Avant de rejoindre les rédactions de Galaxies et de Bifrost (où il officie toujours), Xavier Bruce dirigeait un fanzine, Trans/Fictions, ouvert à la science-fiction mais plus généralement orienté vers les littératures transgressives – essentiellement anglo-saxonnes. Publié par Olivier Girard (également rédacteur en chef de Bifrost) au Bélial’, et disponible au format numérique, Incarnations est son premier roman.
Le pitch est plutôt simple. Antonin Fabrio, ancien petit maître du cinéma « bis » longtemps resté dans l’ombre de Ricardo Freda, organise une sorte de jeu de rôle grandeur nature dans une ancienne charcuterie industrielle. Les joueurs (cinq jeunes hommes et femmes, recrutés pour leur profil psychologique – voire psychiatrique – intéressant), devront incarner – ou plutôt, selon les règles du metteur en scène, « bioincarner » – des personnages réels : les parents de Fabrio, Hélène (sa femme et son égérie, dont la mort est communément attribuée à l’artiste sulfureux lui-même), Fabrio adolescent et, last but not least, Fabrio mort… À mesure qu’ils s’enfoncent dans les salles du labyrinthe industriel, nos cinq paumés se glissent dans la peau de leurs personnages, ne reculant devant rien pour… pour quoi au juste ? On ne sait pas trop… L’amour du maître du jeu ?... Sa considération ?... Une vie nouvelle ?... Quoi qu’il en soit, le chemin sera long jusqu’à la métamorphose finale. Torture, automutilation, meurtre : tout est permis dans l’arène labyrinthique et cauchemardesque de Fabrio, pourvu que quelque chose (mais quoi ?) survienne…
Dès ses premières pages, Incarnations met en place un univers singulier et n’en sortira plus, au risque de nous laisser définitivement sur le seuil. Les bioacteurs prisonniers de la peu rassurante charcuterie désaffectée évoluent en effet dans un monde pervers, psychotique, tout en illusions et faux semblants, dont l’atmosphère délétère (plutôt que la violence elle-même, relativement retenue : Xavier Bruce ne fait pas dans la surenchère gratuite) n’est pas sans similitudes avec la complaisance esthétique de la vague actuelle de films d’horreur sadique (Saw, Hostel, etc.) – auxquels les outils sanglants de la couverture font d’ailleurs immanquablement penser.
Désincarnation
Dans la droite lignée des articles de l’auteur dans les pages des revues citées plus haut, Incarnations est écrit dans un style minimaliste, presque exclusivement composé de phrases très courtes et, très souvent, de phrases nominales (sans verbe), qu’on devine inspiré des écrivains américains contemporains (Ellis, Ellroy, McCarthy, Evenson, Palahniuk…) et qui se voudrait sans doute, comme l’impose le cliché, « tranchant comme un rasoir », mais une réduction syntaxique aussi systématique aurait nécessité une maîtrise que Xavier Bruce, en dépit des vœux de panthéonisation exprimés par une quatrième de couverture naïve ou putassière, ne possède manifestement pas encore. Le verbe ici n’est pas tant dépouillé, épuré ou taillé au scalpel, que squelettique, mécanique, passé au karcher ou à l’équarrisseuse – avec son martèlement monotone – et, de surcroît, relativement pauvre – en un mot, décharné : « La voix d’Hélène Makant ? Impossible à déterminer. Et pourtant, j’en ai maintenant la quasi certitude : Tristan a retrouvé Hélène. C’est très certainement ce qui vient de se produire, là-haut, d’une façon ou d’une autre. Tristan a trouvé ce qu’il était venu chercher. Pour le pire ou pour le meilleur. Mais il l’a trouvé » (126). À l’échelle d’un roman, le résultat est assez pénible. L’on peut néanmoins se demander si Xavier Bruce n’est pas, avant tout, la première victime de son éditeur qui, non content de n’avoir pas su éviter les trop nombreuses coquilles, répétitions et fautes de français dont souffre le texte (les correcteurs du Bélial’ ne sont pas seuls : c’est une véritable épidémie qui frappe les littératures d’imaginaire), n’a de toute évidence pas réalisé qu’il tenait entre les mains un manuscrit certes prometteur, pourquoi pas, mais en vérité trop inabouti pour ne pas exiger un sérieux travail de réécriture.
