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Formes de la SF : Mémoire morte de Marc-Antoine Mathieu
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Formes de la SF : Mémoire morte de Marc-Antoine Mathieu

Circuit imprimé
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piste de lecture de Mémoire morte de Marc-Antoine Mathieu (2000). 
 
 
Tous les amateurs de vertiges graphiques connaissent ou se doivent de connaître le merveilleux travail de Marc-Antoine Mathieu. Il est indubitablement celui dont l’œuvre interroge le plus pertinemment et le plus profondément le caractère médiumnique de la bande dessinée. À grands coups de mises en abyme, Mathieu invite son lecteur à plonger au fond des cases, à en explorer les tréfonds, quand il ne fait pas allègrement sortir ses personnages de l’espace de la planche.
 
La série des Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, qui compte aujourd’hui six tomes, est exemplaire de cette démarche, et figure déjà parmi les chefs-d’œuvre de la bande dessinée. À côté de celle-ci, Mathieu a produit quelques albums en « one shot » qui recoupent les mêmes préoccupations.  Mémoire morte, paru en 2000, ressemble pourtant à s’y méprendre à un épisode de la série des Julius Corentin Acquefaques : même graphisme, même ville tentaculaire et sans fin, aux rues encombrées de piétons et surtout un personnage principal qui est la copie conforme de Julius Corentin : même allure, même costume (chapeau de feutre, complet et manteau), même paire de lunettes lui mangeant le visage… La seule différence est qu’il s’appelle Firmin Houffe au lieu de Julius Corentin Acquefaques.
 
Nous aimerions proposer ici une piste de lecture pour cet album, soit une grille permettant d’expliquer assez simplement ce qui s’y déroule et de donner un sens aux mystérieux événements qui y sont décrits.
 
Ceux-ci prennent les traits de murs qui surgissent brusquement au sein des allées et rues rectilignes d’une ville aux dimensions infinies. Qui coupent les voies de circulation, transforment les rues en impasses, puis en cours intérieures, et perturbent en profondeur l’organisation bureaucratique de la cité. Dans ce contexte, l’administration diligente une commission chargée de l’observation du phénomène en vue d’une analyse (!) et mandate Firmin Houffe, fonctionnaire au cadastre, pour mener l’enquête. L’album suit alors les pérégrinations de Houffe dans les allées tortueuses de la cité et sa recherche d’un mystérieux ROM, qui détiendrait la clé de tout ce qui arrive, alors même que les habitants qu’il croise semblent de plus en plus affectés par des pertes de mémoire…
 
Reprenons. Firmin Houffe travaille au sein du cadastre. Soit dans une institution qui enregistre le découpage de l’espace. À un moment, il entre dans les bureaux où les fonctionnaires affolés essaient de corriger les plans de la ville en y ajoutant les lignes des nouveaux murs apparus (figure 1).
 
Figure 1 : Mémoire morte, p. 17.
 
Étalé devant lui, le plan de la ville ne va pas sans évoquer la juxtaposition de planches originales de bande dessinée, découpées en rectangles plus petits qui font autant de cases séparées par des gouttières, et les fonctionnaires apparaissent dès lors comme autant de collaborateurs chargés du dessin, de l’encrage et de la mise en page. Bref, MAM pose là et de façon très claire une équivalence entre la ville (telle qu’elle se présente au début) et la planche de BD. Si la cité que dépeint MAM a souvent été rapprochée de celle de Brazil de Terry Gilliam, elle est d’abord à envisager comme le prototype d’un monde bureaucratisé à l’extrême : découpé, normé, balisé et cadastré… c’est un labyrinthe aux allées orthogonales qui, vu de haut, ressemble à une planche de BD. Chez MAM, les sujets de la bureaucratie sont avant tout prisonniers d’une forme et d’un médium, qui est celui de la page (de BD) et des cadres qu’ils imposent.
 
Rétrospectivement, on notera combien les allées rectilignes de la ville mais aussi ses façades, très New York ou Chicago du début du XXe siècle, avec ses fenêtres en damiers rectangulaires, évoquaient déjà des planches de BD composées sur le modèle formaté du « gaufrier » et permettait à MAM un hallucinant effet de mise en abyme (figure 2).
 
