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Interview de Sylvie Lainé pour l'Opéra de Shaya
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Interview de Sylvie Lainé pour l'Opéra de Shaya

Sylvie Lainé : Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais pour moi, quand on est face à un texte, seul le texte compte; tout texte doit porter en lui-même son sens et sa justification. Connaître la vie, le caractère ou les péripéties par lesquelles est passé l’auteur d’un texte que j’aime, franchement, la plupart du temps je m’en fous. Que l’auteur soit homme ou femme, aventurier ou plutôt père tranquille, qu’il vive à la ville ou à la campagne, qu’il soit homosexuel ou père ou mère de douze marmots, qu’il soit colérique ou conciliant, déterminé ou fluctuant, qu’est-ce que ça change lorsque l’on lit ses textes? Soit mes textes vous parlent, et probablement alors avons-nous des sensibilités et des émotions en résonance, soit ils ne vous parlent pas, et ce que je pourrais vous raconter à mon sujet n’y changera rien.

Jean-Marc Ligny : Mais Sylvie, si le lecteur a ton recueil entre les mains, c’est sans doute que tes textes lui parlent, ou il pense qu’ils vont lui parler. Et peut-être qu’il aimerait savoir qui les écrit et pourquoi. Alors franchement, tu ne veux pas lui dire quelques mots, te raconter un peu?
Sylvie Lainé : Se raconter est pour un auteur un exercice un peu paradoxal. Car comme tout le monde j’ai l’impression d’être un individu unique, mais c’est parce que je ne le suis pas, et parce que vous et moi sommes semblables sur bien des points, que nous pouvons partager. Il faut bien que je vous l’avoue, je suis une drôle de fille. Je tâtonne, et depuis toujours. Je melance des défis invraisemblables et en général difficiles, souvent j’arrive à les réaliser, et une fois que c’est fait, je regarde le résultat, et je découvre que rien n’est clarifié, que je n’ai rien prouvé, que peut-être ça n’a servi à rien. Je pense que je ferais le même constat si j’étais devenue Présidente de la République, ou si un être suprême m’avait révélé que j’étais sa fille, et que j’ai été envoyée sur Terre pour sauver l’humanité. Je serais probablement en train de découvrir que ma marge de manœuvre se révèle bien étroite, ma capacité à améliorer le monde trop limitée, et je constaterais que je ne suis peut-être pas la personne qu’il fallait pour mener au mieux la mission. Bon, il ne faudrait pas croire que je suis dépressive; ça n’est pas vrai non plus, je suis même plutôt optimiste. Je me suis bâti une certaine forme de philosophie, qui me permet de vivre à peuprès sereinement. J’ai commencé à me la forger tôt, c’était nécessaire, j’étais une enfant atypique. Ma mère m’a raconté que leurs amis de l’époque prétendaient que j’ai su parler depuis le jour de ma naissance, et qu’à deux ans je leur tenais de grands raisonnements sur tous les sujets. Je le crois sans peine, mon fils a fait la même chose, et c’est parfois déroutant pour l’entourage. À trois ans et demi j’ai découvert la lecture, qui dès lors a empli mon univers de multiples fragments de pensées d’adultes très différents les uns des autres – j’ai essayé de trouver qui j’étais au centre de tous ces échos, avec leurs pensées très claires dans ma tête, alors qu’eux ne m’interrogeaient pas, ne m’entendaient pas. C’est une situation très science-fictive, quand on y pense, que d’être assaillie de monologues très riches, sans avoir la capacité d’établir le moindre dialogue – il faudra que j’écrive là-dessus un de ces jours. Une situation étrange qui a perduré et s’est entretenue elle-même: car à l’âge où l’école devenait obligatoire, mon niveau scolaire était en décalage par rapport à la norme, et dès lors j’ai suivi des cours par correspondance, et je pouvais passer mes journées à lire. Je lisais Marcel Aymé, Moravia, Steinbeck, Zola, Buzatti, Christiane Rochefort, Troyat et Sartre, et plein d’autres, tout ce qu’il y avait dans la bibliothèque de mes parents, en vrac et en désordre, et j’ai découvert la science-fiction. Je n’ai mis les pieds dans une école – et dans un collectif – que quand je suis allée au collège, et c’est là que j’ai commencé à me forger une identité sociale, un peu à tâtons, et avec la vague sensation de peut-être n’avoir pas toutes les clés pour le faire, même si tout se passait plutôt bien.
 