Longue vie à la nouvelle carne
Nous l’avons dit, Incarnations met en scène un véritable jeu de rôle dont, détails importants, les actions ne sont pas simulées, et dont les participants ignorent les finalités. Puisque nous n’entendons pas dévoiler ici ce qui émergera de l’immersion des cinq jeunes gens dans l’usine-cerveau zodiacale (ils traverseront douze salles) de Fabrio, et puisque, par ailleurs, le sens de cette mise en scène nous aura échappé autant, semble-t-il, qu’aux personnages, avançons seulement qu’il est possible d’envisager ce dispositif expérimental comme une mise en abyme du processus créatif du roman lui-même. Xavier Bruce a-t-il agi comme Fabrio, lâchant ses victimes dans l’arène de ses fantasmes déments, les observant, moins démiurge que spectateur, sans savoir ce que ça donnerait (sans même savoir, peut-être, si ça donnerait quelque chose), les sculptant seulement, au fur et à mesure, de sa tronçonneuse stylistique ?... Plausible. La chose qui naît des amours baroques des personnages, serait alors métaphore de l’œuvre finale, ce roman tordu, indéfinissable et, pour ne rien vous cacher, extrêmement bizarre que nous tenons dans nos mains… D’accord, d’accord. Mais dans ce cas que penser de la fanfaronnade finale, qui semble annoncer une invasion semblable à celles des premiers longs-métrages de Cronenberg (Frissons, Rage) ou des films de zombies de Romero (Zombie, Day of the Dead…) ?...
L’on pourrait d’ailleurs trouver d’autres points de rencontre avec l’œuvre du cinéaste canadien (l’expérience menée sur des cobayes humains en vase clos, et la présence d’un télépathe, rappellent assurément l’excellent Stereo). Mais chez Cronenberg, il s’agissait à chaque fois d’observer les effets, sur une communauté, d’un agent extérieur qui altérait la personnalité en exacerbant les pulsions (de mort ou sexuelles) : flux mentaux dans Stereo – bien que nous ne sachions pas en définitive si les pensionnaires de l’institut étaient télépathes ou schizos –, parasite dans Rage, virus dans Frissons. Et l’origine du mal était toujours scientifique : notre dépendance à l’égard de notre environnement technologique est telle que nos corps et nos organismes en sont affectés, au point, peut-être, de modifier notre rapport au monde de façon incontrôlable. Autant de remises en perspective de nos comportements. La « nouvelle chair » de Videodrome (où il s’agissait encore d’échapper à l’emprise d’une « programmation »), film implicitement cité dans le roman (la salle du « lupanar érotique » et ses séquences pornographiques projetées sur des écrans tactiles) n’était qu’une autre manière, sophistiquée, de désigner la transformation de Max Renn, véritable sujet du film. Or, autant que nous puissions en juger, on ne trouve rien de tel dans Incarnations. Si les personnages évoluent et, pour les survivants (car tous n’en réchapperont pas), se métamorphosent littéralement, on ne peut pas dire qu’ils se révèlent à eux-mêmes ou aux autres. Le huis clos est parfaitement hermétique.