Figure 2 : Mémoire morte, p. 8.
 
Juste avant d’arriver au bureau du cadastre (figure 1), Firmin Houffe évoque le rôle de cette institution, soit « mettre à plat quelque chose qui aurait dû au contraire être mis en relief : la cité » (figure 3).
 
Figure 3 : Mémoire morte, p. 16.
 
Cette phrase, prise à l’endroit ou à l’envers, pourrait servir de programme et résumer à elle seule un grand nombre de planches de MAM. Ou encore définir l’un de ses projets en tant que dessinateur de bande dessinée, soit donner de la profondeur ou du relief à un art qui n’en possède pas ou plutôt qui n’a à sa disposition qu’un espace à deux dimensions. D’où l’utilisation de lunettes 3D dans l’excellent 2,333e  dimension, 5e tome de la série des Acquefacques. D’où, également, tous ces moments où MAM invite le lecteur à pénétrer dans la profondeur des cases et de l’œuvre, et, dans le même mouvement, dans l’histoire ou le récit, comme on le voit en figure 2.  Soit autant de percées sémiologiques et de tentatives d’exploration de la « matière bédéistique »  parfaitement analysées, planches à l’appui, par Adrien Genoudet dans un intéressant article paru sur internet en juin 2013. À chaque fois, il s’agit de donner une sensation de profondeur et de relief à l’espace dépeint, quand bien même celui-ci se présente à plat aux yeux du lecteur. Inversement et à plusieurs reprises, MAM se plaît, lorsque le lecteur suppose une profondeur ou un relief dans une case (qu’il s’agisse d’une rue (pp. 10-11) ou d’un personnage (pp. 9-10)), à montrer qu’il ne s’agit en fait que d’une image à deux dimensions (une photo sur un journal ou un écran) dans l’espace diégétique. Mais ce procédé de mise en abyme, consistant à mettre une image dans une image, ne revient-il pas à nouveau à créer de la profondeur au sein de l’espace, simplement en créant de la distance entre le cadre de deux images ?
 
Si l’espace de la ville, au début de l’enquête de Houffe, est assimilable à des planches de BD qu’il s’agit d’explorer ou de creuser, le récit de Mémoire morte envisage ensuite la perturbation de cet espace. Les murs qui surgissent viennent en effet bouleverser la composition orthonormée, la barrant de traits obliques (figure 1). Et que font-ils ici sinon rayer ou raturer la planche ? Autrement dit, tirer un trait sur le monde de la page ?
 
Lors d’un cauchemar, Houffe rêve qu’il se trouve dans une bibliothèque et que les livres qui s’entassent sur ses rayons ne comportent plus que des pages blanches (figure 4).
 
Figure 4 : Mémoire morte, p. 44.
 
 
Cet épisode fait naturellement écho à la perte de mémoire qui affecte les habitants de la cité et qui se traduit d’abord par une incapacité pour les personnages à retrouver leurs mots. Sans mots, la page perd sa fonction, devient obsolète, et cède la place à un autre support de communication. Elle est remplacée par des images et des écrans qui prolifèrent mais ne renvoient que des copies dupliquées du sujet (figure 5) puis par les circuits labyrinthiques d’un ordinateur et de son hardware.
 
Figure 5 : Mémoire morte, p. 39.
 
