La collection Folio SF de Gallimard réédite le premier roman de Stéphane Beauverger, remarqué à sa parution en 2003 chez Les Escogriffes, puis très commenté à sa sortie aux Editions La Volte en 2005. Cette réédition le consacre, en quelques sortes, comme un classique très récent de la SF française.
Roman post-apocalyptique, situé en France après les ravages d’un électrovirus militaire qui a ruiné tous les systèmes d’information et de télécommunications, cette première œuvre paraît sombre, excessive, désespérée, écrite dans l’urgence du vomissement d’une France possible. Deux trois hypothèses explosives, mais plausibles, et le cauchemar d’un melting polt hexagonal disloqué prend une forme hideuse.
L’univers paranoïde de Beauverger extrapole, en la dramatisant, la tendance au repli communautaire des banlieues. Une ghettoïsation rampante. Dans une société livrée à elle-même, hyperlibérale, il la confronte à un retour hégémonique des grands consortiums télécoms, dont l’ultime technologie repose sur la transmission de phéromones. Dans une orgie d’affrontements culturo-ethniques, où le pouvoir politique national/européen est absent, les trusts Zentech et Karmax essaient d’imposer leur foi et leur loi.
Dans ce monde chaotique, certains individus essaient de sortir la tête de l’eau, mais c’est pour mieux se noyer ou découvrir, à l’instar d’un Jack Baron et l’éternité, les sordides manipulations des consortiums. Après les deux autres romans de la trilogie Chromozone et ses séries BD (Quartier M, Nécrolympia), Stéphane Beauverger publiera prochainement « Le déchronologue » aux éditions La Volte.
Chromozonards
En quête de sensations, Ogre erre la nuit dans un entre-ghettos marseillais oppressant, il poursuit deux jeunes blancs qui ont été au-delà de leur territoire, puis rend une sanglante visite à la vieille qui a conspué les deux imprudents de son balcon. Le lendemain, l’auxiliaire résolu Teitomon, nettoie ses tâches de sang et rend visite au vieux Khaleel dans la communauté musulmane des Sicaires de l’Hégire. Ce papy néo-Bâbi a des facultés d’interception des communications phéronomiques.
Pendant ce temps, à Ouessant, Gemini essaie d’attraper des mouettes à coup de casse-tête. Prisonnier comme tant d’autres sur son île, humilié par son frère, il est en proie à la violence des Keltiks, des pro-celtes qui ont de plus en plus besoin de chair fraîche.
Chacun dans son terroir, Teitomo et Gemini vont tenter de passer à travers les mailles des filets tribaux, tandis que le chaos gronde. Justine, l’ex de Teitomo fricote avec Peter Lerner, le patron savant de Karmax. En désespoir de cause, elle va contribuer à les rapprocher.
L’instabilité globale via le chaos local
En détruisant les systèmes de télécommunication, le virus Chromozone a restauré la distance et contribué au repli dans des « conforteresses » ethnico-religieuses. À l’aide des technologies phéronomiques, des consortiums européens essaient d’étendre leur hégémonie internationale en dépit du chaos communautaire. « La stabilité globale via le chaos local », tel est l’un des slogans de Zentech. Mais le système repose sur une équation inhumaine et tout est parti pour s’écrouler.
L’argument technologique n’est pas le point fort du roman. L’hypothèse d’un grand soir informatique où tout tomberait en panne n’est pas ridicule, mais les fondements scientifiques et les conséquences sociales du Chromozovirus auraient mérité un traitement plus approfondi. On a du mal à imaginer qu’un gouvernement national ou quasi-national ne finirait pas par se mettre en place (Louis XIV et Napoléon n’avaient pas d’ordinateurs et de téléphones). Les efforts déployés pour développer les phérocommunications paraissent un peu démesurés par rapport à la reconstruction de nouveaux systèmes électroniques (ou quantiques) de télécommunication.
C’est qu’en fait, les technologies et l’anticipation sociale n’intéressent pas vraiment l’auteur. Ce qui frappe les esprits dans ce premier roman du cycle, c’est l’inversion des valeurs (les premiers technodépendants seront les derniers), c’est la confrontation des cultures, c’est la violence des rapports humains quand le niveau de civilisation s’estompe, c’est l’orgie guerrière. C’est la difficulté pour un individu de tracer sa route dans un monde ultrabrutal. À ce titre là, on peut parler d’anticipation prémonitoire et de roman en phase avec son temps.