Chambre froide
Et c’est là la dramatique limite de ce roman : par quelque bout qu’on le prenne, qu’on le presse et qu’on le secoue, il n’en sort rien, sinon quelques sentences expéditives, tristement misanthropiques, sur l'humanité considérée comme de la barbaque déterministe (tout le contraire de l’existentialisme cronenbergien, donc) : « Un lourd cylindre de trois mètres de hauteur. Acier inoxydable. Un monstre de métal, scintillant comme un soleil. Chaleureux à sa manière. On accède à son sommet par une petite échelle. À l’intérieur, une énorme hélice, qui monte, qui descend et qui broie. Tout. N’importe quoi. Car le plus beau, c’est que pour ce géant métallique, toute l’opération n’est rien d’autre qu’un exercice technique : réceptionner un corps animal, l’accueillir en son sein, et en faire le plus de morceaux possibles en un minimum de temps. Une belle image de la vie, finalement » (57-58). Le problème est d’autant plus flagrant que s’il prend grand soin de masquer toute signification, nous laissant dans l’ignorance et l’expectative, l’auteur affuble cependant ses post-adolescents de profils psychologiques pachydermiques : alcool, viols, sectes, familles de timbrés… Tristan Choume, lui, est gros (« Gros. Gros. Beaucoup trop volumineux, même pour cette chambre aux proportions démesurées. Et toujours cette sensation pénible quand il pénètre dans un endroit nouveau : l’impression que son corps l’y a précédé. À croire que son propre surplus de graisse a perpétuellement un temps d’avance sur lui. C’est vraiment répugnant. Pourtant c’est lui, Tristan Choume. Cette masse totale de chair flasque, c’est ce qu’il est. C’est sa personne, son être. Et son problème. », p. 34) et plus ou moins nécrophile, et Quentin Dromer, le principal narrateur, est un loser dont la seule caractéristique notable est d’être doué de certains pouvoirs télépathiques (par exemple, il anticipe toujours les événements au dernier moment, comme un acteur se souvenant du scénario in extremis à chaque plan). (Et n’oublions pas, pour compléter le tableau, Karine, la « conseillère artistique » de Fabrio, et les deux clowns à tout faire de l’endroit, Hector la grosse brute et Raoul l’homme aux bras atrophiés et aux personnalités multiples.)
Dépouillé de son verbe, le récit ne parvient à tromper notre ennui qu’en ces trop rares occasions où, oubliant quelque peu la raideur du projet, l’auteur assume enfin ses outrances, quand il n’hésite plus à donner dans le lyrisme grotesque et déviant (ainsi ce passage où Linda subit les assauts de « l’homme-meuble » ou cet autre, où le contact d’un gant de fer et d’une main en bois, armes meurtrières, se révèle d’une douceur inattendue). Dans ses meilleurs moments, Incarnations nous laisse alors entrevoir ce qu’il aurait peut-être pu être : une version moderne et dérangée du Grand Guignol. Mais le Grand Guignol est le lieu des excès et de la dérision. Ici au contraire, tout happening festif, tel qu’un Argento [1] par exemple, a su le mettre en scène dans le mésestimé Ténèbres, est proscrit. Déficit de sens, déficit d’émotion. Une poésie du macabre à la Lucio Fulci aurait pu transparaître à travers certains tableaux particulièrement pervers (une horde de chiens dévorant des morceaux de viande saignante à même le corps nu de Fabrice…), mais l’auteur la désamorce par son style désespérément monochrome. Le but, le résultat, restent très obscurs (ce qui a pu suggérer d’abusifs rapprochements avec David Lynch, mais Lynch c'est un surplus de sens, ça jaillit de partout). À défaut de comprendre, vivons-nous tout de même quelque expérience stimulante ? Hélas. Plus encore que son opacité sémantique, c’est son manque de distanciation et son absence zélée d’échappatoire (mot féminin, chers correcteurs du Bélial’) et de folie, auxquels le style fait écho, qui nous gênent. Jamais nous ne ressentons quoi que ce soit, ne serait-ce qu’un léger trouble.
