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Interview de Terri Windling (VF)
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Interview de Terri Windling (VF)

En ligne depuis 2000, Actusf nous a permis de faire de belles rencontres. Terri Windling était de celle là. Nous étions tombés sous le charme de son roman L'Épouse de bois (prix Mythopoeic) lors de sa traduction en 2009 aux Moutons électriques et on en avait profité pour lui demander une interview. C'est celle-ci qu'on vous propose de relire aujourd'hui (tout en vous conseillant de vous ruer sur ce roman).
 
ActuSF : Cela fait maintenant plusieurs années que vous côtoyez la fantasy en tant qu’éditrice, dessinatrice et en tant qu’auteur. Qu’est-ce qui vous plait particulièrement dans ce genre là ?
Terri Windling : J’aime les contes de fées, le folklore et les mythologies depuis que je suis enfant, et j’ai étudié les mythes et le folklore à l’Université – donc lorsque j’ai découvert la fantasy (un genre entier plein de fiction et d’art, qui prend racine dans des histoires antiques et magiques !) j’ai su que j’avais trouvé mon univers esthétique, le domaine dans lequel je souhaitais travailler, et la communauté professionnelle que je voulais intégrer.

Comme dans les mythologies et les contes, un bon roman de fantasy est littéralement envoûtant, utilisant le langage pour invoquer des mondes entièrement nouveaux, ou pour investir notre propre monde moderne avec de la magie. Selon moi, le plaisir particulier que l’on ressent en lisant de la bonne fantasy vient de ce lien immuable avec les plus vieilles histoires du monde, que l’on retrouve à travers l’habile utilisation qui en est faite par un auteur, par le biais des archétypes mythiques, des trames et modèles d’histoires et des symboles. Et ce sont des éléments puissants.

ActuSF : Les présentations de vous que l’on trouve sur le Net expliquent que vous avez fait grandir la fantasy en privilégiant des textes plus murs, plus adultes que ce que l’on avait l’habitude de lire. Est-ce que vous êtes d’accord avec ces affirmations ? Quelle est la fantasy qui vous plaît ?
Terri Windling : Quand j’ai débuté en tant qu’éditeur à New York dans les années 1980, la définition de la « fantasy » en tant que genre littéraire était beaucoup plus approximative qu’aujourd’hui. La plupart des livres qui étaient publiés en fantasy pouvaient être classés dans deux catégories de base : des romans traitant de « mondes imaginaires » à la J.R.R. Tolkien, ou des textes « swords-and-sorcery » à la manière de Robert E. Howard – et on attendait d’un auteur ou d’un éditeur (s’il voulait en vivre) de se conforter à ces étroites conventions narratives.

Il y avait bien sûr dès cette période des « briseurs de règles » : des auteurs comme John Harrison ou John Crowley, dont les livres rusés et subversifs ont emmené les lecteurs bien au-delà des simples domaines qu’ils connaissaient (« fields they knew », pour emprunter la célèbre expression de Lord Dunsany), vers de nouveaux royaumes étranges et fertiles – mais dans l’ensemble, la « fantasy » signifiait pour la plupart des gens une épopée se déroulant dans des mondes pseudo-médiévaux pleins de magiciens belliqueux, de dragons et de fines lames.
Aujourd’hui, à l’inverse, la fantasy est un genre de littérature très large et aux facettes multiples, représenté par des auteurs aux univers aussi variés que Neil Gaiman, Robert Holdstock, Ellen Kushner, Kelly Link, Lev Grossman, China Mieville et Susanna Clarke. Si l’on regarde en arrière, il est évident que ces auteurs ont eu raison de développer leur propre style personnel d’écriture plutôt que de se restreindre eux-mêmes en écrivant des livres dans le moule de Tolkien ou Howard – mais nous devons nous rappeler que ces auteurs (et plein d’autres comme eux) ont du se battre pour faire accepter leur travail, et pour briser les stéréotypes correspondant à ce que les éditeurs et les critiques aimaient croire que la fantasy devait être.

Pendant 30 ans, j’ai travaillé en tant qu’éditeur de fantasy (j’ai début chez Ace and Tor Books à New York, puis j’ai poursuivi en tant qu’anthologiste et co-éditeur des numéros de The Year’s Best Fantasy & Horror), j’ai fait de mon mieux pour soutenir des auteurs qui se jouent des frontières et qui explorent les chemins les moins connus du genre. A mon humble niveau, j’espère que j’ai pu aider à diversifier et faire évoluer le domaine de la fantasy… mais bien sûr, le vrai mérite appartient aux écrivains eux-mêmes, et aux histoires qu’ils ont créées.
 


ActuSF : On dit parfois que la fantasy est un peu en recul aujourd’hui. Comment voyez-vous la situation ?
Terri Windling : Bien que j’habite désormais en Angleterre, je continue de travailler pour des éditeurs américains – et aux Etats-Unis, du moins, je ne vois pas de déclin dans le nombre de personnes écrivant ou lisant de la bonne fantasy, en particulier si on intègre à ce constat l’explosion de livres de fantasy à destination d’un public de jeunes adultes.