Jean-Marc Ligny : Était-ce inconfortable, ou pénible, de se sentir différente? Objectivement, en n’étant pas allée à l’école primaire, tu n’étais pas dans la norme?
Sylvie Lainé : Quand j’étais vraiment petite, je ne savais pas trop comment vivaient les autres, donc je ne meposais pas ce genre de questions. Et après la situation s’est normalisée. Mais je me souviens encore d’une question qui m’a poursuivie longtemps, et que je me suis posée très tôt, à l’âge de six ou sept ans: je savais que la petite personne que j’étais à cette époque, qui commençait à se trouver des marques et des repères, d’autant plus précieux et fragiles que je les avais bâties sans interagir avec d’autres enfants et de manière assez solitaire, je savais que cette petite personne se transformerait pour devenir un adulte, l’un de ceux dont je lisais les pensées dans les livres, et qui étaient clairement différents de moi. Ils avaient d’autres projets, poursuivaient des objectifs qui m’étaient totalement étrangers. J’étais confiante dans le fait que la transformation aurait lieu, et qu’elle serait réussie –mais que resterait-il de moi dans l’adulte que je deviendrais ? Comment serait-ce encore moi si c’était quelqu’un de si différent ? Quelle continuité y aurait-il entre moi enfant et moi adulte ? Que deviendrait mon «moi» unique, se forgeait-il uniquement pour disparaître ? C’est une question très philosophique que celle de l’identité, plus tard j’ai trouvé au moins deux auteurs qui en parlaient très bien. À l’adolescence j’ai lu Franny et Zooey, puis tous les autres textes de Salinger (ça n’en fait pas tant que ça, mais tout y est dit, sans que rien soit expliqué); et plus tard j’ai découvert Greg Egan. La science-fiction permet de parler de tout, et surtout du plus intime et du plus significatif, parce qu’elle permet de prendre la distance nécessaire.

Jean-Marc Ligny : Ah oui, parle-nous un peu de la SF, qui occupe une grande place dans ta vie, je crois.
Sylvie Lainé : La science-fiction, je l’ai découverte très tôt, et en lisant les plus grands auteurs. À douze ans, j’étais nourrie de Silverberg, Asimov, Frank Herbert, Sturgeon, Sheckley, Farmer, Norman Spinrad et tous les plus grands. La puissance de leurs idées m’avait aidé à grandir, la science-fiction nourrit toujours mon intellect et mon désir d’agrandir le monde dans lequel nous vivons.La science-fiction permet des rencontres éblouissantes, avec toutes sortes de lieux, de situations, de personnages, humains ou non, et avec des imaginaires féconds et surprenants. La science-fiction est illimitée, et j’ai toujours cherché les rencontres. Et plus elles sont surprenantes et nouvelles, plus il faut inventer et être créatif pour leur permettre de s’épanouir. Peut-être que mon léger handicap (moi je le perçois comme tel en tout cas, n’ayant jamais été sûre de la place que je devais ou pouvais occuper dans le monde où je suis née) devient une richesse lorsque les rencontres sont inattendues –lorsque les recettes habituelles, que je ne maîtrise pas tout à fait, sont inappropriées. Parce que j’ai appris à compenser. C’est de cela que parle L’Opéra de Shaya, tout le recueil, en fait –de rencontres, de la manière dont on les fait vivre et mûrir, des représentations que l’on se fait de soi-même et de l’autre, et de leurs conséquences sur la rencontre et sur ses résultats.

