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ITW Natacha Vas-Deyres
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ITW Natacha Vas-Deyres

ActuSF : Pour commencer, qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette thématique sur le temps ?

Natacha Vas-Deyres : Le CERLI (Centre d’Etudes et de Recherches sur les Littératures de l’Imaginaire, fondé par Maurice Lévy en 1979 et actuellement présidé par Lauric Guillaud) a choisi d’explorer la problématique du temps dans la science-fiction et le fantastique lors de son colloque annuel en 2009 à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux3. Le temps est une notion complexe mais fascinante car c’est une force que l’homme ne maîtrise pas. En invoquant conjointement le fantastique et la science-fiction, la littérature et le cinéma, nous voulions explorer comment le temps était perçu et représenté par un imaginaire littéraire et filmique en renouvellement constant: de l’acte magique à l’invention de machines temporelles, d’une puissance extérieure à l’homme, indomptable et dangereuse, à sa maîtrise par l’esprit humain, l’imagination humaine n’a pas de limites pour inventer des moyens de comprendre et de saisir le flux temporel.


ActuSF : Comment est née l’idée de ce recueil d’articles et d’interventions dans ce livre ?

Natacha Vas-Deyres : C’est dans la collection Eidôlon, dirigée par Gérard Peylet et éditée par les Presses universitaires de Bordeaux que nous avons choisi de publier les conférences issues de ce colloque. Eidôlon est la revue du Lapril (Laboratoire Pluridisciplinaire de Recherches sur l’Imaginaire appliquées à la Littérature, fondé par Claude-Gilbert Dubois) qui s’intéresse de très près à toutes les études sur le fantastique, la science-fiction et l’utopie. C’est également la première fois qu’une publication universitaire propose une exploration pluridisciplinaire de l’imaginaire temporel, notamment grâce aux possibilités techniques quasi infinies du cinéma.


ActuSF : Depuis quand la science fiction et l’imaginaire en général s’intéressent-ils au temps ?

Natacha Vas-Deyres : L’homme projette depuis l’Antiquité dans son imaginaire un fantasme suprême, celui de dompter le temps, le vieillissement inéluctable et la mort: c’est par exemple la quête de Gilgamesh, un des plus célèbres personnages de la mythologie mésopotamienne ; cette épopée fut d’ailleurs considérée par certains critiques de la science-fiction, dont Pierre Versins, comme un des textes fondateurs du genre. Il faut distinguer cependant, au-delà de la question essentielle de la place de l’homme dans le continuum espace-temps, les imaginaires fantastiques et science-fictifs: pour le fantastique le temps est surtout conceptualisé par l’exploration du passé, marqué par la périodicité, la répétition, du temps magique. Le passé ne cesse de faire irruption dans le présent, le plus souvent sous une forme horrifique mais selon des modalités variées : obsession de la lignée, malédiction ancestrale, atavisme régressif, objet ou trace archéologique etc. La représentation du temps dans la littérature de science-fiction est liée aux découvertes physiques majeures du XXème siècle, comme la relativité d'Einstein ou la théorie quantique qui servent de caution scientifique à ces voyages impossibles.


ActuSF : Comment la SF s’approprie-t-elle le temps et comment l’exploite-t-elle ?

Natacha Vas-Deyres : Pour la science-fiction, la perception complexe du temps suggère qu'il y a non pas unicité du temps chronologique mais des parcours diversifiés en fonction de l'individu et de ses choix. Les voyages temporels induisent dans la majorité des œuvres la création de paradoxes ou boucles, résultant d'une représentation cyclique du temps, fonctionnant alors en « circuit fermé ». Pour la littérature de science-fiction, qui s’inspire aussi de la philosophie, le temps devient une sorte de fleuve dont on peut soit remonter le cours, soit suivre le flux, parfois plus vite que les eaux. Le fantasme suprême de l'homme, c'est de pouvoir s'emparer du temps, s'y déplacer, voir et toucher le passé et l'avenir, pouvoir les modifier, maîtriser enfin l'immatériel. La première partie de l’ouvrage regroupe des articles évoquant le temps de l’utopie, de l’uchronie et de la science-fiction ou l’homme tente de maîtriser un concept en le manipulant pour agir sur une destinée sociale ou individuelle: nous analysons les textes de Robert Heinlein, Philip K. Dick, Michel Jeury, Gérard Klein, René Barjavel, Robert Silverberg ou encore pour la curieuse représentation du temps inversé, Lewis Caroll, Fitzgerald et Fredric Brown.