Nous touchons ici, nous semble-t-il, le sens métaphorique profond de Mémoire morte, tout entier suggéré par son titre. Celui-ci, paru en 2000, ne parle en fait de rien d’autre qu’une mutation de la mémoire au XXe et XXIe siècle. Soit du passage d’un monde où la mémoire des hommes et du monde s’inscrit encore matériellement sur des pages (des livres, des BD…) à un monde où, plus virtuelle, elle s’inscrit désormais sous forme de codes ou de données numériques stockées dans les RAM des ordinateurs. Lorsqu’il évoque la tête de Petite Poucette dans l’essai éponyme paru en 2012, Michel Serres récapitule génialement cette évolution opérée par l’ère numérique et la façon dont les têtes bien pleines du passé (encombrées par le « par cœur » et l’immense savoir accumulé), après avoir été remplacées par des têtes mieux faites (de l’ère de l’imprimerie), cèdent désormais la place à des têtes étêtées, décollée : la tête de Petite Poucette se vide totalement de son contenu et son cerveau est désormais posé devant elle, sous la forme de cette « boîte cognitive objectivée » (p. 28) qu’est l’ordinateur, avec sa mémoire infiniment plus puissante que la nôtre (et libérant selon Michel Serres les capacités d’inventivité de l’esprit humain). Provisoirement fixée sur les pages des livres imprimés, cette mémoire des hommes se concentre désormais dans les ordinateurs, en dehors de leurs têtes.  À la fin de la BD, Houffe rencontre enfin ROM, le super-ordinateur conçu pour contenir l’ensemble de la mémoire de la cité (tous les faits, les actes, les pensées…), et concentre désormais en lui toutes les informations du monde. Il pénètre alors un espace où les immeubles aux allures de gaufriers ont cédé la place à des blocs noirs qui évoquent des barrettes ou des rames de mémoire informatique. Le cerveau des êtres humains est devenu page blanche, il s’est libéré de la masse de connaissance, l’a délégué à l’ordinateur, mais au prix d’une victoire à la Pyrrhus. Les hommes, qui pensaient conserver la mémoire vive et ne déléguer que la mémoire morte (« aux créateurs la mémoire vive, à ROM la mémoire morte »), s’installent dans un certain confort et finissent par abandonner la mémoire vive et à perdre les mots, le vocabulaire, le langage. Cette évolution permet d’ailleurs d’adresser une objection à Michel Serres qui voyait dans cette délégation de la mémoire à l’ordinateur la possibilité pour le cerveau d’inventer de nouvelles façons de penser : la pensée est-elle encore possible sans mémoire ? Ne consiste-t-elle pas à lier différents champs mémoriels qui nécessitent la possession de cette mémoire ? 
 
Entièrement placé sous la coupe d’un ordinateur, l’espace urbain, laissant derrière lui les cadres de la planche de BD, s’est progressivement mué en vaste circuit imprimé, voire en l’intérieur d’un ordinateur, vu en plongée dès le prologue (figure 6). Mais peut-être l’humanité peut-elle encore changer les choses, se « débrancher » et abattre les nouveaux murs et autres cadres que la communication moderne a paradoxalement érigés autour de chaque individu (voir la page 48 où Houffe croise un individu qui ne le remarque même pas, absorbé qu’il est par l’écran de sa boîte noire portative). Toute la narration en voix « off » présentée en texte blanc dans un cadre noir est en fait un enregistrement de l’ordinateur ROM qui essaye de décrire à l’humanité amnésique ce qui est advenu, soit une mutation profonde dans le champ de la mémoire humaine, ses impasses, et la nécessité de tenter de reconstruire autre chose, de repartir sur d’autres bases, en privilégiant par exemple les cercles concentriques au lieu des lignes droites (comme le suggère la narration)… On notera cependant combien ce nouvel espace, vu de haut, est ambigu et s’apparente plus que jamais à un circuit imprimé ou à l’intérieur d’un ordinateur (figure 7), avec ses formes circulaires qui ne vont pas sans évoquer des pastilles, des condensateurs ou des moteurs d’alimentation… La page et la planche ont disparu, l’ordinateur et ses circuits imprimés les ont apparemment supplantés.
 
Figure 6 : Mémoire morte, p. 3.
 
Figure 7 : l’intérieur d’un ordinateur
 
Les plans qui ouvrent et concluent ces Mémoires mortes évoquent donc l’intérieur d’un ordinateur qui apparentent alors singulièrement cette BD à un circuit imprimé, le début et la fin de l’ouvrage reprenant les mêmes vues aériennes, bouclant ainsi sur lui-même le vertigineux circuit dans la mémoire offert par Marc-Antoine Mathieu.  
 
©Pierre-Gilles Pélissier 

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