- le  
Interview de Viktoriya et Patrice Lajoye
Commenter

Interview de Viktoriya et Patrice Lajoye

ActuSF : D'où vous vient votre intérêt pour la Russie ? Et pour la science-fiction soviétique?
Patrice Lajoye : De l'amour! Viktoriya, ma femme, étant russe, il est un peu normal que je m'intéresse à son pays. Sinon je nourrissais déjà un intérêt certain pour les romans des Strougatski, et lors de mon premier voyage en Russie, j'ai été effaré par ce que j'ai pu y voir: des livres de science-fiction et de Fantasy qui couvraient des murs entiers de librairies. Je me suis dit qu'il fallait donc bien m'intéresser à la chose, et la voie d'entrée la plus simple était celle de la science-fiction soviétique, par des textes déjà traduits en France. J'ai fait ça aussi méthodiquement que possible, en rassemblant tout ce que je pouvais.

ActuSF : Quelles particularités ont ces textes de SF "soviétique" ?
Patrice Lajoye : En ont-ils vraiment une? Le seul point commun qui les unis réellement est l'absence quasi-totale de guerre, sauf en arrière plan, comme détail historique passé. C'est là l'effet de la chape de plomb officielle: jusque dans la littérature on pratique l' « amitié entre les peuples ». Certains auteurs ont appliqué tels quels ces a priori idéologiques, d'autres, comme les Strougatski et ceux qui les ont suivis, ont plutôt tenté de jouer avec, un peu à la manière d'un Asimov qui édicte les lois de la robotique pour mieux les contourner dans ses nouvelles. Mais c'était tout de même quelque chose de risqué.

ActuSF : Comment est née le projet d'anthologie avec Rivière Blanche ?
Patrice Lajoye : Un peu par hasard. En mettant en place mon site internet sur la SF soviétique, je pensais de plus en plus à rassembler des textes libres de droit et à les mettre en ligne, tels quels. Et puis Philippe Ward m'a contacté, et m'a demandé si je pouvais faire un Dimension Russie. J'ai évidemment sauté sur l'occasion, mais à ce moment ma connaissance du russe était encore trop mauvaise (elle l'est toujours: j'essaie d'apprendre au même rythme que ma fille!), et donc je lui ai proposé, en guise de préparation, de faire d'abord une anthologie de SF soviétique, ce qui nous laissait le temps, à ma femme et moi, de réfléchir à une suite concernant la SF russe actuelle.

ActuSF : Quels critères ont présidé à vos choix d'auteurs et de textes ?
Patrice Lajoye : Voilà une question piège. En premier lieu, je ne voulais pas m'enfermer dans une optique politique. Le seul critère de base était: le texte me plaît-il ou non? Me fait-il rêver, me fait-il réfléchir? C'est évidemment très subjectif. Mais je ne voulais pas d'un catalogue représentatif du genre. Il y a par exemple un texte que j'aime beaucoup, dont j'ai déjà parlé sur le forum d'ActuSF, qui est La Balade des Etoiles de Guenrick Altov et Valentina Jouraliova, qui est un texte qui entre dans la stricte orthodoxie soviétique, avec même une citation de Lénine. Pourtant c'est un texte magnifique, aux accents très proche de Cordwainer Smith. Mais il était trop long pour une anthologie, et c'est L'Astronaute, de la seule Valentina Jouravliova, qui l'a remplacé. Cependant, il est vrai que les textes des « physiciens » (ceux qui se sont opposés aux Strougatski dans les années 1960) sont globalement très mauvais, ou au mieux ennuyeux. Et ils ont très mal vieilli.

ActuSF : Y a-t-il des thèmes que l'on retrouve dans les nouvelles de l'anthologie ? Que peut-on en dire à quelqu'un qui ne l'aurait pas lue ?
Patrice Lajoye : Un thème commun, mais qui est je pense général à toute forme de SF qui se veut un peu pensée: une réflexion sur le futur, une réflexion qui est tout de même un peu angoissée. Cette SF n'est pas tellement optimiste, malgré des apparences de bonne volonté. Même les deux textes « pacifistes » qui concluent l'anthologie laissent un goût amer. Certes ils finissent bien, mais ils dévoilent malgré tout toute l'ampleur de la bêtise humaine, qui s'exprime dans la course aux armements. Beaucoup des textes ont aussi une résonance très actuelle, même la pièce de théâtre de Valeri Brioussov, qui pourtant date de 1904. 

ActuSF : Y a-t-il un ou des textes qui ont des histoires particulières ? (que vous avez retrouvés au fond d'un grenier, par exemple...)
Patrice Lajoye : Il m'a été assez aisé de trouver les textes, en fait, puisque la base du travail s'est établie sur ce qui était déjà traduit en français. Je suis un bibliophile acharné, et tout n'a été qu'une question de temps. Le plus dur a été ensuite de retrouver les auteurs ou les ayant-droits. Un cauchemar! Ceci explique d'ailleurs la petite note présente en page 2: il y a certains auteurs (pas beaucoup heureusement) pour lesquels nous avons été incapable de retrouver le moindre renseignement. La dissolution de l'Union des écrivains, qui à l'époque soviétique centralisait tout, a été un sacré obstacle, d'autant plus qu'alors nous n'avions pas le réseau de contacts que nous avons maintenant. Je voulais par exemple intégrer un texte de Sergueï Drougal, qui pourtant est toujours vivant, mais pas moyen de le contacter. Nous sommes finalement passé outre cet obstacle pour les auteurs décédés, même si nous cherchons encore à trouver leurs ayant-droits. Heureusement, cette enquête a été aussi l'occasion de bonnes surprises, notamment quand, après avoir passé un temps fou à rechercher Karen Simonian en Arménie, j'ai pu découvrir qu'il habitait en fait en France depuis plusieurs années. De plus, il faisait traduire ses nouvelles pour le plaisir. Du coup, j'ai pu en lire d'autres que celle qui m'intéressait, et ma foi, c'est un grand auteur, qu'il faudra publier encore.