ActuSF : Y’a-t-il plusieurs sortes de temps ?

Natacha Vas-Deyres : Si les philosophes sont les mieux placés pour répondre à cette question, les représentations littéraires et cinématographiques proposent des conceptions très « plastiques » du temps : le temps bi-dimensionnel pour Gödel, le temps figé des utopies, le temps à rebours de Philip K. Dick, le temps psychique et subjectif de Michel Jeury, les temps parallèles chez Silverberg, le temps inversé, le temps vertical de Dino Buzzati, le temps étiré, ralenti du cinéma ou encore le temps hanté, hallucinatoire de Lovecraft….


ActuSF : Pourquoi autant d’auteurs se sont intéressés au temps ? Est-ce simplement le temps qui passe et l’angoisse de la mort qui est à l’origine de leur intérêt ?

Natacha Vas-Deyres : La conception plastique du temps en fait un concept fécond pour les représentations artistiques : c’est à notre avis l’origine d’un tel attrait. Il semble que l’imaginaire temporel permette d’approcher la faiblesse de la condition humaine mais également d’aller au cœur de l’individu, de sa subjectivité, de la compréhension de son identité et de sa mémoire, de son rapport au monde physique. L’humain n’est rien face à la puissance du flux temporel mais sa résistance illusoire ou désespérée crée un sublime qui fascine les écrivains ou les réalisateurs.


ActuSF : Y’a-t-il des “courants” dans l’utilisation du temps en littérature de l’Imaginaire ?

Natacha Vas-Deyres : Les figures du temps dans les littératures de l’imaginaire ne s’élaborent pas autour de courants mais plutôt à l’aide de ces motifs plastiques que nous avons évoqué plus haut. Il faut cependant reconnaître que certains auteurs comme Philip K. Dick, Robert Silverberg, Michel Jeury, Poe, Borges, Buzzati ou encore Lovecraft sont aujourd’hui reconnus comme ayant eu une influence certaine sur certaines représentations du temps.


ActuSF : Votre ouvrage s’intéresse à plusieurs auteurs dont Edgar Allan Poe, Dino Buzzati et Philip K.Dick. Comment ces trois auteurs ont-ils mis en scène le temps ?

Natacha Vas-Deyres : L’appréhension paradoxale du temps, temps « truqué, à rebours, multiple », est la problématique centrale de l’œuvre de Philip K. Dick, maître dans la science-fiction américaine d’une conception illusoire du temps et de l’histoire. Le temps devient un instrument oppressif qui se construit autour d’un sujet et se met au diapason de sa propre régression mentale et temporelle, « le dehors s’adaptant aux névroses du dedans. »

 

La conception du temps chez Poe et Buzzati est « fantastique » en ce sens qu’elle ne traite pas de la manipulation du temps, comme dans la science-fiction mais du passé qui vient parasiter le présent et le futur. Edgar Poe exploite la rupture introduite par le fantastique dans l’équilibre du réel par la coexistence de deux mondes et de deux temporalités, la confusion entre passé et présent, entre le rêve (porté dans ses nouvelles par des figures féminines maladives et mortifères) et la réalité. Chez Dino Buzzati le temps est une dimension fondamentale autour de laquelle se bâtit l’ensemble de sa production littéraire. Si le temps qui s’enfuit pourrait être représenté par une ligne droite, il arrive chez Buzzati que cette ligne se brise ou subisse des distorsions : ce sont ce que l’auteur appelle les « smagliature del tempo », des accrocs dans la trame temporelle du quotidien.


ActuSF : Même question pour Lovecraft. Pourquoi d’ailleurs avoir mis l’article à son sujet en dernier ? Y’a-t-il une raison particulière à chercher dans son rapport au temps ?

