- le  

Grangousiers

Gabriel Delmas (Scénariste, Dessinateur)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 30/09/2005  -  bd
voir l'oeuvre
Commenter

Grangousiers

L’atypique Gabriel Delmas est un lecteur de bande dessinée exigeant autant qu’il peut l’être à son propre égard. Alors que la plupart des dessinateurs se définissent comme des artisans, lui, préfère la dénomination d’artiste autrement dit de créateur qui ne se borne pas à reproduire ce qui existe déjà, mais tente de trouver des voies nouvelles, jusque là peu ou pas explorées. Grangousiers est une application directe de cette théorie. Faisant fi des canons traditionnelles de la bande dessinée graphique, il se lance dans une aventure graphique de 672 pages.

Naissance du monde poétique

Il est un temps où la Terre portait des peuples aujourd’hui disparus. Un temps primitif où l’homme n’existait pas encore. De longues ères passèrent et l’homme fit son apparition au milieu des Elfes, Centaures et Géants. Avant que le monde n’appartienne aux hommes, il était le terrain de chasse des Grangousiers, les plus grands des Géants.

« Art champignonnique : Nouveau genre de la bande dessinée pour une révolution artistique. Dans ce cas, le livre devient le format de l’œuvre d’art. Parce que les champignons poussent sur la pourriture. »


C’est une évidence Grangousiers est une bande dessinée qui va difficilement trouver son public. Le format des 672 pages de graphisme âpre et muet, en noir et blanc (mais pouvait-il en aller autrement ?) ne va pas séduire l’acheteur habituel. Vous rajoutez un prix plus que conséquent, 50 €, et une collection tout juste née, Révolution chez Carabas, et l’on se dit que l’album – livre ?- ne part pas qu’avec des atouts en poche. Ceci dit, ce n’est pas le lecteur lambda que cherche à interpeller Delmas mais bien le chineur attentif, l’amateur de curiosités, le lecteur avide d’univers graphiques insolites.

Sans concession, c’est bien la philosophie de Delmas. Ce n’est pas à lui à se plier au goût des lecteurs mais bien au lecteur de faire l’effort d’intégrer son univers. Et il en faut de l’effort, et de la concentration, pour venir au bout de ces presque 700 pages dont la plupart restent hermétiques même lors d’une seconde lecture attentive. N’y voyez en rien une critique, les occasions de réfléchir en bande dessinée sont rares, alors ne jetons surtout pas la pierre à ceux qui tentent d’explorer les voies qu’offrent cet art encore récent.

Ce « poème dessiné », comme il qualifie lui-même son œuvre ambitieuse, trouve son inspiration dans le tableau de Goya Saturne dévorant un enfant (Saturno devorando a un hijo). Premier constat, l’album –mais s’agit-il encore d’un album ?- que l’on tient entre les mains évoque le From Hell publié par Delcourt. Même format, même choix des couleurs (noir, blanc rouge), au final même design. Encore plus que cette dernière, munie d’un thème accrocheur –Jack l’éventreur-, et de dialogues, Grangousiers est une œuvre difficile d’accès. Elle est un véritable pari graphique et narratif et tient réellement de la bande dessinée puisqu’elle répond à la définition première de celle-ci : une suite de dessins dont l’agencement fait sens.

Tout d’abord, Delmas n’a pas choisi la facilité. Pour mettre en scène la naissance du premier des arts, la poésie, il érige un ouvrage absolument muet en se servant du neuvième. Son « poème dessinée » tient de l’oxymore. La poésie fait naître des images mais les images agencées, si elles sont poétiques, peuvent-elles être de la poésie ? Première question d’une longue série qui va en s’étirant au fur et à mesure des pages. Il faudrait presque décoder case par case ou scènes par scènes pour comprendre la réelle nécessité de toutes. Si les pages composées de paysages presque figés figurent l’écoulement lent du temps, quid de cette double page (98-99) qui représente l’un des premiers hommes dans une attitude de Christ en Croix (qu’on ne vienne surtout pas dire qu’il y a sur-interprétation au vue de la formation classique de Delmas). Cette priapée qui met en scène les pulsions primitives garde encore bien des secrets.

Les dessins, minimalistes à l’extrême ornent des planches qui n’excèdent pas trois cases. Le trait s’apparente à la gravure. Une technique chère à Goya qu’il utilisa d’ailleurs notamment dans ses Caprices où il livre une série de 80 gravures. Tout comme ces monstres difformes et tordus ici au cou trop long, là composés de deux corps et l’hideux masque de la mort s’immisce au détour d’une case. La référence au peintre espagnol est loin d’être anecdotique, elle s’inscrit en creux dans tout l’ouvrage. La mise en scène des Géants rappelle parfois Le Colosse de Goya, une des nombreuses toiles où l’artiste donne à lire outre ses angoisses et ses peurs irrationnelles qu’il incarne dans ce géant, un imaginaire impétueux impossible à canaliser si ce n’est en la faisant prendre forme dans une œuvre structurée. Les large bandes noires de Grangousiers qui enferment les cases n’ont-elles pas d’autres buts que de canaliser l’énergie et l’imaginaire de l’auteur ?

Lorsque l’on referme cet ouvrage de Delmas, l’on est submergé de questions et de réflexions. N’est-ce pas là la fonction première de l’œuvre, inviter le lecteur / spectateur à s’interroger autant qu’à bousculer son confort et ses certitudes intellectuels et esthétiques ?

à lire aussi

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?