(Bio)incarnation
Reste enfin à évoquer ce concept à la base du roman, la « bioincarnation », formule a priori pléonastique puisque l’incarnation (prendre une nature humaine tout entière, se faire homme, corps et âme – comme tous les autres hommes, ajoutent les Chrétiens) est déjà, par définition, biologique. « Bio » comme biographie alors, puisqu’il s’agit de revivre certains événements clés ? Certes. Sans doute faut-il l’entendre ainsi. Mais en quoi est-ce vraiment différent de l’ « incarnation » d’un rôle par un acteur ? Si l’auteur parle de bio-incarnation, c’est pourtant qu’il la distingue de l’incarnation « simple » (et pourtant le titre n’a pas retenu le préfixe). L’incarnation, c’est quoi ? C’est un concept chrétien (le verbe fait chair), elle est ce qui manifeste l’être trinitaire de Dieu, et révèle qu’il y a une place pour l’homme en Lui (et que l’homme est d’origine divine). Elle est, fondamentalement, une annonce et un mystère. Incarnations n’annonce rien, et ne cultive pas le mystère – seulement l’opacité. De fait, toute tentative d’interprétation dans ce sens semble vouée à l’échec. Il s’agit seulement, pour ces jeunes gens, d’être les corps de Fabrio, et d’Hélène, et du père de Fabrio. Pourquoi ? La réponse nous sera refusée. Même le « comment » nous échappe. Les bioacteurs – les « sculptures-cobayes » du sous-titre – sont de vraies marionnettes, des possédés aux réactions automatisées, suscitées par stimuli mécaniques. Des avatars, en somme. Ça ne vit pas là-dedans, ça ne vibre pas. S’incarner, dans l’univers de l’auteur, c’est devenir carne, chair sans verbe, sans désir, sans monde ou arrière-monde, sans Dieu, sans verticalité (le monte-charge ne compte pas), sans mystère, sans esprit !
Chair à Saw VI
Rien ne sourd de ce livre, rien ne transpire, rien ne jaillit ni ne suinte ; avec le sang rien ne s’écoule, surtout pas la vie. Les corps sont absents, supplantés par des pantins privés d’âme qui tressautent dans un morne labyrinthe mental, et c’est d’un œil las, incapable d’empathie, définitivement indifférent à leur sort, que nous épions ces rejetons détraqués de Koh Lanta et Loft Story. Et à force de jouer du scalpel comme un boucher, l’auteur a fini par se trancher les cordes vocales : sa « voix », par laquelle il aurait dû s’incarner, devient inaudible. Mais Incarnations – à réserver, donc, aux amateurs de jeux extrêmes à la Saw que ne rebute point la sécheresse maladive du style – est un premier roman. Si à l’avenir Xavier Bruce nous ouvre les portes de son univers, et s’il redonne chair à son verbe désincarné – autrement dit s’il troque son marteau-pilon stérile contre une plume gorgée de suc –, alors nous le suivrons volontiers.
[1] Dans le nom d’Hélène Makant, la femme de Fabrio, résonne peut-être celui de la sorcière de Suspiria, Helena Markos...
Le pitch est plutôt simple. Antonin Fabrio, ancien petit maître du cinéma « bis » longtemps resté dans l’ombre de Ricardo Freda, organise une sorte de jeu de rôle grandeur nature dans une ancienne charcuterie industrielle. Les joueurs (cinq jeunes hommes et femmes, recrutés pour leur profil psychologique – voire psychiatrique – intéressant), devront incarner – ou plutôt, selon les règles du metteur en scène, « bioincarner » – des personnages réels : les parents de Fabrio, Hélène (sa femme et son égérie, dont la mort est communément attribuée à l’artiste sulfureux lui-même), Fabrio adolescent et, last but not least, Fabrio mort… À mesure qu’ils s’enfoncent dans les salles du labyrinthe industriel, nos cinq paumés se glissent dans la peau de leurs personnages, ne reculant devant rien pour… pour quoi au juste ? On ne sait pas trop… L’amour du maître du jeu ?... Sa considération ?... Une vie nouvelle ?... Quoi qu’il en soit, le chemin sera long jusqu’à la métamorphose finale. Torture, automutilation, meurtre : tout est permis dans l’arène labyrinthique et cauchemardesque de Fabrio, pourvu que quelque chose (mais quoi ?) survienne…
Dès ses premières pages, Incarnations met en place un univers singulier et n’en sortira plus, au risque de nous laisser définitivement sur le seuil. Les bioacteurs prisonniers de la peu rassurante charcuterie désaffectée évoluent en effet dans un monde pervers, psychotique, tout en illusions et faux semblants, dont l’atmosphère délétère (plutôt que la violence elle-même, relativement retenue : Xavier Bruce ne fait pas dans la surenchère gratuite) n’est pas sans similitudes avec la complaisance esthétique de la vague actuelle de films d’horreur sadique (Saw, Hostel, etc.) – auxquels les outils sanglants de la couverture font d’ailleurs immanquablement penser.