ActuSF : Est-ce que la SF était populaire à l'époque de l'URSS ? Le genre avait-il du succès ? Et aujourd'hui en Russie ?
Patrice Lajoye : La SF était très populaire. D'abord parce que depuis Staline elle était la seule littérature de l'imaginaire autorisée. Pas de Fantastique (ou peu) et bien évidemment pas de Fantasy. Elle était donc une littérature d'évasion, dans tous les sens du terme. Les tirages étaient colossaux, avec fréquemment 100000 exemplaires de base. On pourrait penser que du fait que l'édition était aussi planifiée que tout le reste, ces tirages ne représentaient pas le lectorat réel. Pourtant on sait qu'ils étaient largement insuffisants. On pouvait parler de pénurie de livres.

De nos jours, les tirages de base sont tout de même plus faible. Un premier roman d'un nouvel auteur est toutefois imprimé à 5000 exemplaires minimum. Et du fait de la taille du marché, ces 5000 exemplaires sont en général écoulés en quelques jours. C'est d'ailleurs ce qui arrivé récemment à un auteur bien de chez nous, Fabrice Colin, pour son troisième roman traduit en Russie. Ces tirages moyens ont donc diminué, mais en contrepartie, le nombre de publications est bien plus important.

ActuSF : Y a-t-il eu un changement en SF avec la chute de l'URSS ?
Viktoriya et Patrice Lajoye : Oui, bien sûr. Elle n'est maintenant plus soumise à des interdits quelconques. Il en résulte une très grande liberté. Le Space Opera, le Cyberpunk, l'Uchronie (appelée là-bas Histoire Alternative), tous ces genres ont maintenant bien leur place. Et même si de ce fait il est aussi apparu une SF populaire de pure détente, il existe encore bon nombre d'auteurs dont l'œuvre a pour modèle celle des incontournables frères Strougatski, et qui donc place l'homme au cœur de leur réflexion. Seule absente au tableau: la SF de tendance politique telle qu'on l'a connue en France. Encore qu'elle s'exprime grâce à des auteurs trans-fictionnels comme Vladimir Sorokine (évidemment traduit hors collection en France!).

ActuSF : Qu'est-ce qui vous a semblé le plus difficile mais aussi le plus agréable dans le rôle d'anthologiste?
Viktoriya et Patrice Lajoye : Cette anthologie n'ayant pas pour base un appel à texte, rien ne m'a vraiment semblé difficile. Je n'avais de comptes à rendre à personne, en dehors évidemment de Philippe Ward qui a lu et donné son sentiment texte par texte, en me préservant toutefois une entière liberté de choix. C'était quelque chose de totalement nouveau pour moi, et de très enrichissant.

ActuSF : Il y a un Dimension Russie qui se prépare pour le mois de mai. Que pourra-t-on y lire ?
Viktoriya et Patrice Lajoye : L'ensemble des textes n'est pas encore totalement traduit, donc je n'entrerai pas dans les détails. Toujours est-il que le contraste avec Dimension URSS sera évident, d'abord par l'incorporation de textes de Fantasy et du Fantastique. Nous avons essayé de diversifier les genres, plutôt que les auteurs, et donc le panel de styles sera assez large.

ActuSF : Quels sont vos projets ? Et qu'avez-vous en réserve pour les lecteurs de votre blog dans les prochains mois.
Viktoriya et Patrice Lajoye : Notre blog est un blog opportuniste. Le travail que nous y faisons n'est pas un travail de professionnels, mais de passionnés. Du coup, son contenu se fait à l'occasion d'une lecture tout juste achevée, ou d'un hasard, comme lorsque j'ai retrouvé un exemplaire de la première traduction française des Strougatski. Joseph Altairac nous l'avait déjà signalé auparavant, mais là l'occasion était trop belle: nous avons aussitôt demandé l'autorisation de la mettre en ligne. Si d'autres hasards de ce genre se représentent, nous n'hésiterions pas à faire de même. De la même manière, lorsqu'un auteur est enfin publié en français, et que son ouvrage nous a plu, nous nous efforçons d'en faire une interview. En ce sens nous avons le sentiment de faire quelque chose d'utile car les autres médias n'ont en général pas les moyens d'y parvenir, faute de contacts ou tout simplement de traducteur. Il n'y a rien de planifié à l'avance dans notre travail, et même finalement nos choix de lectures se font comme ceux de n'importe quels lecteurs. Quoi qu'il en soit, de nombreuses critiques de livres sont encore à venir, avec de nouveaux auteurs à découvrir. Certains seront d'ailleurs présents dans Dimension Russie.

La seule chose de nous nous astreignons à faire, c'est l'information régulière concernant les prix décernés en Russie et en Ukraine. 

En ce qui concerne nos projets, ma foi il n'y a encore rien de fixé. Nous aimerions bien faire quelque chose en rapport avec l'Année de la Russie en France, mais comme rien n'est encore bien établi, il est trop tôt pour en dire quoi que ce soit.

à lire aussi

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?