Sur le plan formel, le livre est également intéressant. Comme pour conforter l’idée maîtresse d’un chaos général, la construction du récit est hachée. La situation globale est dévoilée par bribes. Le lecteur doit reconstituer peu à peu le puzzle. Même le point de vue général (négociations entre Karmax et Zentech) est vu à travers un prisme déformant, politique, affectif et sexuel, celui de Justine. Au fil des chapitres, la cohérence se construit, mais on sent une préférence stylistique pour le traitement des personnages en situation. Des situations concrètes, baroques, voire loufoques. L’auteur aime suivre ses personnages plus que le fil de l’histoire (qu’il ne perd jamais). Au-delà du vocabulaire dur, provocateur, il y a un réel plaisir d’écriture. Et donc de lecture.
Car le point fort et l’originalité du roman sont dans le ton, le style et l’intelligence du regard. Le ton est désabusé. Les analyses psychologiques sont cyniques. Mais tout est tendu vers la survie. Peu de personnages cèdent à la dépression (Claire, la copine de Teitomo), ils luttent plutôt avec énergie, de tout leur être, même si la mort est au bout du chemin. Le style est percutant. On a parlé avec injustice de « prétention », « d’abus d’adjectifs » à propos de l’écriture de Stéphane Beauverger. Le style verse parfois dans l’excès parce que la situation ou la psychologie du personnage l’exige. Les phrases sont, en fait, plutôt courtes et acérées comme des lames. On note une grande inventivité verbale, une variété des dialogues liée au niveau de langage suivant les contextes et les individus qui s’expriment. Des images choc (parfois gores ou pornographiques). Des phrases choc, dont certaines, savoureuses, sont reprises sentencieusement en tête de chapitre (comme « arracher la tête des bébés pour éduquer les mères »). Le rythme est nerveux. Il sue l’angoisse et la quête d’air pour respirer. Mais c’est un jeu où la forme (panique et cynique) rejoint le fond (ethnique et chaotique). Quant à l’intelligence du regard, elle n’a pas été suffisamment soulignée. Stéphane Beauverger a un don d’empathie avec ses personnages. Il perçoit immédiatement ce qu’ils perçoivent. Il sait s’immiscer dans leur peau, décrire leur perception du monde, leurs sensations, leurs perceptions rapides, leurs regards croisés du plus humble au plus puissant des salauds (les moins salauds meurent). Comme une sorte d’instinct, qui émerge spontanément de l’écriture.
Au total, un roman choc, revigorant, à lire concentré, relaxé et qui méritait une réédition.
Roman post-apocalyptique, situé en France après les ravages d’un électrovirus militaire qui a ruiné tous les systèmes d’information et de télécommunications, cette première œuvre paraît sombre, excessive, désespérée, écrite dans l’urgence du vomissement d’une France possible. Deux trois hypothèses explosives, mais plausibles, et le cauchemar d’un melting polt hexagonal disloqué prend une forme hideuse.
L’univers paranoïde de Beauverger extrapole, en la dramatisant, la tendance au repli communautaire des banlieues. Une ghettoïsation rampante. Dans une société livrée à elle-même, hyperlibérale, il la confronte à un retour hégémonique des grands consortiums télécoms, dont l’ultime technologie repose sur la transmission de phéromones. Dans une orgie d’affrontements culturo-ethniques, où le pouvoir politique national/européen est absent, les trusts Zentech et Karmax essaient d’imposer leur foi et leur loi.
Dans ce monde chaotique, certains individus essaient de sortir la tête de l’eau, mais c’est pour mieux se noyer ou découvrir, à l’instar d’un Jack Baron et l’éternité, les sordides manipulations des consortiums. Après les deux autres romans de la trilogie Chromozone et ses séries BD (Quartier M, Nécrolympia), Stéphane Beauverger publiera prochainement « Le déchronologue » aux éditions La Volte.
Chromozonards
En quête de sensations, Ogre erre la nuit dans un entre-ghettos marseillais oppressant, il poursuit deux jeunes blancs qui ont été au-delà de leur territoire, puis rend une sanglante visite à la vieille qui a conspué les deux imprudents de son balcon. Le lendemain, l’auxiliaire résolu Teitomon, nettoie ses tâches de sang et rend visite au vieux Khaleel dans la communauté musulmane des Sicaires de l’Hégire. Ce papy néo-Bâbi a des facultés d’interception des communications phéronomiques.
Pendant ce temps, à Ouessant, Gemini essaie d’attraper des mouettes à coup de casse-tête. Prisonnier comme tant d’autres sur son île, humilié par son frère, il est en proie à la violence des Keltiks, des pro-celtes qui ont de plus en plus besoin de chair fraîche.