Jean-Marc Ligny : Oui, parlons de «L’Opéra de Shaya» justement. Ça démarre sur un ton plutôt fun, voire presque en mode dérision: franchement, cette planète, Flog6, ces personnages ridicules avec leurs perruques et leurs robes à ruchés! On se dit qu’on va s’embarquer dans une critique sociale bien satirique, mais sitôt débarqué avec So-Ann sur Shaya, le ton change: grands sentiments, émotions poignantes, pour aboutir à un final assez terrible, bien loin en tout cas du ton ironique du début... Tu avais une idée d’où tu allais, avec ton point de départ sur Flog6, ou bien tes doigts sont-ils guidés par les émotions qui te traversent au moment où tu écris? Je veux dire, tu n’improvises pas quand même ? Tout ça est préparé ? Mais jusqu’à quel point ton cœur prend-il le contrôle de tes idées ?
Sylvie Lainé : Oui, pour la première partie de «L’Opéra de Shaya» qui se passe dans un monde humain, je savais où j’allais, depuis le début. J’avais une idée très claire de ce que So-Ann trouvait insuffisant dans les sociétés humaines, et dans la manière dont elles envisageaient leur relation avec les planètes sur lesquelles elles s’établissaient. Flog6 devait avoir des conventions sociales absurdes,étriquées et contraignantes, même si l’on pouvait y rencontrer des personnages sympathiques. Flog6n’était pas menaçante, ni inquiétante, mais elle ne pouvait pas suffire. Il fallait qu’il y ait autre chose, ailleurs, à chercher. Quelque chose de totalement différent. Flog6 s’est imposée à moi avec évidence et clarté. La logique interne de Shaya a été beaucoup plus difficile à inventer, ma rationalité n’a pas suffi, j’ai dû laisser davantage parler mon inconscient et mon intuition, cela a mûri plus lentement.
Et sur la fin de l’histoire, quand la situation vire au tragique, c’est So-Ann qui a décidé de sa réaction, et pas moi. Son acte ultime, elle en a décidé seule, je ne l’avais pas prévu. Il m’a surprise,moi aussi, je lui ai demandé de l’expliquer, elle n’a pas réussi complètement à le faire, je pense qu’elle ne savait pas elle-même pourquoi elle a réagi ainsi. Mais elle n’avait aucun doute sur ce qu’elle devait faire, et elle me l’a fait comprendre très clairement.

Jean-Marc Ligny : La nourriture, c’est un sujet sérieux pour toi, ou une source de plaisir ? Parce que le titre «Petits arrangements intra-galactiques» laisse entendre, peut-être, la résolution originale d’un protocole diplomatique incongru entre humains et extraterrestres, par exemple –alors qu’en fait, il n’est question que de nourriture. Et du plaisir qui en découle... Qu’est-ce qui t’est passé par la tête en écrivant cette histoire, Sylvie ? Les sapinous, franchement ! Et les pustules ! Tu avais envie de jouer avec la nourriture, comme quand tu étais gosse ?
Sylvie Lainé : Quoi, les sapinous? Sont pas mignons mes sapinous?

