Actusf : Vous écrivez sur le fanatisme religieux, les abus de la génétique, le clonage d’êtres humains, soit des préoccupations extrêmement sérieuses. Pourquoi avez-vous choisi la science-fiction pour le faire ?
James Morrow : Nous avons l’habitude de penser à la fiction spéculative et fantastique comme d’un genre lié à un domaine littéraire plus large : une étoile à l’intérieur d’une constellation, pourrait-on dire. Mais je pense parfois que c’est un modèle fallacieux - en fait complètement inversé.
Jusqu’à ces derniers siècles, la littérature était pratiquement synonyme de modes d’expression fantastiques. Beowulf combat des monstres. Les dieux abondent chez Homère. Dante nous emmène dans des royaumes surnaturels. Shakespeare fait progresser ses intrigues avec l’aide de fantômes, sorcières, sorciers, lutins, et Caliban. Alors l’on peut soutenir que la littérature spéculative est la constellation, et la fiction mimétique un simple soleil constitutif.
Il est toujours bon de se rappeler que « science » n’est qu’un autre mot pour connaissance. La science-fiction est la fiction du savoir. La biologie d’avant-garde, la théologie pathologique, le développement cognitif de la conscience humaine - sont des choses sur lesquelles nous avons des connaissances, et elles ont ainsi trouvé leur voie dans L’Apprentie du Philosophe.
Actusf : En plus d’être des romans de science-fiction, vos livres sont des satires philosophiques. Qu’est-ce qui vous a poussé à utiliser dans vos livres ce style littéraire très particulier ?
James Morrow : Quand j’avais quinze ans, en tant qu’élève du lycée d’Abington en Pennsylvanie, j’ai eu le privilège de suivre le cours de littérature mondiale de Monsieur James Giordano. Le programme d’études était exceptionnel, rempli d’écrivains célèbres pour leurs opinions religieuses non conventionnelles : Dante, Voltaire, Camus, Dostoïevski, Kafka, Ibsen.
Ces voix dissidentes me conduisirent sur un Chemin de Damas(1) inversé. J’en vins à avoir le sentiment que mes convictions théistes non questionnées ne tenaient absolument pas compte de la réalité. Le raisonnement chrétien est beau et cohérent, mais il se trouve qu’il ne s’applique pas au monde dans lequel nous vivons en réalité.
Candide en particulier me parla. Avant de lire ce roman, je n’avais pas réalisé à quel point une satire pouvait être complexe sur le plan philosophique. Voltaire ne fait pas simplement des plaisanteries aux dépens des institutions qu’il n’aime pas. Il est engagé dans une valse d’idées, avec le bêtement optimiste Pangloss d’un côté de la salle de bal et l’éternellement cynique Martin de l’autre.
Cinquante-deux ans plus tard, j’ai pu payer de retour Voltaire pour avoir déblayé les toiles d’araignée de mon crâne. La Bibliothèque publique de New York monta une exposition exceptionnelle pour célébrer le 250e anniversaire de la publication de Candide. En tant que satiriste, je fus invité à contribuer à sa composante sur Internet. Pendant l’hiver 2010, mes confrères et moi - guidés par une jeune et brillante étudiante en littérature, Alice Boone – annotâmes le texte original de Voltaire de nos rêveries.
Actusf : Quel est selon vous le thème, ou sujet, principal de L’Apprentie du Philosophe ?
James Morrow : Le Frankenstein de Mary Shelley n’a pas de plus grand admirateur que moi. Au-delà de ses frissons gothiques, je considère ce roman comme un travail philosophique important – une réflexion profonde sur ce que signifie être humain. De la façon dont je comprends le raisonnement de Shelley, la chute de Victor Frankenstein ne découle pas de son ambition mais de la manière dont il traite sa création. Oui, il commet un acte d’orgueil, mais son véritable péché est l’irresponsabilité. C’est un mauvais père.
L’Apprentie du Philosophe est mon hommage à Frankenstein. Mais plutôt que de donner aux lecteurs la dévastatrice - bien que structurée - brutalité du roman originel, j’ai voulu explorer l’idée d’un monstre moral : une créature dont la conscience est si fortement développée que, comparé à ses frères humains, elle est une dangereuse monstruosité. Après avoir reçu une trombe d’enseignements sur la morale, Londa Sabacthani développe un super égo hypertrophié.