Désincarnation
Dans la droite lignée des articles de l’auteur dans les pages des revues citées plus haut, Incarnations est écrit dans un style minimaliste, presque exclusivement composé de phrases très courtes et, très souvent, de phrases nominales (sans verbe), qu’on devine inspiré des écrivains américains contemporains (Ellis, Ellroy, McCarthy, Evenson, Palahniuk…) et qui se voudrait sans doute, comme l’impose le cliché, « tranchant comme un rasoir », mais une réduction syntaxique aussi systématique aurait nécessité une maîtrise que Xavier Bruce, en dépit des vœux de panthéonisation exprimés par une quatrième de couverture naïve ou putassière, ne possède manifestement pas encore. Le verbe ici n’est pas tant dépouillé, épuré ou taillé au scalpel, que squelettique, mécanique, passé au karcher ou à l’équarrisseuse – avec son martèlement monotone – et, de surcroît, relativement pauvre – en un mot, décharné : « La voix d’Hélène Makant ? Impossible à déterminer. Et pourtant, j’en ai maintenant la quasi certitude : Tristan a retrouvé Hélène. C’est très certainement ce qui vient de se produire, là-haut, d’une façon ou d’une autre. Tristan a trouvé ce qu’il était venu chercher. Pour le pire ou pour le meilleur. Mais il l’a trouvé » (126). À l’échelle d’un roman, le résultat est assez pénible. L’on peut néanmoins se demander si Xavier Bruce n’est pas, avant tout, la première victime de son éditeur qui, non content de n’avoir pas su éviter les trop nombreuses coquilles, répétitions et fautes de français dont souffre le texte (les correcteurs du Bélial’ ne sont pas seuls : c’est une véritable épidémie qui frappe les littératures d’imaginaire), n’a de toute évidence pas réalisé qu’il tenait entre les mains un manuscrit certes prometteur, pourquoi pas, mais en vérité trop inabouti pour ne pas exiger un sérieux travail de réécriture.
Longue vie à la nouvelle carne
Nous l’avons dit, Incarnations met en scène un véritable jeu de rôle dont, détails importants, les actions ne sont pas simulées, et dont les participants ignorent les finalités. Puisque nous n’entendons pas dévoiler ici ce qui émergera de l’immersion des cinq jeunes gens dans l’usine-cerveau zodiacale (ils traverseront douze salles) de Fabrio, et puisque, par ailleurs, le sens de cette mise en scène nous aura échappé autant, semble-t-il, qu’aux personnages, avançons seulement qu’il est possible d’envisager ce dispositif expérimental comme une mise en abyme du processus créatif du roman lui-même. Xavier Bruce a-t-il agi comme Fabrio, lâchant ses victimes dans l’arène de ses fantasmes déments, les observant, moins démiurge que spectateur, sans savoir ce que ça donnerait (sans même savoir, peut-être, si ça donnerait quelque chose), les sculptant seulement, au fur et à mesure, de sa tronçonneuse stylistique ?... Plausible. La chose qui naît des amours baroques des personnages, serait alors métaphore de l’œuvre finale, ce roman tordu, indéfinissable et, pour ne rien vous cacher, extrêmement bizarre que nous tenons dans nos mains… D’accord, d’accord. Mais dans ce cas que penser de la fanfaronnade finale, qui semble annoncer une invasion semblable à celles des premiers longs-métrages de Cronenberg (Frissons, Rage) ou des films de zombies de Romero (Zombie, Day of the Dead…) ?...