Jean-Marc Ligny : Si, très mignons, mais la question n’est pas là. «Petits arrangements...» est presque l’opposé de «L’Opéra de Shaya», non?
Sylvie Lainé : Bon, revenons à la genèse. J’ai travaillé longtemps sur «L’Opéra de Shaya». Pour des raisons liées à ma vie personnelle, et aussi à cause du sujet, elle a mis du temps à émerger sous sa forme complète. En fait j’ai dû rester à peu près un an et demi bloquée au milieu, sans pouvoir discerner la suite. J’avais décidé d’écrire un space-opéra, parce que j’avais lu plein d’interviews ou de réflexions diverses qui disaient que le space-opéra était passé de mode, qu’on ne pouvait plus imaginer un avenir sur ce principe, que c’étaient d’autres thèmes qui correspondaient à notre société, comme les univers virtuels, ou la singularité, les réseaux, la technologie... mais que la colonisation de nouvelles planètes et surtout la rencontre avec des civilisations extraterrestres n’étaient plus des questionnements ou des prétextes très contemporains.
J’avais plein de choses en tête à propos des space-opéras et leur richesse potentielle, mais j’ai fini par me dire que le mieux était d’essayer d’en écrire un. Et j’ai découvert à quel point c’était difficile. Parce que c’est beaucoup plus intéressant si les non-humains sont différents, et raisonnent autrement; mais s’ils sont trop différents, on ne peut pas vivre dans le même environnement qu’eux, et surtout on ne peut pas communiquer aisément avec eux. Donc j’étais en train de me bagarrer avec Shaya, et j’étais échouée quelque part au milieu, lorsque Laurent Gidon m’a proposé d’écrire une nouvelle pour l’anthologie Contrepoint. Je me suis offert des vacances en écrivant un space-opéra qui ne pose pas tous ces problèmes compliqués: pas de communication, pas d’affectif, que du prosaïque et du concret, quel soulagement! Je suis revenue aux pulsions primordiales, et non conflictuelles puisque cela faisait partie du challenge. Bien sûr, j’ai joué avec. J’ai patouillé dedans. J’adore patouiller les trucs. Ce texte, je l’ai écrit très vite, en riant toute seule.
Est-ce que la nourriture est un sujet sérieux? Oui, quand on a faim et qu’on n’a rien à manger. Ce qui n’est pas mon cas, ni le tien Jean-Marc, ni probablement le tien, ami lecteur. Donc pour nous c’est plutôt un sujet badin et plaisant. Mais mon credo là-dessus a toujours été qu’il faut traiter avec légèreté les sujets sérieux, et avec sérieux les sujets futiles. Bon, soyons sérieux une seconde. C’est une histoire pour rire, évidemment. En même temps, elle dit que quelquefois vouloir tout comprendre, analyser, comprendre l’autre et sa logique, ça ne fait que vous paralyser. Quelquefois, il faut juste faire au mieux. Quand il y a urgence, quand vraiment ça vous gratte, on arrive très bien à se faire comprendre. Quand on a très faim, ça aide, aussi.
 
Jean-Marc Ligny :Quels sont tes désirs les plus fous, Sylvie? Quels sont tes rêves les plus secrets? Autrement dit, qu’est-ce qui se serait passé avec toi si tu avais arpenté la «Grenade au bord du ciel», et respiréses émanations?
Sylvie Lainé : Mes désirs les plus fous et mes rêves les plus secrets, j’ai essayé de les réaliser, puisque je les connais –j’ai toujours essayé de faire ce qui m’intéressait, et jamais je ne me suis autocensurée, ou limitée. Je t’ai dit, j’adore me lancer des défis. Avec plus ou moins de succès, bien sûr. Mais «Grenade», c’est autre chose: «Grenade» a le pouvoir de révéler les désirs et les rêves qui sont restés enfouis –ceux que nous portons en nous sans même le savoir. J’aimerais que «Grenade» me révèle les désirs que je porte en moi sans en avoir conscience... Mais je ne peux pas te dire ce qu’ils sont, bien sûr, puisque moi-même je ne les connais pas.
 