La crise fondamentale est déclenchée quand mon héroïne apprend la vision du monde radicale incarnée dans le Sermon sur la montagne(2). Londa ne réalise pas qu’elle n’est pas vraiment supposée prendre ces nobles idées au sérieux. Du moment où elle découvre les Béatitudes, Londa décide de refaire le monde selon sa propre image moralement chargée. Inutile de dire que c’est la catastrophe assurée.
Actusf : Qu’est-ce qui vous a inspiré pendant que vous écriviez ce roman ?
James Morrow : L’Apprentie du Philosophe m’a donné une très bonne excuse pour revoir les vieux films sur Frankenstein - notamment le cycle américain des Studios Universal et la série britannique de la Hammer Films. Je les adore tous.
Actusf : Dans votre auto-interview sur votre site internet, vous comparez L’Apprentie du Philosophe non seulement à Frankenstein mais aussi à Lolita. Quel est le rapport avec Nabokov ?
James Morrow : Quoique pas tout à fait aussi perverse que ce qui se produit quand Humbert Humbert rencontre Lolita née Dolores Haze, la relation entre Mason Ambrose et Londa Sabacthani est luxurieuse et finalement romantique – le même synopsis que nous trouvons dans le roman de Nabokov. Et, comme avec Humbert et Lo, la dynamique initiale entre Mason et Londa est celle d’un professeur et de son élève.
Actusf : Dans L’Apprentie du Philosophe, les progrès de la science mènent à de cruelles expériences : les destins tragiques de la pauvre Proserpine, l’arbre pensant, et des immaculés, par exemple. Pensez-vous que si les hommes pouvaient réaliser tout ce qu’ils veulent grâce à la science, leur désir de jouer à Dieu gagnerait sur leur morale ?
James Morrow : Outre Frankenstein et Lolita, la troisième pierre de touche de l’histoire de Mason et Londa est L’Île du Docteur Moreau. Le thème du grand roman de H.G. Wells est simple : une personne ne peut pas jouer à Dieu sans devenir folle.
L’Apprentie du Philosophe peut être considéré comme une expérience de la pensée mettant en scène les risques que l’on prend en jouant à Dieu. Laissez-moi m’empresser d’ajouter, cependant, que je n’adhère pas automatiquement au raisonnement de Wells. Il se trouve que je crois que – quand on le compare avec les autres options religieuses et politiques- le rationalisme qui suivit les Lumières représente toujours le dernier, et meilleur espoir de l’humanité. Mon précédent roman, Le Dernier Chasseur de Sorcières, glorifie sans vergogne l’avènement de la vision scientifique du monde.
De la façon dont j’interprète mon propre roman, Vincent Charnock, le créateur de l’ontogénérateur RXL-313 - la machine qui donne vie à Londa et à ses deux « sœurs » clones – représente Victor Frankenstein. Ses expériences ne sont pas ipso facto sans scrupules et ignobles, mais il ne fait pas assez d’efforts pour tenir la machine à l’écart des mauvaises mains. Je pense en particulier à la manière dont les évangélistes chrétiens exploitent l’ontogénérateur pour transformer des fœtus avortés en « immaculés » vivants, qui respirent, et quasi-humains.
Entre-temps, la « mère » de Londa, Edwina Sabacthani (qui est en réalité sa jumelle génétique), est un personnage dans le genre du Docteur Moreau. Au début de sa carrière scientifique, Edwina créée l’arbre pensant, Proserpine, avec peu de considération pour son état mental torturé. Plus tard, elle utilise son ontogénérateur simplement pour assouvir son désir de descendance. Aux yeux d’Edwina, ses trois « filles » ne sont pas des êtres humains complets mais des pions utiles dans sa quête d’auto-accomplissement. Si ce n’est pas de la folie, c’est certainement immoral.
Alors, oui, effectivement les fruits de la science peuvent être empoisonnés- mais je ne pense pas que cette chausse-trape soit inévitable ou prédéterminée.
Actusf : Le premier titre de votre livre était Prométhée pleura. Pourquoi aviez-vous choisi ce titre et pourquoi l’avez-vous changé en L’Apprentie du Philosophe ?