Natacha Vas-Deyres : L’œuvre de l’écrivain américain H. P. Lovecraft, empreinte de fantastique et de science-fiction génère l’angoisse d’un passé hanté par des races anciennes et des dieux terrifiants. Le temps a toujours été pour Lovecraft une véritable obsession, considéré comme un gardien insondable de secrets immémoriaux et un détenteur instable de la vérité. Lovecraft remet en question « la validité sacrée » du présent, sa prétendue imperméabilité au passé et au futur. Ce présent fragile est menacé par l’omniprésence d’un futur funeste, l’homme n’étant jamais à l’abri d’un retour cyclique du Mal, marqué par la récurrence des apparitions de la créature monstrueuse Cthulhu. Placer à la fin de l’ouvrage le temps mythique et l’article sur Lovecraft insiste sur le vertige que nous pouvons éprouver lors de l’exploration du temps, même imaginaire: in fine l’homme n’est qu’une donnée infinitésimale, dans l’incapacité de concevoir ce qu’est le temps.


ActuSF : Il y a un article sur les auteurs français. Y-a-il des spécificités francophones sur le sujet ?

Natacha Vas-Deyres : Dans le domaine français je crois à l’influence certaine de Philip K. Dick sur l’imaginaire temporel de Gérard Klein (évoqué dans l’ouvrage en tant qu’auteur et non en tant que critique) et de Michel Jeury. Ces deux auteurs me semblent essentiels dans le traitement « français » du temps, même si Barjavel avec Le Voyageur imprudent se heurtait déjà frontalement au paradoxe temporel. La singularité de Michel Jeury est de faire du temps, de sa perception et de son éventuelle manipulation la problématique essentielle de son œuvre de science-fiction. Pour lui, le temps, vécu éveillé ou endormi reste le plus grand rêve de l’humanité.


ActuSF : Votre troisième partie s’intéresse au cinéma. Le cinéma a-t-il mis en oeuvre toutes les dimensions du temps explorés en littérature ?
 

Natacha Vas-Deyres : Notre ouvrage n’est malheureusement pas exhaustif en la matière, notamment en ce qui concerne le cinéma : nous nous sommes particulièrement intéressé à des films possédant une approche originale et complexe du temps qui revisitent les motifs littéraires (du revenir, du spectral, de la plongée dans l’abîme du temps…) et tentent de les représenter avec ses moyens propres (image, son, musique, montage). Le cinéma peut aussi raconter une histoire à rebours, proposer un récit qui se répète en boucle, jouer de la rapidité ou de la lenteur, voire de la stase de l’arrêt sur image. Même si un certain nombre de films reprennent des classiques de la science-fiction, comme par exemple La Machine à explorer le temps d’HG Wells, l’imaginaire temporel au cinéma reste un continent à explorer…


ActuSF : Y’a-t-il des approches du sujet qui vous ont étonné en réalisant l’ouvrage ?

Natacha Vas-Deyres : L’exploration de l’imaginaire du temps reste un objet de fascination, même pour des universitaires, car son appréhension se confronte à des représentations complexes : comprendre les méandres du temps suppose paradoxalement de mêler rationalité et poésie. L’approche des philosophes des sciences (Jean-Loup Héraud ou Pierre Cassou-Noguès) permet de théoriser le temps dans la fiction ou en usant de la fiction. D’autre part, même si nous comprenons le temps psychique à la lecture de Michel Jeury ou de Philip K. Dick, l’analyse de Thierry Jandrok, psychologue clinicien, apporte une autre dimension à l’appréhension toujours fuyante du présent pour la psyché. Ces approches pluridisciplinaires (l’imaginaire perçu par la littérature fantastique, science-fictive, mythique, par le cinéma, par la philosophie…) sont une des spécificités du CERLI.


ActuSF : Quels sont vos projets ?

Natacha Vas-Deyres : Outre une conférence universitaire le 13 octobre sur les rapports entre l’homme et la machine à l’Université de Bordeaux, je poursuis mes travaux de recherche sur l’anticipation et la science-fiction française: en novembre je travaillerai sur Le Livre des Ombres de Serge Lehman (dans le cadre du colloque 2011 du CERLI à Angers) puis en décembre paraîtra aux éditions Ex-nihilo, Régis Messac, un écrivain-journaliste à re-connaître, un recueil collectif que j’ai co-dirigé avec Olivier Messac ; au printemps 2012 sortira chez Champion mon ouvrage Ces Français qui ont écrit demain. Utopie, anticipation et science-fiction au XXème siècle et je suis en train de préparer un essai sur l’œuvre globale de Michel Jeury.


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