Jean-Marc Ligny :Dans«Grenade», tu t’exprimes à la première personne, mais ton personnage principal est masculin. Tu penses que les hommes peuvent être aussi sensibles que ça? Ou bien tu décris là ton idéal masculin?
Sylvie Lainé : Il m’arrive d’écrire à la première personne, et pour moi ça ne fait pas une énorme différence d’écrire un «je» qui soit homme ou femme, car je n’ai jamais perçu de différence profonde entre les deux –je ne connais que des standards sociaux, et une grande diversité chez les individus. Et pour ce qui est du social, je te l’ai dit, je ne suis pas sûre d’avoir compris toutes les règles –elles restent à mes yeux un ensemble de principes assez convenus et arbitraires; peut-être aussi parce que j’ai vécu dans des milieux très divers. Il est sensible mon personnage? Je ne le savais pas. Qu’est-ce qui te fait dire qu’il est sensible? C’est juste parce qu’il tombe amoureux, ou il y a autre chose? Car il me semblait que sa manière d’aimer était directe, charnelle, joyeuse, enthousiaste et pas compliquée. Je ne sais pas grand-chose de ce type, je veux dire que je sais à peu près comment il se comporte, mais pas QUI il est. Et j’ai décidé depuis longtemps que je n’aimerais pas les gens uniquement en fonction de la manière dont ils se comportent –la chose la plus importante est de savoir qui ils sont. Donc je ne sais pas si c’est mon homme idéal. Et puis, en fait, ça ne veut rien dire pour moi, «l’homme idéal».
 
Jean-Marc Ligny : Je voulais juste dire que lorsqu’un auteur masculin écrit à la première personne –se met donc dans la peau de son personnage–, il exprime un peu moins ses émotions ou ses sentiments, du moins j’en ai l’impression. On considère généralement que les hommes sont plus pudiques vis-à-visde leurs sentiments –même si personnellement ce n’est pas mon cas. Mais c’est peut-être juste un cliché? Qu’en penses-tu ?
Sylvie Lainé : Ah, je comprends. Un homme exprime moins, on considère que... Tu es en train de me parler des conventions sociales contemporaines. Et de toutes ces règles qui restreignent nos identités dans des cadres étriqués, et nous appauvrissent. Tu es en train de parler de Flog6, et des débats affligeants que nous subissons actuellement à propos d’une pseudo théorie du genre qui serait tellement perverse qu’elle conduirait inévitablement à apprendre aux enfants de maternelle comment se masturber, et tellement stupide qu’elle nierait l’identité biologique.
À l’âge où les autres découvraient le «vrai» monde et ses conventions relationnelles et sociales, moi je découvrais des dizaines de mondes virtuels et théoriques, où souvent les règles du vivre-ensemble étaient bien différentes. J’ai appris très tôt à décoder ces conventions, leurs règles et leurs mécanismes –et quand j’ai rejoint les univers «réels» (dieu merci il en existe plusieurs qui coexistent), je les ai décodés de la même façon.
Dans mon univers professionnel, par exemple, mon analyse du positionnement de l’un ou de l’autre est assez particulière. Je sais rarement «ce que pense vraiment» l’un ou l’autre à l’issue d’une discussion (alors que plein de gens autour de moi sont persuadés qu’ils ont tout compris). Par contre ce que je perçois, c’est le jeu social et relationnel auquel il joue. Est-il en train de défendre son territoire? de fuir? de chercher à séduire pour être protégé? de chercher à écraser quelques collègues pour s’élever de quelques centimètres, en se hissant sur leurs cadavres? Le monde professionnel est dur, le mien, celui de la recherche, est malmené, stressé et tendu. Et plus on est malmené, plus on dissimule ses vraies pensées. Ces mécanismes, je les comprends, mais ils ne me paraissent pas totalement «naturels» –je les perçois comme un jeu de rôle social, un peu arbitraire, temporaire et local.
 
Par contre, ce que j’ai appris à décoder, c’est l’émotion. Les petits éclairs dans les yeux, les mouvements infimes du corps, qui expriment les émotions. Quand vous croisez quelqu’un, ou quand il vous parle, il vous dit sans le savoir ce qu’il éprouve: joie, angoisse, envie de fuir, amusement, rancœur, colère, terreur... Je ne sais pas quelle est l’origine de cette émotion, je ne sais pas si ça a un rapport avec moi ou non, mais quand je rencontre quelqu’un je la perçois assez bien. Donc, tu vois, à mes yeux il ne peut pas y avoir de différence significative entre ce qu’expriment les hommes et les femmes. Les uns et les autres sont contraints par des mécanismes sociaux dans lesquels ils développent des stratégies du vivre-ensemble et des modes de défense,qui ne sont pas tout à fait les mêmes parce que nos mécanismes sociaux sont terriblement imprégnés de règles imposant des normes différentes aux hommes et aux femmes. Mais à côté de cela, tout le monde exprime des émotions, sincères et transparentes, que nous pouvons percevoir sans pour autant comprendre les pensées conscientes et intimes.
Je crois que je parle de cela dans tous mes textes: quelle est la part de l’autre qui nous reste inaccessible. Ce que nous exprimons de sincère, et la difficulté qu’il y a pour l’autre à en comprendre le sens et la portée. Utiliser le space-opéra pour en parler, c’est s’offrir la possibilité d’imaginer des rencontres avec d’autres races, d’autres psychologies, d’autres règles sociales. Der egarder ce que peut donner la confrontation. C’est passionnant.