James Morrow : Le titre original faisait allusion à Frankenstein, que Mary Shelley avait sous-titré Le Prométhée Moderne. J’évoquais aussi L’évangile selon Saint Jean 11, 35 (3), « Jésus pleura. » J’aimais la juxtaposition de « Prométhée » et « pleura » parce que cela montre du doigt la face sombre des Lumières, le sujet dont nous venons de discuter. En qualité de personnification de l’esprit scientifique, Prométhée pourrait très bien verser des larmes en réalisant combien de pouvoir brut et cruel s’est amoncelé sur l’ingéniosité humaine – les armes thermonucléaires, les produits chimiques cancérigènes, et le réchauffement climatique en sont trois exemples évidents.
Ni mon éditeur américain, ni le britannique n’aimaient le titre Prométhée pleura, qu’ils trouvaient trop obscur. Quand Jennifer Brehl de William Morrow (aucun rapport avec moi) suggéra L’Apprentie du Philosophe, il me sembla juste, et j’ai aimé le rappel à L’apprenti Sorcier. Ces deux histoires parlent d’expériences qui dérapent, principalement parce que les expérimentateurs ne savent pas vraiment ce qu’ils font.
En tant qu’écrivain avec des prétentions littéraires, je continue à trouver certaines vertus au titre Prométhée pleura, mais je suis tout aussi heureux avec L’Apprentie du Philosophe.
Actusf : Dans le roman, pourquoi Mason est-il choisi pour être la boussole morale de Londa ? Est-ce qu’un jeune étudiant en doctorat est un choix valable pour un aussi lourd fardeau ?
James Morrow : Mason obtient ce travail parce qu’il fait bonne impression sur un scientifique nommé Dawson Wilcox, qu’Edwina Sabacthani a embauché pour trouver un précepteur pour sa fille. Le docteur Wilcox assiste à la soutenance publique de la thèse de doctorat de Mason, et bien que la présentation du jeune homme soit un désastre, Wilcox est impressionné par sa maîtrise de l’histoire de la morale occidentale.
Maintenant je suppose que, oui, techniquement parlant, un esprit plus vieux et plus sage conviendrait mieux à ce travail. Mais en faisant de Mason quelqu’un d’un âge proche de celui de Londa, j’ai pu orienter le roman vers une histoire d’amour sans m’aventurer dans le territoire sinistre de la nymphette qui rencontre Méphisto qu’explore Nabokov. Dans L’Apprentie du Philosophe j’ai voulu réaliser une expérience de la pensée érotique mais pas alarmante.
Actusf : Mason utilise non seulement un apprentissage théorique mais aussi des jeux de rôles pour développer la compréhension morale de Londa. Ne faites-vous pas la même chose avec les lecteurs de votre livre ? En leur faisant vivre des dilemmes moraux, pas seulement y réfléchir ?
James Morrow : J’étais plutôt content quand j’ai compris qu’il n’était pas nécessaire que Mason donne simplement des cours sur le comportement approprié à sa jeune et désirable élève. A la place il pouvait la soumettre à une succession de jeux de rôles, tel que le dilemme conçu par le psychologue Lawrence Kohlberg : est-il juste qu’une épouse vole un médicament coûteux à un pharmacien cupide pour sauver la vie de son mari ?
Mason veut que Londa sache dans son cœur et son âme ce que c’est que de faire un choix moral important. Si les lecteurs se trouvent faire la même expérience, comme vous le suggérez, alors je suis un écrivain heureux.
Mes études dans le département Enseignement d’Harvard furent ici utiles. A cette époque – le début des années 1970 – Lawrence Kohlberg y faisait ses recherches sur le développement moral des enfants. De temps à autre, je rencontrais ses étudiants en thèse, et nous parlions du mystère de la morale.
Actusf : Quels sont vos projets désormais ?
James Morrow : Pendant les trois dernières années, la plus grande part de mon énergie créatrice est passée dans un roman épique et comique intitulé Galapagos Regained, « La reconquête des Galapagos ». Tout comme Le Dernier Chasseur de Sorcières met en scène la naissance des Lumières, ce nouveau roman célèbre l’avènement de la vision darwinienne du monde.
La plus grande part de l’action prend place pendant la décennie précédant la publication de L’Origine des Espèces. L’intrigue s’ouvre sur une actrice victorienne, Chloe Bathurst, qui découvre que, pour sauver la vie de son père, elle doit reprendre le voyage de Darwin aux Iles Galapagos. Elle vit de nombreuses aventures fantastiques sur le chemin.