ce qui est bien quand on écrit, c’est que chaque jour a son lot d’étincelles. Elles ont des tailles différentes, et parfois on sait qu’une va mettre le feu à quelque chose. L’idée des Croisades, je l’ai reçue en lisant le tonnage de déjections pendant la guerre des tranchées. Cinq cents grammes par personne et par jour. Je savais que j’allais faire quelque chose de ces merveilleux chiffres, dont j’ai longuement parlé à tout le monde pendant les soirées de l’ambassadeur. Les gens m’ont frappée, mais je n’ai pas dévié de ma course. Quand j’ai lu le nombre de gens partis pour la Croisade, les deux étincelles se sont jointes et j’ai eu ma donnée de base pour écrire Mordre. Je sais, c’est la classe.
Plus sérieusement, je me demandais quoi dire sur les Croisades. Le sujet a déjà été tant traité, quoi trouver à dire de plus ? En tous cas, je voulais un angle « neuf ». Ce que j’ai trouvé, ou l’idée qui s’est imposée à moi, c’est le sillage qu’elles ont laissé. Des chevaliers proprets de partout, on en a déjà vus, et je ne savais pas quoi mettre de plus. Alors ce qu’elles ont laissé derrière elles, ça oui, ça m’a parlé. Je trouve ces cicatrices extrêmement lourdes à porter pour les régions traversées. Elles font partie de l’histoire des Croisades, et pourtant on en entend peu parler, du moins il me semble. De toute façon c’est ce qui me parle dans l’Histoire ; pas la liste des Rois de France, mais comment on pouvait vivre à l’époque. La petite histoire. La toute petite. Toucher l’humain au lieu de dates.
Actusf : La quête initiatique de vos personnages, comme Bréhyr, leur permet de s’apercevoir qu'en fin de compte l'important n'est pas la finalité mais plutôt le choix du cheminement. Etes-vous adepte du Carpe Diem ?
Justine Niogret : En ce qui me concerne j’ai un profond dégoût du Carpe Diem. J’ai tendance à tout effacer pour le but. Ca n’est pas un jugement de valeur, simplement ma façon de fonctionner, et rien d’autre. Autant je comprends les gens qui parlent de leur vie comme d’une succession d’aventures, de rencontres et de métiers, autant quand je tente de me projeter dans ce schéma je suis emplie d’horreur.
Je ne sais pas, quant à moi, si Bréhyr pense que le chemin vaut l’arrivée. Si c’est votre lecture elle est tout à fait bonne, c’est simplement que je ne suis pas certaine, moi, d’avoir la même. Je crois surtout qu’elle est épuisée. Qu’elle sait qu’elle a gâché sa vie pour une vengeance, sacrifié son quotidien pour l’honneur de son père. Je le lis comme ça, et ça n’engage que moi. Les livres bougent tout seuls, je leur laisse cette liberté avec plaisir. Elle le sait, et elle le porte avec le reste.
D’un autre côté, peut-être que mon dégoût cache une envie, allez savoir. Peut-être que la vie est plus simple quand on sait la vivre au jour le jour, peut-être que c’est ce que je crois, à tort ou à raison. Je ne suis pas quelqu’un de très… léger, peut-être que je le déplore.
…
En fait, non, j’aime bien être comme je suis.
Actusf : Pour Chien du Heaume la recherche de ses origines, son nom, est une chose très importante. Est-ce la source de son âme ?
Justine Niogret : Moi, c’est simple ; je pense que les mots sont magiques. Sinon je n’aurais pas fait ce métier. Magiques dans le sens où ils portent du sens, justement. Mon nom à moi, Niogret, ça veut dire « petit ogre », je suis assez grande et j’ai été végétarienne. Comme quoi tout se tient.
Pour répondre simplement ; oui, je pense que c’est la source de son âme. Je pense qu’un nom nous définit. Que ce qu’on entend de soi, quand on est petit, nous donne un mur, soit pour se construire, soit pour appuyer sa négation. Il n’y a aucune autre façon de se partager, se pénétrer les bulles des autres humains que la parole et les mots. A part l’art et le sexe, mais on ne peut pas coucher avec tout le monde. J’ai des amis qui ont essayé, honnêtement ça ne donne pas très envie. Et les musées, c’est loin de chez moi. Alors j’écris.
Les mots définissent et figent les idées. Toute ma vie, je me suis posé des questions auxquelles les mots actuels ne trouvaient pas de réponse. Je ne me suis trouvée dans rien « de moderne », pas en cours, pas à la télé, pas sur les terrains de sport. Nulle part. Un jour j’ai ouvert un livre de Régis Boyer, et j’ai commencé à lire des mots qui s’adressaient à moi, ou aux gens comme moi, ou bien que je savais lire, réellement. Mes origines à moi, je ne les trouve pas dans ma famille, dans les photos de quand j’étais petite, je les ai trouvées dans des livres sur l’antiquité, dans leur façon de lire le monde, de l’appréhender. Je me fiche totalement du fameux gâteau de Mamie qu’elle servait aux repas du dimanche, par contre je trouve une justesse dans le montage d’anneaux de ma cotte de mailles.