Chacun dans son terroir, Teitomo et Gemini vont tenter de passer à travers les mailles des filets tribaux, tandis que le chaos gronde. Justine, l’ex de Teitomo fricote avec Peter Lerner, le patron savant de Karmax. En désespoir de cause, elle va contribuer à les rapprocher.
L’instabilité globale via le chaos local
En détruisant les systèmes de télécommunication, le virus Chromozone a restauré la distance et contribué au repli dans des « conforteresses » ethnico-religieuses. À l’aide des technologies phéronomiques, des consortiums européens essaient d’étendre leur hégémonie internationale en dépit du chaos communautaire. « La stabilité globale via le chaos local », tel est l’un des slogans de Zentech. Mais le système repose sur une équation inhumaine et tout est parti pour s’écrouler.
L’argument technologique n’est pas le point fort du roman. L’hypothèse d’un grand soir informatique où tout tomberait en panne n’est pas ridicule, mais les fondements scientifiques et les conséquences sociales du Chromozovirus auraient mérité un traitement plus approfondi. On a du mal à imaginer qu’un gouvernement national ou quasi-national ne finirait pas par se mettre en place (Louis XIV et Napoléon n’avaient pas d’ordinateurs et de téléphones). Les efforts déployés pour développer les phérocommunications paraissent un peu démesurés par rapport à la reconstruction de nouveaux systèmes électroniques (ou quantiques) de télécommunication.
C’est qu’en fait, les technologies et l’anticipation sociale n’intéressent pas vraiment l’auteur. Ce qui frappe les esprits dans ce premier roman du cycle, c’est l’inversion des valeurs (les premiers technodépendants seront les derniers), c’est la confrontation des cultures, c’est la violence des rapports humains quand le niveau de civilisation s’estompe, c’est l’orgie guerrière. C’est la difficulté pour un individu de tracer sa route dans un monde ultrabrutal. À ce titre là, on peut parler d’anticipation prémonitoire et de roman en phase avec son temps.
Sur le plan formel, le livre est également intéressant. Comme pour conforter l’idée maîtresse d’un chaos général, la construction du récit est hachée. La situation globale est dévoilée par bribes. Le lecteur doit reconstituer peu à peu le puzzle. Même le point de vue général (négociations entre Karmax et Zentech) est vu à travers un prisme déformant, politique, affectif et sexuel, celui de Justine. Au fil des chapitres, la cohérence se construit, mais on sent une préférence stylistique pour le traitement des personnages en situation. Des situations concrètes, baroques, voire loufoques. L’auteur aime suivre ses personnages plus que le fil de l’histoire (qu’il ne perd jamais). Au-delà du vocabulaire dur, provocateur, il y a un réel plaisir d’écriture. Et donc de lecture.
Car le point fort et l’originalité du roman sont dans le ton, le style et l’intelligence du regard. Le ton est désabusé. Les analyses psychologiques sont cyniques. Mais tout est tendu vers la survie. Peu de personnages cèdent à la dépression (Claire, la copine de Teitomo), ils luttent plutôt avec énergie, de tout leur être, même si la mort est au bout du chemin. Le style est percutant. On a parlé avec injustice de « prétention », « d’abus d’adjectifs » à propos de l’écriture de Stéphane Beauverger. Le style verse parfois dans l’excès parce que la situation ou la psychologie du personnage l’exige. Les phrases sont, en fait, plutôt courtes et acérées comme des lames. On note une grande inventivité verbale, une variété des dialogues liée au niveau de langage suivant les contextes et les individus qui s’expriment. Des images choc (parfois gores ou pornographiques). Des phrases choc, dont certaines, savoureuses, sont reprises sentencieusement en tête de chapitre (comme « arracher la tête des bébés pour éduquer les mères »). Le rythme est nerveux. Il sue l’angoisse et la quête d’air pour respirer. Mais c’est un jeu où la forme (panique et cynique) rejoint le fond (ethnique et chaotique). Quant à l’intelligence du regard, elle n’a pas été suffisamment soulignée. Stéphane Beauverger a un don d’empathie avec ses personnages. Il perçoit immédiatement ce qu’ils perçoivent. Il sait s’immiscer dans leur peau, décrire leur perception du monde, leurs sensations, leurs perceptions rapides, leurs regards croisés du plus humble au plus puissant des salauds (les moins salauds meurent). Comme une sorte d’instinct, qui émerge spontanément de l’écriture.
Au total, un roman choc, revigorant, à lire concentré, relaxé et qui méritait une réédition.