L’on pourrait d’ailleurs trouver d’autres points de rencontre avec l’œuvre du cinéaste canadien (l’expérience menée sur des cobayes humains en vase clos, et la présence d’un télépathe, rappellent assurément l’excellent Stereo). Mais chez Cronenberg, il s’agissait à chaque fois d’observer les effets, sur une communauté, d’un agent extérieur qui altérait la personnalité en exacerbant les pulsions (de mort ou sexuelles) : flux mentaux dans Stereo – bien que nous ne sachions pas en définitive si les pensionnaires de l’institut étaient télépathes ou schizos –, parasite dans Rage, virus dans Frissons. Et l’origine du mal était toujours scientifique : notre dépendance à l’égard de notre environnement technologique est telle que nos corps et nos organismes en sont affectés, au point, peut-être, de modifier notre rapport au monde de façon incontrôlable. Autant de remises en perspective de nos comportements. La « nouvelle chair » de Videodrome (où il s’agissait encore d’échapper à l’emprise d’une « programmation »), film implicitement cité dans le roman (la salle du « lupanar érotique » et ses séquences pornographiques projetées sur des écrans tactiles) n’était qu’une autre manière, sophistiquée, de désigner la transformation de Max Renn, véritable sujet du film. Or, autant que nous puissions en juger, on ne trouve rien de tel dans Incarnations. Si les personnages évoluent et, pour les survivants (car tous n’en réchapperont pas), se métamorphosent littéralement, on ne peut pas dire qu’ils se révèlent à eux-mêmes ou aux autres. Le huis clos est parfaitement hermétique.
Chambre froide
Et c’est là la dramatique limite de ce roman : par quelque bout qu’on le prenne, qu’on le presse et qu’on le secoue, il n’en sort rien, sinon quelques sentences expéditives, tristement misanthropiques, sur l'humanité considérée comme de la barbaque déterministe (tout le contraire de l’existentialisme cronenbergien, donc) : « Un lourd cylindre de trois mètres de hauteur. Acier inoxydable. Un monstre de métal, scintillant comme un soleil. Chaleureux à sa manière. On accède à son sommet par une petite échelle. À l’intérieur, une énorme hélice, qui monte, qui descend et qui broie. Tout. N’importe quoi. Car le plus beau, c’est que pour ce géant métallique, toute l’opération n’est rien d’autre qu’un exercice technique : réceptionner un corps animal, l’accueillir en son sein, et en faire le plus de morceaux possibles en un minimum de temps. Une belle image de la vie, finalement » (57-58). Le problème est d’autant plus flagrant que s’il prend grand soin de masquer toute signification, nous laissant dans l’ignorance et l’expectative, l’auteur affuble cependant ses post-adolescents de profils psychologiques pachydermiques : alcool, viols, sectes, familles de timbrés… Tristan Choume, lui, est gros (« Gros. Gros. Beaucoup trop volumineux, même pour cette chambre aux proportions démesurées. Et toujours cette sensation pénible quand il pénètre dans un endroit nouveau : l’impression que son corps l’y a précédé. À croire que son propre surplus de graisse a perpétuellement un temps d’avance sur lui. C’est vraiment répugnant. Pourtant c’est lui, Tristan Choume. Cette masse totale de chair flasque, c’est ce qu’il est. C’est sa personne, son être. Et son problème. », p. 34) et plus ou moins nécrophile, et Quentin Dromer, le principal narrateur, est un loser dont la seule caractéristique notable est d’être doué de certains pouvoirs télépathiques (par exemple, il anticipe toujours les événements au dernier moment, comme un acteur se souvenant du scénario in extremis à chaque plan). (Et n’oublions pas, pour compléter le tableau, Karine, la « conseillère artistique » de Fabrio, et les deux clowns à tout faire de l’endroit, Hector la grosse brute et Raoul l’homme aux bras atrophiés et aux personnalités multiples.)
