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Prorata Temporis

Langue d'origine : Français
Aux éditions : 
Date de parution : 31/03/2007  -  livre
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Prorata Temporis

« Demain je rentre dans ma huitième décennie : “une nouvelle vie commence”, m’a dit l’édile de service quand il est passé ce matin sous le prétexte fallacieux du bonjour. Il va me falloir trouver un job, peut-être déloqueur de chien. Jusqu’à présent je m’y suis toujours refusé. Mais ce n’est pas bien difficile, une fois le chien attrapé, il faut lui inciser le tour des pattes et de la tête. L’ouvrir de la gorge jusqu’aux parties génitales puis décoller précautionneusement la peau. Tirer comme on le faisait pour les lapins quand ils existaient encore, pour les chats qui s’y substituèrent ; à la différence qu’ici, on n’exorbite pas. »

Errant dans les quartiers en friche d’une mégalopole inhumaine, le vieil homme se perd dans les reflets d’une vie déchue et les souvenirs d’une civilisation moribonde. Il est le témoin silencieux d’une société où les rebuts (vieux, pauvres et autres inutiles) sont éliminés par quiconque possède un permis de chasse, où les peintres dissidents se font greffer des yeux de chiens et où la solution à la malnutrition des plus démunis consiste à ouvrir les morgues au public.

Dans la même cité, les trois filles du vieil homme s’égarent, elles aussi, dans leurs destinées respectives. L’aînée a pourtant réussi sa vie – elle tient une belle boutique de stupéfiants dans les grands quartiers – mais les réminiscences de sa vie passée l’obsèdent. La cadette a, elle aussi, rompu les ponts avec son paternel depuis qu’elle a revendu les organes de sa mère défunte – après tout c’est son métier. Quant à la dernière née, elle est sémiologue-cinéaste : elle parcourt les quartiers des librairies, des bibliothèques – des quartiers désormais interdits – à la recherche de mots oubliés, de mots bannis et elle les sauvegarde sur bandes ; mais pour qui ?

Et, tous assistent au même discours d’un leader désincarné – et étrangement familier – relayé par le biais d’écrans géants trônant au centre de placettes délabrées.

« Ce matin, le magnus leader est apparu sur l’écran plasma qui barrait la petite place du quartier. Il y eut un remous dans les venelles avoisinantes. La crasse remuait, ramenant avec elle les odeurs d’une terreur que personne n’avait oubliée tant elle collait à la peau, tant elle était entrée à nos pores à jamais. L’image était propre, lisse, affable. Il fallait donc s’attendre au pire. Le sourire se fit soudain à la hauteur de notre angoisse. Les rues grouillaient, semblaient trembler. Les rats eux-mêmes d’ordinaire si liés à notre populace paraissaient refluer vers les trous d’ombre et nous abandonner, ajoutant encore à notre panique. Derrière son sourire, le Leader appela de ses vœux un monde plus juste, ajoutant qu’il savait nos douleurs et nos désirs, s’engageant à limoger ceux qui jouaient depuis trop longtemps avec nos vies, nos têtes et nos corps. Près de moi, un homme tituba, puis dans une quinte, cracha son sang. Les enfants à l’entour se jetèrent sur sa loque, ses frusques et ses expectorations dans l’espoir de les vendre. Ils riaient. Lui n’avait pas encore touché le sol. »

Prorata Temporis est, en ce qui me concerne, le meilleur ouvrage de science fiction de l’année 2007, et de loin l’un des plus beaux textes de science fiction française que j’ai lu. Prenant la forme de parcours entrecroisés au sein d’un récit empreint de poésie, cette novella tisse le panorama d’un futur auquel nous donnons tous, chaque jour, un peu plus corps. Poussant à l’extrême les dérives de la société actuelle, et ce sans tomber dans le clivage manichéen auquel les auteurs français du genre nous ont habitués, Jean-Claude Tardif interpelle et touche juste dans sa remise en question de la place de l’humain, de la famille et de l’art. Sa métaphore dystopique reflète intelligemment la déliquescence des liens humains dans un monde qui l’est de moins en moins.

Si le sujet n’est pas nouveau, l’adéquation du propos à notre réalité et la qualité du style hissent Prorata Temporis aux côtés des classiques du genre tels 1984 ou Le Meilleur des mondes, et en font un texte rare et précieux, un texte révolté, mais à la révolte sourde, amère. À l’image de la sémiologue-cinéaste du récit, Jean-Claude Tardif sauvegarde les derniers mots de ceux qui n’ont plus droit à la parole ; il écoute et retranscrit les voix de ceux qui ont perdu et qui le savent.

« La misère n’a pas de visage mais une multitude de sourires. Je les connais tous, je les ai vu courir, taper les flaques de leurs pieds nus pour un rêve impossible, un soleil dans la boue. Mes doigts ont fouillé leurs cheveux sales comme seuls le sont ceux des anges abandonnés. J’ai ri avec eux… Il y a si longtemps de cela. Ils ne cessaient de me répéter qu’on les avait volés, dépouillés de tout, à commencer de leur première chambre, celle où dorment le plein et le silence. Celle où l’on sevrait déjà l’amour, ce mot rond comme un roman qui gonfle dans les ventres, sous les robes en désordre. Je ne comprenais pas. Je me contentais de les prendre sur mes genoux pour leur dire des histoires anciennes, habitées de Grand-Bi, d’aéroplane et de petits enfants. Ce dernier mot les faisait sursauter comme si je les brûlais soudain. Qu’éveillait-il en eux ? Apeurés, ils s’égayaient telle une volée de moineaux maigres. D’ailleurs, qu’étaient-ils d’autres, eux que les troupes de sécurité pouvaient tirer lors de leurs entraînements en situation réelle. Qu’étaient-ils d’autres ? Jamais je n’ai osé le leur demander. Je restais seul, assis sur ce billot que j’avais réussi à sauver d’une lointaine révolution, avec dans la poche, froissée, une page égarée d’un quelconque livre d’Orwell ou de Dickens. Une pluie grasse coulait jusqu’au centre de mes joues caves et je pleurais avec elle. La nuit me trouvait là. Vivant. Si peu. »

Publié en mars dernier par la jeune maison d’édition Le Mort-Qui-Trompe – coupable également de la très recommandable revue Carbone – et ciselé par le poète et revuiste Jean-Claude Tardif, Prorata Temporis est LE texte de 2007 à lire. Qui plus est, l’objet est beau et justifie sans peine son prix : huit euros cinquante pour "seulement" soixante pages, mais soixante pages qui en disent plus et en sous-entendent davantage que tous ces pavés vides de sens qui polluent la ligne d’horizon de vos librairies préférées.

En guise de conclusion, voici un dernier extrait de Prorata Temporis (je sais ça fait beaucoup d’extraits pour peu de commentaires, mais devant un tel texte on ne peut que se taire).

« Les mots sont de drôles de choses, ils contiennent autant de mort que d’amour, autant de morgue que d’illusion. Nous sommes sans cesse en retard sur leurs histoires. Notre souffle n’est rien d’autre que leurs agonies et nous n’en savons rien. »

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