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Interview Ugo Bellagamba sur L'Origine des Victoires
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Interview Ugo Bellagamba sur L'Origine des Victoires

Actusf : Comment est née l’idée de ce livre et de ces Victoires qui protègent l’humanité depuis des siècles ?
Ugo Bellagamba : En fait, comme pour tous les bouquins précédents, cette idée a émergé il y a un certain temps, peut-être, il y a trois, quatre ans, déjà. Elle est devenue plus claire, il y a environ deux ans, lorsque j'écrivais la fin du "Journal d'un Poliorcète repenti", et que je cherchais une autre manière, encore différente, d'aborder la dureté du réel par le biais de la science-fiction. J'ai toujours voulu écrire sur le rôle et la place de femmes, du principe féminin, dans l'histoire des sociétés humaines. Jusque-là, je m'étais essentiellement concentré sur des personnages masculins, comme Tancrède. L'une des racines lointaines de l'Origine des Victoires est une nouvelle, jamais terminée, jamais publiée, qui racontait comment les statues de la Ville Éternelle (Rome), en particulier les allégories, s'animaient une nuit, pour se livrer bataille, par le verbe et le glaive, sous les yeux d'une humanité hallucinée. J'aime cette idée que la science-fiction permet de relier les Idées au monde sensible, de réifier les concepts, en prenant les métaphores au pied de la lettre. Mes Victoires, toutefois, ne sont pas des allégories qui s'animent, mais exactement l'inverse : des femmes, de chair et de sang, qui s'élèvent, par leur courage, jusqu'à l'éternité. 
 
 
Actusf : Comment pourrais-tu les présenter ? Elles semblent à la fois de jeunes femmes fraîches et enthousiastes, mais aussi prêtes à se sacrifier pour leur cause ?
Ugo Bellagamba : Elles portent en elles une part d'absolu qui échappe aux hommes, tout en restant des personnages sensibles, profondément humains, bien intégrées dans leur époque, et, finalement, fragiles. Il y a derrière les Victoires, une notion terriblement désuète dans notre société, que j'ai voulu interroger. Il s'agit peut-être la dignité, ou plus probablement, de la probité, du désintéressement, de la constance. L'idée que, tout en aimant profondément la vie et ses plaisirs, on peut, à un moment donné, sacrifier son intérêt personnel, voire sa vie, par amour pour un idéal, uniquement parce qu'on a reçu une éducation en ce sens. Les Victoires sont, à mes yeux, le versant féminin, jamais véritablement chanté, du "vir bonus" (= homme de bien), caractéristique du XIXe siècle. Mais, ce n'est pas une question de culture, ou d'époque. Plutôt une considération de force intérieure. Une aptitude, et non une prédisposition. Un don, parfois. Les hommes, même lorsqu'ils revendiquent l'absolu, le font toujours dans un but contestable, matérialiste : par idéologie, par dogme, pour conquérir un territoire, qu'il soit physique, institutionnel, ou intellectuel. Mes Victoires ne conquièrent rien pour elles-mêmes, elles protègent, ou croient le faire. 
 
 
Actusf : Comment as-tu composé ce recueil de nouvelles ? Elles ont toutes été rédigées ensemble où est-ce que leur rédaction s’est étalée sur plusieurs années ?
Ugo Bellagamba : C'est amusant que tu dises "recueil de nouvelles" parce que, justement, j'ai longtemps laissé planer l’ambiguïté entre "recueil de nouvelles" et "roman à part entière". Si on regarde bien, je ne me suis engagé dans des romans qu'accompagné (et de quelle façon ! Avec le grand Thomas Day, tout de même !), ou sous forme de grandes novellas (Tancrède, à ce titre est quasiment un fix-up, même si aucune des deux novellas qui le composent n'avait été prépubliée). On peut effectivement voir L'Origine des Victoires comme un ensemble composé de sept nouvelles, explorant sept lieux, se situant à sept époques différentes, et mettant en scène sept personnages-clefs, presque comme des chroniques, au fil de 21.000 ans d'histoire. Mais, voilà, à mes yeux, c'est plus complexe que cela : il faut avoir lu l'ensemble des chapitres-Victoires pour comprendre mon projet. On peut certes les lire dans l'ordre que l'on désire (ils ne sont pas numérotés d'ailleurs), mais ils ne sont pas réitératifs, malgré les apparences. Chaque chapitre aborde un rivage spécifique du sacrifice, chaque Victoire vit son combat différemment, avec toute sa subjectivité. Ce n'est pas, d'ailleurs, LE roman, à mes yeux, mais seulement UN des romans possibles, car il n'y a jamais une seule manière de faire exister un texte. Il est la rencontre entre l'Idée et les contingences, entre l'Envie et les forces en présence, de la vie, des sentiments, des rêves, des contraintes et des regrets. Telle est ma voie vers l’Écriture : faire exister un chemin qui n'a rien de définitif. 
 