C’est comme ça, je pense qu’en tant qu’individu on doit se trouver, et ça prend parfois du temps. Moi, c’était là. Les scandinaves, les armées romaines, c’est là que j’ai trouvé des gens qui pensaient et surtout ressentaient le monde comme je le fais. Et c’est en trouvant ces gens-là que j’ai pu accepter ce décalage. Que j’ai pu trouver mon âme, comme vous dites. Je l’ai vécu. Tant qu’on est gentil, on a de comptes à rendre à personne sur qui on est. Chien a sans doute la même façon de voir, ou en tous cas une façon de penser assez proche de ceci. Etre seule, jusqu’à ce qu’on se trouve.
Actusf : Vos personnages vont au-delà des préjugés, ils bousculent régulièrement les mentalités, un petit côté libertaire ?
Justine Niogret : Je pourrais le nier mais ce serait sans doute mentir.
Mon père a un drapeau noir dans son jardin. Béorn et sa totale autonomie ont été un de mes premiers modèles. L’humain scandinave et sa possible autarcie m’ont touchée dès la fin de l’enfance. Je suis persuadée que chacun est une île, même si tous les ponts ne sont pas brûlables. Il y a une infinité de mondes, et chacun peut, dans une certaine mesure, choisir celui dans lequel il veut vivre. J’ai toujours bien mieux fonctionné dans une dynamique de clan que de pays. Un clan où chacun apporte ce qu’il est et ce qu’il sait, effectivement.
Actusf : Ce tome apporte un côté plus intimiste, permettant d'en apprendre un peu plus sur vos personnages, ces femmes prêtes à tout pour arriver à leurs fins dans un monde d'hommes : à notre époque est-ce toujours d'actualité ou avons-nous enfin évolué ?
Justine Niogret : C’est compliqué. J’aimerais pouvoir vous dire oui ou non, mais je pense que nous sommes dans une période charnière.
Il y a déjà une méconnaissance de l’Histoire ou des mensonges clairement énoncés à la télé, dans les journaux, des clichés, des raccourcis qui ne font que ralentir les choses et nourrir un mythe de la femme victime de la société. Evidemment les choses ont été dures, voire abjectes pour un esprit de notre époque, mais on retranche une bonne part des informations que l’on possède. On parle souvent d’une époque où les femmes n’avaient pas le droit d’avoir du plaisir, de se marier avec qui elles voulaient, qu’elles n’avaient rien d’autre à faire qu’élever leurs enfants. Mais on oublie aussi qu’en même temps, si on parle de mariages arrangés les hommes en étaient aussi victimes, que la majorité d’entre eux non plus de devaient pas être extrêmement épanouis sur le plan sexuel. On oublie aussi les guerres pour lesquelles ils étaient contraints de combattre. Quand on parle de mutilations faites aux petites filles qui se masturbaient, on oublie trop souvent que les petits garçons étaient traités de la même façon.
Je ne nie rien du tout, je déplore simplement qu’on parle de malheurs des femmes et pas, simplement, d’une société particulièrement difficile. Je trouve aussi dommage qu’on mélange les époques et les façons de vivre. Je trouve que l’Histoire est un tout, on ne peut pas la comprendre par un ensemble d’anecdotes choquantes prises à des centaines d’années de distance. Ce qui choque est fait pour marquer, pas pour comprendre. Oui, il y a eu des périodes de merde indicible, oui, l’être humain a agi et supporté comme il n’aurait jamais du le faire.
Ce qui m’ennuie à un niveau personnel, c’est que tout cela donne un « les femmes ont été victimes », et personnellement je ne suis pas plus victime que n’importe qui. De l’Histoire comme des idées reçues, d’ailleurs. Je ne m’estime pas née avec un poids à porter en plus.
Et pourtant… Un jour on m’a confié un texte à traduire, avec, dedans, un passage sur les armes à feu. On me l’a tendu en me disant tout à fait sérieusement « Bon, je sais que les femmes ne savent pas traduire ce qui touche aux armes. » Selon l’expression technique consacrée ; mais what the fuck ? Quand j’ai commencé à forger, un vieux pépé est venu me voir et m’a dit « ah, vous êtes une chouette dame, vous auriez pu être un homme. » Je me suis dit qu’il était très vieux et devait perdre ses tartines. De la même façon, depuis que j’ai des enfants, j’ai entendu à peu près mille fois des « ça serait quand même bien que tu ailles les chercher à la fin des cours », « tu prends tout ton mercredi j’espère », alors que ces mêmes réflexions n’ont jamais, à ma connaissance, été faites à leur père. Comme si mon temps était un dû et pas le sien. Comme j’aime bien me raconter des conneries, je me suis dit que c’était sans doute lié au fait que je bosse à la maison, voyez, le « elle a les horaires qu’elle veut ». Où s’arrête le cliché (elle n’a rien à foutre de ses journées, c’est un artiste de merde) et où commence la projection (ce gros con dit ça parce que je suis une femme) ? Je ne sais pas. Comme quand on me dit « ha, c’est bien d’avoir une fille, ça fait comme une poupée ! » ben en fait, pas du tout, ça fait comme un humain.
