
Car Heinlein est un délicieux paradoxe. Les contrastes de sa personnalité transparaissent dans sa plume splendide, provocatrice et parfois horripilante. Une chose est sûre : avec Heinlein (ça se prononce Haïn-laïn et il préfère qu’on l’appelle Robert plutôt que “Bob”), vous ne vous ennuierez jamais, que ce soit dans la vie ou sur le papier.
L’homme de la rue se représente souvent un auteur de science-fiction comme un frêle intellectuel pourvu d’énormes lunettes et abonné à des publications du genre Space Symbiosis. Heinlein est un grand costaud (1m83, 85 kg), ancien lieutenant de vaisseau, diplômé de l’Académie navale d’Annapolis et le genre de type contre lequel vous détesteriez avoir à vous battre. Le public imagine aussi l’auteur de SF comme un logicien à sang froid, une sorte d’ordinateur à pattes. Que dire, alors, d’un type assez chaleureux, courtois et plein d’empathie pour frôler le sentimentalisme, malgré tout le pragmatisme d’un ancien officier d’artillerie ? Sa voix est sèche et dure ; il a de la répartie (mais est le pire conteur d’histoires drôles du monde) ; il sait ce qu’il veut et rien ne peut l’en détourner ; c’est un patriote sans concession, ce qui est la raison pour laquelle certains membres de la communauté intellectuelle l’accusent de fascisme.
Mais laissons-le plutôt se décrire lui-même, à sa façon toute militaire :
Robert Heinlein : Né le 7-7-07 — j’ai du coup beaucoup de chances aux dés — à Butler, dans le Missouri. Ma famille a déménagé à Kansas City quand j’avais quatre ans et c’est là que j’ai été élevé. Elle est d’origine allemande et s’est installée à Buck County, en Pennsylvanie, en 1756, mais je suis plus Irlandais que quoi que ce soit d’autre. Un peu de sang Indien Cherokee, aussi, et une trace d’Africain.
Alfred Bester : Etait-ce une grande famille ?
Robert Heinlein : J’ai trois frères et trois sœurs. Je suis le n° 3. Je n’avais pas de sœur plus âgée, et j’ai donc eu le privilège d’être une petite sœur honoraire, avec droit de faire la vaisselle. J’ai été scolarisé au collège de Greenwood avec Sally Rand, puis au lycée Horace Mann et en classes préparatoires au Kansas City junior college.
Alfred Bester : Comment vous êtes-vous retrouvé à Annapolis ? étiez-vous un passionné de la mer ?
Robert Heinlein : J’ai bénéficié d’une nomination politique. Ma famille a toujours été impliquée en politique. J’ai passé deux ans à écrire des lettres et des candidatures, et j’ai finalement obtenu ma nomination par un proche de “Boss” Pendergast, le sénateur James Reed. Je serais tout aussi volontiers allé à West Point, l’école de l’Armée de terre, mais la seule place disponible était à l’Académie navale. Par la suite, Reed a toujours tenu à souligner que j’étais le premier de ses nombreux nominés à en sortir effectivement diplômé.
Heinlein se classa vingtième d’une promotion de six cents, en 1929, et jure qu’il eût été cinquième s’il n’avait hérité de trois “N noirs”, qui sont des rétrogradations pour mauvaise conduite. “J’ai été trop souvent pris à faire le mur pour courir les filles.” Il fut alors affecté sur le porte-avions Lexington, puis servit comme responsable de pièces d’artillerie sur un destroyer et fut mis à la retraite de l’U.S. Navy lorsqu’on découvrit qu’il était atteint de tuberculose.
Alfred Bester : Comment en êtes-vous arrivé à la science-fiction ?
