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New Byzance 1 - Ruines

Eric Corbeyran (Scénariste), Eric Chabbert (Dessinateur), Luca Malisan (Coloriste)
Cycle/Série : 
Langue d'origine : Français
Aux éditions : 
Date de parution : 23/01/2008  -  bd
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New Byzance 1 - Ruines

On ne présente plus Eric Corbeyran, scénariste BD né en 1964 à Marseille. Artiste aux registres variés, on lui doit notamment Le Chant des Stryges (Delcourt), Le Cadet des Soupetard (Dargaud) ou encore Le Fond du monde (Delcourt). Curieux et friand d’anecdotes, il multiplie les collaborations avec autant de jeunes talents que de grandes figures (Falque, Guérineau) et varie les éditeurs. Auteur prolifique, il n’a de cesse d’explorer de nouveaux univers et de nouveaux concepts, maniant avec aisance la poésie comme le fantastique.

Né à Nancy en 1966, Eric Chabbert se destinait depuis l’enfance au dessin de BD. Après de multiples détours par le commerce et la pub, il renoue avec ses premières amours en remportant un concours organisé par le magazine Vécu puis en réalisant son premier album Docteur Monge (Glénat) dès 1998.

Glénat multiplie l’innovation et la pêche aux bonnes idées (Le Décalogue, Le Triangle secret). L’éditeur frappe fort avec la promesse d’une série étoffée. New Byzance 1 - Ruines concrétise cet élan et mérite qu’on en salue la qualité graphique et la recherche scénaristique. La série Uchronie[s] semble réconcilier la BD avec une science-fiction critique et inspirée, et gageons qu’elle se joue des écueils actuels : la bande dessinée est un terrain de prédilection des séries à rallonge parfois à la limite de la « vache à lait ».

Il fallait oser…

Uchronie[s] est une série ambitieuse créée par Corbeyran début 2008. Elle se fonde sur le principe de réalités multiples de la planète. Pour l’explorer, Corbeyran l’applique à une ville et ses trois réalités. Les différents volets ont été confiés à trois dessinateurs différents : New Byzance (Chabbert), New Harlem (Tibery) et New York (Defali). Pour chaque ville, trois tomes sont envisagés et l’ensemble de l’œuvre trouvera son épilogue dans un tome final.

Ruines est le premier tome du volet New Byzance. Après les événements de septembre 2001, le monde capitaliste n’a pas résisté à la vague de terreur des attentats qui suivirent et il a cédé la place à l’Utopie Fondamentaliste instaurée par la clique extrémiste. Et ce système organisé par une religion d’état misogyne s’autogénère par un contrôle policier des plus efficaces et pervers : Zack Kosinski est l’un des prescients chargés de « recadrer » les criminels par la pensée et de prévenir ainsi toute criminalité factuelle. En guise d’électrochoc, il leurs distille des rêves ultra-réalistes où il met en scène la réalité qui surviendrait si tout le monde adoptait leur comportement déviant (réalité qui ressemble bizarrement à la nôtre…). Mais à la suite d’un contrôle de routine, le don de Zack donne soit-disant des signes de faiblesses. Dans une société ultra cadrée où chacun doit tenir sa place, il devient alors un élément déviant inutile et potentiellement dangereux pour le système. Dans sa fuite, un rêve redondant le mène sur les traces de Tia à la personnalité trouble… Dans les beaux quartiers, Mily est la femme de l’architecte le plus en vue de la ville : son projet Utopia doit représenter dans les prochaines années la ville hiérarchisée érigée à la gloire du Divin. Lorsque Mily soupçonne son mari d’infidélité, elle devient la proie de la loi violente et machiste réservée aux femmes et qui expose l’épouse suspicieuse à une défiguration sans procès : pour y échapper, Mily se réfugie auprès de Tia…

Un scénario bien urbain

Le message est clair et l’intrigue s’annonce solide. Corbeyran ne laisse rien au hasard pour assurer la crédibilité de l’Utopie Fondamentaliste. Les décors et les costumes sont particulièrement étudiés. L’architecture de New Byzance est notamment un des éléments les plus efficaces de cette mise en scène : elle témoigne d’une hiérarchie entre la ville basse et la ville haute marquée par le contraste entre médina et hautes tours inaccessibles. Jusqu’à la conception d’Utopia, dont les préceptes urbanistiques (transcender l’immortalité de l’homme) ne sont pas sans rappeler les règles architecturales du château de Versailles (le Roi au centre de l’organisation, dominant l’horizon à l’image du Dieu dont il est l’émissaire terrestre) ou la ville parfaite du national socialisme, expression d’un pouvoir…