Je ne sais pas si le monde de Chien du heaume, comme le notre, est un monde d’hommes. Je pense que c’est un monde d’humains, avec leurs qualités, leurs défauts et leurs propres clichés, parce nous en avons presque tous. Parce que je râle sur ce qu’on me dit en tant que femme, mais interdire à un petit garçon de pleurer c’est une liberté qu’on lui retire par principe, aussi. Je me souviens d’une fille qui avait hurlé au scandale à propos d’un livre, parce qu’une des héroïnes guerrière était morte de façon particulièrement atroce. Elle était choquée. Dans ce même livre, quinze mecs étaient morts avec les tripes à l’air, mais elle ne l’avait pas remarqué. C’était à croire que les hommes méritent de mourir de façon horrible, que c’est leur destin et qu’ils l’ont bien cherché. C’est tout aussi bizarre, je trouve. Tout aussi injuste.
J’essaye de laisser aux gens la facilité du small-talk. Je ne vais pas demander aux parents d’élèves de me parler de leur passion pour la Chine Impériale entre deux rendez-vous avec les profs, et quoi dire d’autre à quelqu’un qu’on ne connait pas que des phrases qui n’engagent à rien ? Ce qui me gène c’est quand c’est fait par des gens que l’on connait, avec qui on a une vraie relation. Des phrases qui prouvent que malgré la réflexion, malgré la connaissance de ce dont on parle, le cliché est toujours là. J’essaye de ne pas en faire un drame. J’essaye d’arriver à mon but, tranquille comme un éléphant. Se battre de face contre ce genre d’hydre ne mène, je le crois, pas à grand-chose. La démonstration me parait être la meilleure façon de faire.
Actusf : Le lexique à la fin du roman est un petit bijou d'humour, est-ce pour conjurer le côté plus dur de votre histoire ou pour nous préparer à des romans plus légers ?
Justine Niogret : Hoù, ce vieux souvenir ! En fait j’ai commencé le premier lexique (de Chien, donc) sur ce ton, parce que je n’ai ni l’âge ni la culture pour me permettre d’être docte sur quoi que ce soit. Je ne me voyais pas expliquer les trucs, les machins et les bricoles en fumant une pipe de bruyère, assise sur un fauteuil en cuir, avec un cognac à la main et en tirant sur ma moustache. Vous savez, comme les vieux de Lovecraft (ou de Poe ? j’ai oublié) qui font un concours d’histoires horribles, et ont été aux Indes, en Afrique, et ont fait quarante-mille trucs tous plus exotiques que les autres. Eux, je veux bien qu’ils me parlent comme si j’étais en classe. Quant à moi, quand j’aurai tué un guépard mangeur d’hommes avec ma canne favorite, sans renverser mon thé ni salir mon chapeau colonial, je me prendrai très au sérieux et j’expliquerai tout ce que j’ai appris. Pas avant. Du moins je l’espère.
A la place du lecteur, j’aurais trouvé tout à fait puant qu’une gamine de trente berges vienne me démontrer ceci et cela sur le moyen-âge. Donc je l’ai dit en riant, et en essayant de faire rire. Parce que ça ne se veut rien de plus qu’un guide léger pour lire le roman.
Actusf : Vos projets prennent-ils toujours le chemin du Moyen Âge ou avez-vous d'autres horizons en tête ?
Justine Niogret : D’autres horizons, même si je semble toujours reprendre le chemin du Moyen-âge. Des livres sur la Rome impériale, la Table ronde, de la fantasy « classique », un post-apo en cours d’écriture, et un long projet de Steampunk. Plein de choses, des couleurs, des parfums. Pour moi, chaque projet a son goût à lui. J’aime aussi changer pour les recherches que ça force à faire, les nouveaux territoires à explorer. Et pourtant, le moyen-âge est là, une fois sur deux, et j’y retourne avec plaisir et joie. J’ai eu le Moyen-âge de Chien, un vieux douzième sale et noueux, de la boue et de la pluie. Là, je me lance dans un quatorzième plein de villes et de châteaux. Chien a été nourri de sagas et de celtisme, celui-ci le sera du Roman de Renart et de la matière de Bretagne. Je ne sais pas si la différence sera flagrante, mais pour moi, elle l’est.
C’est Stephen King qui disait que chaque écrivain a sa flaque favorite, celle où il vient boire pendant la nuit, en secret (peut-être que j’embellis, mais tant pis). Moi c’est le moyen-âge français. Et très honnêtement je n’ai aucune idée du pourquoi, parce que ce que j’aime, dans la vie, ce sont les vikings et les gladiateurs. Allez comprendre.
Merci sincèrement de cette interview !