Jean-Marc Ligny : Qu’est-ce qui t’a donné l’idée d’«Un amour de sable», Sylvie? L’océan télépathe de Lem dans Solaris? Les nuages conscients de Peter Watts dans «Nimbus»? Le concept de Gaïa à la James Lovelock? Ou bien tu adorais te rouler dans le sable quand tu étais petite?
Sylvie Lainé : En fait je cherchais une idée de rencontre avec une créature pas du tout humaine, et puis cette idée-là m’est tombée dessus, je ne sais trop comment. Si une idée SF m’a inspirée, c’est probablement l’Aya de Roland Wagner, qui pouvait utiliser le sable comme support de son incarnation mentale. Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir, j’ai commencé aussitôt à l’écrire, et elle a progressé toute seule pendant que je l’écrivais –c’est un vrai bonheur quand ça se passe comme cela. Je conseille dorénavant aux explorateurs d’éviter de se rouler dans les sables extraterrestres. Sable est une créature excessivement sensible.

Jean-Marc Ligny : Là aussi, la fin –ou du moins ce qu’elle laisse entendre– est assez terrible. Finalement, ilt’arrive parfois d’être assez cruelle... mais jamais gratuitement, hein? Il y a toujours de bonnes raisons, pas vrai?
Sylvie Lainé : Ça, c’est une chose dont je suis assez persuadée: peu de gens sont volontairement et consciemment cruels et méchants. Si pourtant beaucoup le sont, c’est toujours avec de bonnes raisons, du moins le pensent-ils. Ils pensent qu’ils doivent se défendre, et que la meilleure défense c’est l’attaque; ou bien ils croient qu’on les méprise, et qu’ils doivent se faire respecter. Plein de gens sont enfermés dans leur paranoïa haineuse. Je n’avais pas envie de jouer avec ces sentiments-là. Il n’y a aucune paranoïa haineuse dans mon recueil. Moi ça me fait des vacances, ça fait du bien, je trouve. Certaines de mes rencontres aboutissent à des résultats cruels, mais ce n’était le but d’aucun des protagonistes au départ, et ce n’était pas forcément le mien. Ça se passe comme ça,c’est tout, oui, il y a de bonnes raisons. Le monde n’existe pas pour notre satisfaction personnelle. Le monde est ce qu’il est, il s’en fiche de nous, c’est à nous d’y trouver notre place, et souvent ça frotte ou ça cogne, et ça fait mal.
 
Jean-Marc Ligny : C’est vrai qu’il y a rarement –voire jamais– de «vrais» méchants dans tes histoires, que les drames qui s’y déroulent sont souvent le résultat d’incompréhensions, de malentendus, de quiproquos. L’idée d’imaginer des personnages foncièrement mauvais te répugne-t-elle, ou bien as-tu décidé délibérément de ne mettre en scène que des personnages animés a priori de bonnes intentions? Si oui, pourquoi?
Sylvie Lainé :Ce ne sont pas vraiment des incompréhensions, ni des malentendus. C’est juste que chacun poursuit sa propre logique, et n’est pas toujours conscient qu’en agissant comme cela lui semble «normal», il peut provoquer des dégâts autour de lui. Ou bien il s’en fiche. Il y a des gens que je préfère garder à distance. Je ne vais pas les inviter dans mes textes, ils ne m’intéressent pas.