Les Uchronie[s] de Corbeyran se situent ainsi dans la grande tradition de l’anticipation urbaine de la science fiction. De tout temps, la ville a été le creuset des expériences les plus audacieuses, du métro aérien parisien de Jules Verne (Paris au XXème siècle) aux villes végétales de Luc Schuiten (Archiborescence). Corbeyran en fait le territoire d’une intrigue où la ville est un véritable outil de contrôle et de gestion des populations (mais autant dire que l’inspiration ne manque pas dans nos sociétés occidentales…).

Une inspiration qui séduit

A plusieurs reprises, Corbeyran pose les bases de liens pressentis avec les autres séries d’Uchronie[s]. Ce qui rajoute un piment plus qu’agréable à la lecture de Ruines. Il affiche, notamment par un dénouement bien amené, son ambition pour la série : jouer avec les arcanes du temps pour mettre à nu les politiques mondiales actuelles et déterminer les responsabilités. Son analyse s’annonce sans concession : y compris pour l’ultra-libéralisme de notre société dont l’injustice n’est peut-être pas meilleure qu’une Utopie Fondamentaliste… La description du système de New Byzance est subtilement intégrée aux actions si bien que la fluidité de l’intrigue est sans tache et qu’on finit la lecture avec à la fois une connaissance du contexte et une mise en haleine parfaites. Les trouvailles justes et crédibles se multiplient : la burka des femmes s’agrémente d’un masque dont la gent féminine se pare à l’image d’un collier ou d’une bague dans les soirées mondaines (cynique ou visionnaire ?) et les bow-windows et autres oriels sur les façades des tours d’inspiration victorienne s’ornent de fenêtres en ogives typiques des palais orientaux. De quoi faire hurler les puristes du genre. Mais Corbeyran construit sa ville en observant le principe simple selon lequel forme urbaine et organisation sociale sont intimement liées depuis que l’homme bâtit. Il manie ainsi le syncrétisme sous toutes ses formes, avec pertinence, imagination et force détails : on y adhère sans effort !

Une qualité graphique saisissante

Les planches de Chabbert sont relativement denses mais trouvent un bel équilibre avec les vues plongeantes et les panoramiques urbains qui reviennent comme un leitmotiv tout au long des scènes. La rigueur du trait exclut naturellement le champ poétique du dessin, mais il est indissociable du rationalisme du scénario. Les textures et les motifs d’arrière-plan sont savamment dosés sans qu’il en soit fait un usage maladif. Un apport très appréciable d’une case à l’autre : les décors urbains comme les ambiances d’intérieur sont très maîtrisés (le dessin d’un tapis, une frise murale) et marquent durablement l’esprit. Ce souci du détail graphique libère les bulles de descriptions superflues. Le texte et le dessin s’articulent à merveille.

Les textes justement sont une autre force de l’album. Les bulles sont fournies mais ils s’agit de dialogues fluides et sans lourdeur. L’expression et le ton sont vifs et concis, mais ils n’oublient pas de faire avancer l’intrigue sans explications allongées. Une lecture intense dont on a du mal à se détacher et qui procure un réel plaisir. La complémentarité entre le dessin et les textes est remarquable : notamment dans les gros plans sur les regards lorsque le discours d’un personnage doit capter l’attention du lecteur.

La mise en couleur et les éclairages sont eux aussi à la hauteur de la qualité supérieure de l’album. Les scènes nocturnes de la médina sont à ce titre très réalistes et les lumières du souk sont dignes d’un travail photographique original. La palette de couleurs est vaste : pas de tendance marquée donc, mais comme les textes, la colorisation est un acteur indispensable de la cohérence générale des planches.

C’est presque trop mais on en redemande !

Une valeur sûre

Des constructions scénaristiques élaborées et particulièrement efficaces font de Ruines une réussite alors que la plupart des premiers tomes de mise en route souffrent généralement de longueurs et de « petits ratés » au démarrage. La maîtrise de l’album est telle qu’on est donc entièrement happé par l’histoire et que le dessin y est pour beaucoup. Pas d’esthétique novatrice, donc, mais une idée à suivre de très près.

À se procurer sans aucun doute !
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