Robert Heinlein : En 1939, j’ai commencé à écrire et suis devenu accro. J’ai écrit tout ce que j’avais pu apprendre ailleurs — dans la Marine, dans l’Armée, n’importe où. Ma première histoire de science-fiction était « Ligne de vie ». J’avais vu une publicité de Thrilling Wonder offrant un prix de $50 à la meilleure nouvelle d’un amateur. Mais j’ai appris qu’Astounding payait un cent du mot, mon histoire faisant 7000 mots, alors je la leur ai soumise et ils l’ont achetée. [Enfant de salaud, grogne l’interviewer entre ses dents. C’est moi qui avais remporté ce concours de Thrilling Wonder, et tu m’as battu de vingt dollars.] Il éclate de rire et enchaîne :
Je me suis demandé pourquoi je n’avais pas découvert plus tôt ce filon. J’ai continué à écrire de la science-fiction. Je n’ai subi aucune période d’apprentissage. Je n’ai jamais rien réécrit. Personne ne me l’a jamais demandé. Je ne réécris toujours pas.
Alfred Bester : Alors, comment travaillez-vous ?
Robert Heinlein : Chaque année, j’écris pendant trois ou quatre mois, puis Ginny [son épouse] et moi partons en voyage. Puis ça commence à me démanger et je dois me remettre à écrire. Alfred Bester : Travaillez-vous vite ?
Robert Heinlein : Eh bien, le plus rapide était — il va falloir que j’explique. Nous vivions au Colorado et il était tombé beaucoup de neige. Notre chat — j’aime les chats — avait besoin de sortir ; je lui ai donc ouvert une porte, mais il refusait de sortir. Il restait là et continuait à pleurer. Je n’y comprenais rien, il avait déjà vu de la neige. J’ai continué à lui ouvrir d’autres portes, et il ne sortait toujours pas. C’est alors que Ginny a dit “Oh, il cherche une porte sur l’été.” J’ai levé les mains au ciel, lui ai enjoint de ne pas dire un mot de plus, et j’ai écrit le roman Une porte sur l’été en 13 jours.
Alfred Bester : Quelle est votre technique ?
Robert Heinlein : Je commence avec quelques personnages que je plonge dans les ennuis ; quand ils ont réussi à s’en sortir, l’histoire est finie. En général, à partir du moment où je commence à entendre leurs voix dans ma tête, ils s’en sortent.

Patriotisme est un joli mot abstrait et polysyllabique, de dérivation latine, qui se traduit en langage courant par “les femmes et les enfants d’abord.” C’est le fondement de toute culture un peu durable, ou elle ne dure pas bien longtemps. Mais il n’y a aucun moyen d’obliger qui que ce soit à être patriote. Passer une loi ne l’établira pas, pas plus que dépenser des milliards de dollars d’argent public.
À ce point, il commence à se défaire. Incapable de supporter la vue d’un collègue au bord des larmes, je change de sujet. Oublions ça, Robert. Ce sont les politiciens qui salissent le terme de patriotisme. Revenons à la science-fiction. Comment la définissez-vous ?
Eh bien, ce n’est pas de la prophétie, en dépit d’une liste inépuisable de choses apparues dans des histoires de science-fiction avant de devenir des réalités physiques. Ce n’est pas non plus de la fantasy, même si certains critiques ignorants de la science ont du mal à faire la différence. Je ne suis pas en train de médire de la fantasy. Je l’apprécie et il m’arrive d’en écrire ; mais ce n’est pas de la science-fiction.
Alfred Bester : En ce cas, qu’est-ce que la science-fiction ?
Robert Heinlein : La science-fiction est une fiction réaliste. Un auteur de science-fiction sérieux doit essayer de partir du monde réel et se demander “Et si — ?” Il doit le faire tout seul, puis transformer son scénario en une histoire capable de distraire un lecteur — des milliers de lecteurs — sans quoi il aura échoué, aussi logique son extrapolation du présent dans le futur puisse-t-elle être.
Alfred Bester : Et comment vous assurez-vous de ne pas échouer ?
Robert Heinlein : Une grimace, puis : D’abord, vous devez les attraper par le revers et les extirper du bas-côté. Puis vous les tenez fermement — ne les laissez jamais s’échapper — et les faites passer de paragraphe en paragraphe, pour finir en fanfare.