 
Actusf : Tu te balades au fil de l’Histoire à travers ces nouvelles et cet affrontement entre l’Orvet et les Victoires. Est-ce que cela t’a demandé une documentation particulière ? Comment as-tu travaillé ?
Ugo Bellagamba : La documentation n'a pas été très longue, ni très difficile. Tout est venu de l'intérieur, ou presque. Tout était déjà sédimenté, par mon parcours, mes connaissances. Sous couvert d'Imaginaire et de culture, tous ces lieux parlent de moi, de mon vécu. J'ai connu les Calanques, j'ai vécu à Marseille, j'ai marché autour de la coupole de l'observatoire de Nice, arpenté les chemins de l'île de Porquerolles, voyagé jusqu'à Digne-les-Bains par le train des Pignes, grandi à Fréjus, et senti la puissance spirituelle, l'empreinte, contenue dans les pierres blondes de l'abbaye du Thoronet. Tous ces lieux sont en moi, depuis des années, ils entrent dans la composition de ma psychogéographie, pour piquer le terme aux Moutons électriques, tiens ! Au fond, l'Origine des Victoires, tout comme Tancrède, vient du cœur, des peurs, du vécu, du besoin d'être défendu, de la conviction, profonde, qu'il y a de l'absolu, du sens, au détour de chaque geste, surtout les plus anodins, les plus répétés. L'Histoire, elle-même, se construit ainsi.  
 
 
Actusf : Est-ce difficile de mettre en scène un affrontement aussi classique, entre le bien et le mal ? Y a-t-il des écueils qu’il t’a fallu éviter ?
Ugo Bellagamba : L'affrontement entre le bien et le mal est aussi vieux que la littérature, et probablement plus vieux encore, puisqu'il remonte aux toutes premières cosmogonies. Je crois qu'à notre époque dite de "post-modernité", on a trop souvent peur de passer pour un ringard, si l'on s'y réfère. Mais, précisément, s'y abreuver, fréquenter cette vision dualiste, forcément surannée, du monde, entre la Lumière et les ténèbres, est une nécessité si on veut pouvoir le penser librement. C'est par opposition qu'on trouve son identité, qu'elle soit personnelle ou collective. Il y a un mot galvaudé dans notre vocabulaire, meurtri même : "manichéen". C'est presque devenu une insulte. A la base, c'est pourtant une philosophie, une approche marginale du christianisme, diffusée par le prophète Mani, ou Manès, au troisième siècle de l'ère chrétienne. Qu'a-t-il fait en réalité ? Proposer, en conscience, une première simplification du monde, une modélisation à l'usage de l'esprit, pour rendre l'univers plus intelligible, moins déroutant, comme une porte d'entrée, rien de plus. Pourquoi devrions-nous être moins intelligents, moins vifs, moins libres, que nos prédécesseurs ? Faire du manichéisme, c'est systématiser cette dualité conceptuelle en idéologie, c'est en faire un instrument d'oppression culturelle. C'est une perversion (=instrumentalisation) du concept et elle vient toujours de ceux qui ne le maîtrisent pas suffisamment. Ainsi, l'augustinisme a-t-il trahi la pensée de Saint-Augustin. Ainsi, l'aristotélisme a-t-il figé la pensée d'Aristote. De nos jours, on fait des amalgames dramatiques, entre nation et nationalisme, État et étatisme, liberté et libéralisme, égalité et égalitarisme, identité et communautarisme, droit au bonheur et hédonisme. La post-modernité est une déconstruction. Mais c'est, à mon sens, une déconstruction d'arrière-garde qui, en prétendant réajuster notre regard, le ferme. Il faut connaître ses racines, aimer sa ville, sa région, sa patrie, et savoir d'abord qui l'on est, d'où l'on vient, véritablement, avant de prétendre être un acteur conscient du monde, un citoyen de la galaxie. L'origine des Victoires, d'une certaine manière, à travers ses péripéties, à travers ses âges et ses lieux de mémoire, exprime un peu cette idée-là. Et s'il y a un écueil que je n'ai pas su éviter, sans doute, c'est celui de la sincérité. Mais, attention aux raccourcis, avec lesquels il faut jouer comme l'équilibriste avec le vide : l'Orvet n'est pas le Mal, les Victoires ne sont pas le Bien, loin s'en faut.  
 
