Pourquoi avons-nous choisi de publier À la pointe de l'Épée de Ellen Kushner ?
Voilà la préface du livre, signée Stéphanie Nicot, qui nous explique l'importance de cette ouvrage et pourquoi il est désormais devenu un classique incontournable de la fantasy.
Une intégrale qui fera date !
« À la pointe de l’épée commence par une tache de sang sur un champ de neige fraîchement tombée, une image qui s’est gravée à jamais dans mon esprit depuis que je l’ai croisée. […] C’est un début de roman formidable, inoubliable… et le reste est meilleur encore. »
George R. R. Martin
Suivons le conseil éclairé de l’auteur de Game of Thrones, et faisons connaissance avec Richard Saint-Vière, l’épéiste des Bords-d’Eaux, et avec la société où il exerce son sinistre métier de tueur à gages :
« Les propriétaires des blasons ont renoncé depuis longtemps à toute revendication sur les demeures que couronnent leurs armes, pour déménager sur la Colline, d’où ils peuvent surplomber toute la ville. Aucun roi ne les gouverne plus, pour le meilleur et pour le pire. Depuis la Colline, les Bords-d’Eaux forment une petite éclaboussure entre deux rives, un quartier mal famé dans une ville prospère. Les gens qui habitent là-bas maintenant aiment à se considérer comme mauvais, mais en fait, ils ne sont pas pires que n’importe qui. Et ce matin, déjà, le sang versé se résume pas à une seule goutte » [1]
Avec une économie de moyens admirable, Ellen Kushner brosse ici un tableau de la géographie de la ville où Richard, son sombre héros, exerce ses talents. Derrière le plan urbain qui surgit sous la plume de l’autrice américaine, c’est le pouvoir des élites socio-politiques qui apparaît en pleine lumière.
Alliant l’ambition des sujets traités à une narration impeccable, des personnages prenants à un style aussi élégant que limpide, Ellen Kushner est l’une des plus belles signatures de la fantasy américaine contemporaine.[2] À la pointe de l’épée est un modèle du genre, et les autres récits, qui font écho au roman, constituent au final un cycle de fantasy de grande qualité.
Une exclusivité mondiale pour un talent exceptionnel
Cette intégrale, qui met en scène le personnage de Richard Saint-Vière, regroupe donc un roman et cinq nouvelles, parus de 1982 à 2019 (du moins si l’on prend en compte la version actualisée du récit qui clôt le cycle). Présentées par les Éditions ActuSF de façon logique, c’est-à-dire chronologique, les aventures de Richard Saint-Vière, « jeune homme de mauvaise vie », bretteur et mercenaire, nous offrent deux reprises, un texte « bonus », et deux nouvelles totalement inédites en français, Au temps où j’étais brigand [3] et Le Duc des Bords-d’Eaux. Enfin, les lettres d’Octavia Saint-Vière, la mère du héros, et celles que des personnages lui adressent, ont été écrites spécialement pour cette édition ; elles font le lien entre chaque texte, et éclairent les zones d’ombre qui pouvaient subsister. C’est une exclusivité mondiale.
Cape-Rouge, inédite en français elle aussi, a une histoire éditoriale un peu particulière : placée à la fin de cette intégrale, c’est le premier récit à faire apparaître, dès 1982, les personnages des Bords-d’Eaux ; ce récit n’est aujourd’hui plus « raccord » avec le roman et les autres nouvelles, et n’entre donc pas dans la chronologie officielle du cycle. Il a néanmoins été ajouté, dans un souci d’exhaustivité. Il donne par ailleurs un intéressant éclairage au personnage principal. [4]
Cette édition, définitive, et appelée à faire autorité, a été traduite, et révisée, par « le talentueux Patrick “Trône de fer” Marcel » – comme le surnomme amicalement Ellen Kushner.[5]
Deux des textes de cette intégrale ont été récompensés par des prix prestigieux, aux États-Unis et en France : À la pointe de l’épée, le premier roman publié par Ellen Kushner, a obtenu, en 2000, le « Gaylactic Spectrum Award » (Hall of Fame), et, en 2009, une nomination au Prix Imaginales. « Un jeune homme de mauvaise vie », la nouvelle qui ouvre cette intégrale, a par ailleurs obtenu, en 2014, le Prix Imaginales.