Dépouillé de son verbe, le récit ne parvient à tromper notre ennui qu’en ces trop rares occasions où, oubliant quelque peu la raideur du projet, l’auteur assume enfin ses outrances, quand il n’hésite plus à donner dans le lyrisme grotesque et déviant (ainsi ce passage où Linda subit les assauts de « l’homme-meuble » ou cet autre, où le contact d’un gant de fer et d’une main en bois, armes meurtrières, se révèle d’une douceur inattendue). Dans ses meilleurs moments, Incarnations nous laisse alors entrevoir ce qu’il aurait peut-être pu être : une version moderne et dérangée du Grand Guignol. Mais le Grand Guignol est le lieu des excès et de la dérision. Ici au contraire, tout happening festif, tel qu’un Argento [1] par exemple, a su le mettre en scène dans le mésestimé Ténèbres, est proscrit. Déficit de sens, déficit d’émotion. Une poésie du macabre à la Lucio Fulci aurait pu transparaître à travers certains tableaux particulièrement pervers (une horde de chiens dévorant des morceaux de viande saignante à même le corps nu de Fabrice…), mais l’auteur la désamorce par son style désespérément monochrome. Le but, le résultat, restent très obscurs (ce qui a pu suggérer d’abusifs rapprochements avec David Lynch, mais Lynch c'est un surplus de sens, ça jaillit de partout). À défaut de comprendre, vivons-nous tout de même quelque expérience stimulante ? Hélas. Plus encore que son opacité sémantique, c’est son manque de distanciation et son absence zélée d’échappatoire (mot féminin, chers correcteurs du Bélial’) et de folie, auxquels le style fait écho, qui nous gênent. Jamais nous ne ressentons quoi que ce soit, ne serait-ce qu’un léger trouble.
(Bio)incarnation
Reste enfin à évoquer ce concept à la base du roman, la « bioincarnation », formule a priori pléonastique puisque l’incarnation (prendre une nature humaine tout entière, se faire homme, corps et âme – comme tous les autres hommes, ajoutent les Chrétiens) est déjà, par définition, biologique. « Bio » comme biographie alors, puisqu’il s’agit de revivre certains événements clés ? Certes. Sans doute faut-il l’entendre ainsi. Mais en quoi est-ce vraiment différent de l’ « incarnation » d’un rôle par un acteur ? Si l’auteur parle de bio-incarnation, c’est pourtant qu’il la distingue de l’incarnation « simple » (et pourtant le titre n’a pas retenu le préfixe). L’incarnation, c’est quoi ? C’est un concept chrétien (le verbe fait chair), elle est ce qui manifeste l’être trinitaire de Dieu, et révèle qu’il y a une place pour l’homme en Lui (et que l’homme est d’origine divine). Elle est, fondamentalement, une annonce et un mystère. Incarnations n’annonce rien, et ne cultive pas le mystère – seulement l’opacité. De fait, toute tentative d’interprétation dans ce sens semble vouée à l’échec. Il s’agit seulement, pour ces jeunes gens, d’être les corps de Fabrio, et d’Hélène, et du père de Fabrio. Pourquoi ? La réponse nous sera refusée. Même le « comment » nous échappe. Les bioacteurs – les « sculptures-cobayes » du sous-titre – sont de vraies marionnettes, des possédés aux réactions automatisées, suscitées par stimuli mécaniques. Des avatars, en somme. Ça ne vit pas là-dedans, ça ne vibre pas. S’incarner, dans l’univers de l’auteur, c’est devenir carne, chair sans verbe, sans désir, sans monde ou arrière-monde, sans Dieu, sans verticalité (le monte-charge ne compte pas), sans mystère, sans esprit !
Chair à Saw VI
Rien ne sourd de ce livre, rien ne transpire, rien ne jaillit ni ne suinte ; avec le sang rien ne s’écoule, surtout pas la vie. Les corps sont absents, supplantés par des pantins privés d’âme qui tressautent dans un morne labyrinthe mental, et c’est d’un œil las, incapable d’empathie, définitivement indifférent à leur sort, que nous épions ces rejetons détraqués de Koh Lanta et Loft Story. Et à force de jouer du scalpel comme un boucher, l’auteur a fini par se trancher les cordes vocales : sa « voix », par laquelle il aurait dû s’incarner, devient inaudible. Mais Incarnations – à réserver, donc, aux amateurs de jeux extrêmes à la Saw que ne rebute point la sécheresse maladive du style – est un premier roman. Si à l’avenir Xavier Bruce nous ouvre les portes de son univers, et s’il redonne chair à son verbe désincarné – autrement dit s’il troque son marteau-pilon stérile contre une plume gorgée de suc –, alors nous le suivrons volontiers.
[1] Dans le nom d’Hélène Makant, la femme de Fabrio, résonne peut-être celui de la sorcière de Suspiria, Helena Markos...