 
Actusf : Dans sa chronique, Joseph Altairac parle d’Histoire Invisible, dans laquelle les événements historiques pourraient être manipulés par une société secrète. Souscris-tu à sa vision de ton livre ?
Ugo Bellagamba : Totalement, elle est très belle, très fouillée, elle m'honore et m'émeut à la fois. Qu'un érudit de la trempe de Joseph Altairac prenne le temps d'évoquer ainsi mon travail, de le disputer, au sens le plus noble du terme (disputatio), est une très belle récompense, et la justification de cette demi-mesure, de cette prudence, oserais-je dire, que j'essaie de distiller dans mes récits.
 
 
Actusf : Une petite question sur la région. Pourquoi avoir placé toutes tes intrigues dans le sud de la France ? Était-ce pour coller au caractère régionaliste de ton éditeur ou la région même a des caractéristiques et des charmes qui t’inspirent pour ce genre d’histoires ?
Ugo Bellagamba : Cela faisait partie intégrante du projet, lorsque Frédéric Boyer et moi-même en avons dessiné les lignes, il y a trois ans. Le défi était clair : après un livre de commande, La huitième colline de Rome (j'ai conservé un merveilleux souvenir du travail avec les archéologues du musée), le but était de me donner carte blanche, à la condition expresse que je situe le récit dans le grand Sud-Est de la France, où se trouve le point d'ancrage, l'origine même de la maison d'édition, Mémoires Millénaires. Le jeu avec la contrainte, j'adore. Ici, c'était particulièrement jouissif : faire du régional ET de la science-fiction. Un défi à la Simak, ou presque. Je me suis dit qu'il fallait appréhender les contrées évoquées comme des mondes à part entière, que je visiterais, au fil du récit, à des époques différentes, tel un explorateur. Le but était aussi, bien sûr, de s'amuser, de faire quelque chose d'inclassable, mais d'accessible, d'ambitieux, mais de divertissant. Frédéric Boyer, avec beaucoup d'intelligence émotionnelle, m'a tout simplement dit : "vas-y, fais ton roman", et c'est exactement ce que j'ai fait. Et, comme cela avait été le cas pour Tancrède, tout s'est métabolisé. Situer le roman dans des lieux où j'avais vécu, ressenti, parfois pleuré, ou ri, c'est non point me les approprier, mais remercier de tout ce que je leur dois, tout simplement. 
 
 
Actusf : Tu es également directeur des Utopiales. Peux-tu déjà nous dévoiler quelques secrets sur l’édition 2013 ?/span>
Ugo Bellagamba : Non. Un secret est un secret. Vous verrez bien. Mais, je vous promets de faire de maximum, avec toute l'équipe d'organisation, et notre président, Roland Lehoucq, pour vous enchanter et vous surprendre. 
 
 
Actusf : Sur quoi travailles-tu ? Quels sont tes projets ?
Ugo Bellagamba : Innombrables, les projets. Comme toujours. Et je m'excuse platement auprès de ceux qui n'ont pas encore renoncé à me demander des textes à date ferme, alors qu'ils n'ont rien reçu, à ce jour, sinon des excuses minables. Plus concrètement, je dirais qu'il y a au moins deux textes d'importance cruciale (à mes yeux, en tout cas) : une novella sur les robots et la Sibérie pour Olivier Girard, dont le titre de travail est "La vallée dérangeante" ; une novella uchronique sur la politique américaine des années 1930, et particulièrement sur le seul mouvement authentiquement socialiste américain, en Californie (E.P.I.C) et sur une figure incontournable de la science-fiction américaine qui aurait pu avoir un autre destin que celui de "Général". ET ça, c'est pour ActuSF, et ce jour viendra... :-) 
Quand j'aurais écrit ces deux textes, comme ils doivent l'être, alors, je pourrai avoir d'autres projets en chantier, notamment l'écriture, maintes fois repoussée, d'un roman de pure fantasy pour enfants. Si, si.

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