Jean-Marc Ligny : Tu es une scientifique, Sylvie, Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Lyon 3. Mais à t’entendre ou à te lire, on ne dirait pas. Pourquoi n’y a-t-il pratiquement jamais de science dans tes histoires de science-fiction?
Sylvie Lainé : Mais si, il y en a ! Tiens, c’est drôle que tu dises cela. Sans doute que quand nous parlons de «la science», nous ne parlons pas de la même chose. Je ne perçois pas la science comme un empilement de connaissances stables et péremptoires. La science est un gros paquet d’hypothèses réfutables. Mes histoires sont pleines d’hypothèses réfutables, et de fragments de connaissances au statut incertain, que l’on examine et expérimente avec sérieux et que l’on peut remettre en questions. Mais ça veut sûrement dire que je suis une scientifique idéaliste. Ma vision de la recherche est de plus en plus décalée, par rapport à celle de l’univers de chercheurs où je vis.

Jean-Marc Ligny : On t’a déjà posé cent fois la question: pourquoi que des nouvelles et jamais de roman? En général tu réponds –je résume, hein, corrige-moi si je me trompe– que pas le temps, pas envie de t’installer dans un univers pendant des mois, tu préfères la forme condensée de la nouvelle et son effet «coup de poing». Je respecte, hein, on a trop peu de bons novellistes de nos jours, et ce n’est pas moi qui vais te pousser à écrire des romans. Ceci dit, la nouvelle est une forme littéraire qui peine à trouver sa place et ses lecteurs dans le paysage littéraire aujourd’hui, assez porté sur les gros pavés et les longues sagas. Le fait de te revendiquer novelliste dans un tel contexte serait-il aussi un défi de ta part, un acte militant d’une certaine façon?
Sylvie Lainé : Non, je ne fais pour le plaisir que ce que je sais bien faire, c’est tout. Je n’ai jamais envisagé devivre de l’écriture, on en vit trop mal hélas, même quand on écrit très bien des textes qui sont appréciés d’un nombre important de lecteurs. Et puis en tant que lectrice, j’aime les nouvelles. Ceux qui sont militants, ce sont les éditeurs qui continuent à en publier. Plus que les auteurs.

Jean-Marc Ligny : Tu es devenue écrivaine plus ou moins parce qu’on te l’a demandé, quand tu t’occupais du fanzine Les Larmes Vorpales avec Markus Leicht au début des années 1980. Penses-tu que c’était inévitable, que tu le serais devenue de toute façon, ou bien est-ce juste un concours de circonstances? Hormis la SF, avais-tu –as-tu toujours– d’autres hobbys, désirs ou passions?
Sylvie Lainé : Comment savoir ? Je pense que d’une manière ou d’une autre, j’aurais fini par rencontrer desauteurs de SF, parce que j’ai beaucoup de respect et d’admiration pour eux –et les possibilités de rencontre sont nombreuses. Je serais allée à des festivals, j’aurais été écouter des tables rondes, j’aurais fait connaissance avec l’un ou l’autre, et un jour sans doute, oui, je me serais mise à écrire, probablement. J’ai eu d’autres centres d’intérêt, bien sûr, à une époque je passais beaucoup de temps en tête à tête avec mon piano, par exemple. Récemment, j’ai vécu pendant plus d’un an une vie parallèle de chef de guerre dans une alliance, dans un jeu de stratégie multi-joueurs. Il y a des objets qui me touchent et m’émeuvent, et j’aime faire de ma maison un lieu vivant et chaleureux. J’ai toujours essayé de vivre plusieurs vies, en parallèle. Mais chaque histoire qu’on écrit et qu’on partage est un nouvel espace, un peu de vie parallèle qu’on crée et qu’on offre aux autres, et il n’y a rien de meilleur.

Propos recueillis par Jean-Marc Ligny

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