Les récits des Bords-d’Eaux, fantasy tragique et intimiste
Le monde imaginé par Ellen Kushner – dont la culture embrasse l’histoire et la littérature françaises, et au-delà celles de l’Europe – renvoie aux Villes-États de l’Italie de la Renaissance, comme Florence ou Venise, où de grandes familles s’affrontaient pour le pouvoir. Mais ici, les règles édictées sont, sauf exception rarissime, respectées, ce qui garantit à la Ville et à ses grandes familles une réelle stabilité. Les nobles, pour éviter de trop exposer leur vie, ont recours à des bretteurs professionnels, gardes du corps attitrés ou mercenaires sous contrat, comme Richard Saint-Vière :
« Est-ce que vous allez relever mon défi ?
— Au nom de sa seigneurie ici présente ? a demandé Saint-Vière. Parce que si tu veux juste faire l’intéressant, je préfère m’abstenir. »
Lux s’est redressé et on a vu le serviteur de la noblesse qu’il était devenu. « Je suis porteur d’un défi. À l’héritier Trémontaine. » Il a hoché la tête vers Alec, qui était occupé à retirer un fil qui dépassait de sa manchette. « C’est lui ? »
Saint-Vière a changé de posture, séparant juste un peu plus Lux d’Alec. « Ne t’y risque pas.
— En garde, alors. » Lux a tiré son épée. Il y avait déjà de la sueur sur sa lèvre supérieure. Mais il présentait bien, toutefois. Les gens se sont écartés et les paris ont jailli. »
Contrairement à la plupart des romans et nouvelles de fantasy qui mettent en scène un lieu emblématique, la ville où se déroulent les aventures de Saint-Vière n’est jamais nommée. Seuls le sont la Colline, lieu de résidence des privilégiés, et le quartier, populaire et mal famé, des Bords-d’Eaux, un monde où vivent les hors-la-loi, et tous ceux qui gravitent autour d’eux, serveuses, tenanciers de bars, lingères, hommes de main, ou travailleuses du sexe, comme « Marie la putain blanchisseuse » : une galerie de portraits hauts en couleur, entre « un matelot devenu faux-monnayeur », « Lucie Doigts-de-fée », ou Sam Bonner, « un ancien pickpocket, avec une peu compatible tendresse pour la bouteille »…
Richard, personnage plus ambivalent que foncièrement mauvais (dans le monde où il vit, un seul de ses crimes nous semble au final impardonnable), bénéficie de larges circonstances atténuantes, entre les conséquences sociales d’une naissance adultérine, l’attitude abjecte de sa famille maternelle, ou le comportement odieux de la noblesse… Dans ce contexte, la mort violente des privilégiés et de leurs hommes de main – ils vivent par l’épée, et périssent aussi par l’épée –, nous indiffère.
Richard Saint-Vière, épéiste gay
Évoquant un personnage homosexuel, un lecteur regrettait, auprès d’une autrice française de fantasy, que « le thème ne soit pas vraiment traité ». Et celle-ci de répondre : « Ce n’est pas un “thème” ! Mon personnage est juste gay. » C’est tout l’art d’Ellen Kushner : Richard Saint-Vière, épéiste, mercenaire au service de qui le paie, est gay. C’est un fait, que le lecteur intègre en constatant que ce sont, sauf (une brève) exception, des hommes qui partagent son lit. Rien de moins, rien de plus.[6] C’est d’autant plus un non-sujet que personne, chez ses proches comme chez ses adversaires, n’en fait le moindre cas. À la Ville, les rapports homosexuels sont d’une totale banalité, même si, ici où là, un personnage plus moraliste que d’ordinaire s’en émeut vaguement. Brillamment traduite, et avec un humour caustique, par Un jeune homme de mauvaise vie,[7] la nouvelle qui ouvre l’intégrale évoque la jeunesse rurale de Richard Saint-Vière (et de sa mère, Octavia, noble déchue), loin des remous de la Ville, et son initiation, campagnarde et sexuelle, avec un fils de noble :
« La sensation fut différente cette fois-ci, plus effrayante, plus incontrôlée, plus essentielle – et plus complète ».
Plus tard, en ville, l’homosexualité du personnage d’Ellen Kushner lui permet, au hasard des rencontres, d’abolir en partie les différences sociales qui, d’ordinaire, enferment les non-nobles dans un statut subalterne. Mais être bretteur permet aussi aux plus habiles d’entre eux, aux plus impitoyables, de s’élever socialement, au risque d’une vie brève, et d’une fin violente. Richard Saint-Vière – grâce aux duels codifiés, à ses talents d’épéiste, et à son absence d’états d’âme –, est ainsi, aux Bords-d’Eaux, l’un des rares à tirer son épingle du jeu…
En fantasy, des héros aussi douteux que Richard Saint-Vière ont fasciné les lecteurs, partagés entre une sympathie trouble pour les « mauvais garçons », et une réprobation face à certains de leurs actes. « Au temps où j’étais brigand », seul texte du cycle à être franchement comique, s’assombrit lorsque notre épéiste commet un crime d’autant plus odieux qu’il est perpétré à l’encontre de l’une de ses proches. Charmeur, séducteur, Richard Saint-Vière est aussi, on aurait tort de l’oublier, un tueur de sang-froid.
Par son amoralisme, son opportunisme, son intelligence, Richard Saint-Vière a tout pour survivre dans un environnement mortifère, dont il maîtrise parfaitement les règles. Dans ce monde patriarcal mais pas, ou peu, homophobe, l’homosexualité est un atout, car il lui permet de se lier à ceux qui sont susceptibles de le faire bénéficier de leurs puissants réseaux, comme l’héritier Trémontaine, même si – et le mot ne sera jamais prononcé – sa rencontre avec le fils de famille rebelle est une authentique histoire d’amour.
Pour vous, lecteurs et lectrices, c’est le moment de mettre vos pas dans ceux de Richard Saint-Vière. Bienvenue dans la Ville sans nom, et au cœur du quartier, mal famé mais plein de vie et d’humanité, des Bords-d’Eaux ! [8]
Stéphanie Nicot
[1] À la pointe de l’épée, chapitre 1.
[2] Ellen Kushner a obtenu, pour l’ensemble de son œuvre, une vingtaine de nominations, et cinq prix littéraires majeurs : World Fantasy Award, Locus Award, Mythopoeic Award, Tähtifantasia Award, Prix Imaginales.
[3] Malgré un épisode final assez sombre, c’est le seul récit aux accents vraiment comiques de tout le cycle.
[4] Même si la chute en est bien moins tragique, on songe par moments à William Wilson, d’Allan Edgar Poe, et on se demande si Richard ne se combat pas lui-même… C’est un texte à part, mineur apparemment, mais qui donne un éclairage particulier à un personnage fort peu travaillé (c’est peu de le dire !) par la culpabilité…
[5] Patrick Marcel traduit désormais l’édition française du Trône de fer ; il a aussi obtenu, à deux reprises, le Grand Prix de l’Imaginaire pour la qualité de ses traductions. Ellen Kushner, la plus francophile des auteurs américains de fantasy, tant par sa culture que par la maîtrise de notre langue, à l’écrit comme à l’oral, sait donc de quoi elle parle.
[6] Mariée depuis 1996 à sa conjointe Delia Sherman (co-autrice de certains récits), Ellen Kushner est publiquement engagée pour les droits des femmes et des LGBT. La subtilité avec laquelle elle intègre des personnages gays à ses récits n’en est que plus frappante.
[7] La formule renvoie évidemment à la notion sexiste de « femme de mauvaise vie », formule qui stigmatisait autrefois les « mères célibataires » et autre « femmes de mœurs légères »…
[8] Ellen Kushner, seule ou en collaboration, a consacré d’autres récits à la Ville sans nom. Ils se situent cependant à d’autres époques que celle à laquelle se déroulent les récits de l’intégrale Richard Saint-Vière :
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