Le secteur de l’édition dans son entier souffre en ce moment, comme le reste de l’économie américaine ; et l’industrie du livre est toujours en train de chercher son positionnement suite à l’impact des e-books et des autres technologies en lien avec le web. Mais il y a toujours un public passionné de fantasy. Et il y a toujours de très bons livres qui sont écrits, et illustrés, et publiés. Je suis énormément enthousiasmée par ce que certains représentants de la nouvelle génération d’écrivains et d’artistes sont en train de faire… et je suis également enchantée par ce que des auteurs et artistes plus âgés et plus établis sont capables de faire, s’améliorant simplement de plus en plus à mesure qu’ils vieillissent. Donc, non, je ne vois pas de déclin du genre, c’est plutôt le contraire, je pense que nous sommes en train de vivre une période que les historiens pourraient un jour qualifier d’Âge d’Or de la fantasy.

Mon inquiétude principale pour l’avenir de la fantasy est purement économique : c’est de plus en plus difficile pour les auteurs et les artistes dans tous les domaines d’arriver à vivre de leur art, et cela signifie que certaines personnes qui voudraient vraiment écrire ou peindre ne parviendront pas à le faire. Et c’est vraiment triste. Je déteste penser que les Little, Bigs ou Jonathan Strange et Mr. Norrel du futur puissent ne jamais voir le jour.

ActuSF : Vous avez découvert de nombreux jeunes auteurs pendant des années. Quels sont selon vous les “nouveaux” qui aujourd’hui sont les auteurs les plus prometteurs de la fantasy ?
Terri Windling : Oh, il y en a tellement ! Parmi les jeunes auteurs du moment, ceux que j’apprécie particulièrement de lire sont Catherynne A. Valente, Genevieve Valentine, Christopher Barzak, Theodora Goss, Jedediah Berry, and Amal El-Mohtar. Valente et Barzak ont écrit des romans, et les autres ont publié des histoires sur le web et dans diverses anthologies.

ActuSF : Vous avez lancé il y a quelques années Fairy Tale Series, une série de romans avec à chaque fois un auteur différent. Quelle était l’idée de départ ?
Terri Windling : J’ai d’abord imaginé cette série à New York à la fin des années 1980, en collaboration avec l’artiste Thomas Canty, qui vit à Boston. Nous partagions un profond amour des contes de fées (dans leurs formes les plus anciennes et les plus complexes), et du splendide conte de fées pour adultes d’Angela Carter (publié dans The Bloody Chamber) – mais à ce moment-là, très peu d’auteurs, en dehors des livres pour enfants, exploraient la thématique des contes de fées. Alors nous avons décidé de créer deux projets afin d’encourager l’écriture de plus de contes de fées pour adultes : Le premier projet, The Fairy Tales Series, était constitué de textes de la taille d’un roman revisitant des contes de fées et écrits par des auteurs comme Charles de Lint, Jane Yolen, Tanith Lee, and Pamela Dean, entre autres. Le second projet était Snow White, Blood Red, une série de six volumes de nouvelles inspirées de contes de fées, à destination des adultes. J’ai édité Fairy Tales Series moi-même, et co-édité la série Snow White, Blood Red avec mon amie Ellen Datlow, et Thomas a créé l’illustration de couverte et les illustrations intérieures de tous les livres de ces deux projets.
 


ActuSF : Parlons de votre roman, L’Epouse de bois... Comment est née l’idée de départ ?
Terri Windling : Depuis 1990 jusqu’en 2008, j’ai partagé mon temps entre une maison d’hiver dans le désert de l’Arizona, et une maison d’été dans un petit village dans le Devon, en Angleterre (Désormais je vis à Devon tout le temps). Bien que ces deux paysages soient très différents, ils sont tous deux beaux et emplis d’histoire et de mythologie.

Dans les années 1990, j’ai travaillé sur plusieurs livres avec « les artistes magiques » Brian et Wendy Froud – qui sont des amis et mes voisins ici à Devon. J’aime leur art magnifique et féérique, enraciné dans le chêne, le lierre et le folklore de la campagne anglaise. Et pourtant les légendes magiques ne sont pas limitées (comme certaines personnes le pensent) à la Grande-Bretagne et l’Europe ; pratiquement chaque culture dans le monde entier a une sorte de fée locale ou d’esprit de la nature. Cela m’a fait m’interroger sur les sortes de fées ou d’esprits de la nature que l’on pourrait trouver dans le désert de l’Arizona.

Durant mes hivers dans le désert, j’ai commencé à remplir un carnet de croquis avec des dessins et des peintures de « fées du désert » de toutes sortes. Mais je suis d’abord un écrivain, et un peintre seulement en second, et je voulais écrire au sujet de ces créatures. Et c’est ainsi qu’est née l’histoire de L’Epouse de bois.

ActuSF : Le roman est lié au désert. Vous même vivez dans le désert de l’Arizona. Quel est votre relation au désert ?
Terri Windling : En écrivant L’Epouse de bois, mon but était d’utiliser le langage mythologique pour explorer l’expérience émotionnelle qui consiste à être séduit et happé par un paysage aussi puissant que le désert – ce en quoi a consisté mon expérience personnelle. Je n’ai pas grandi en Arizona (j’ai grandi sur la côte Est des Etats-Unis, à côté de New York), et la première fois que j’ai vu le désert, je dois admettre que je ne l’ai pas trop aimé. Je me rappelle avoir pensé : "Qui sur Terre voudrait bien vouloir vivre ici ????" Quelques années après cette première visite, cependant, je me suis à nouveau retrouvée en Arizona, afin de me reposer auprès de mes amis tout en me remettant d’une opération. Au début, le désert me semblait toujours aussi étranger et inhospitalier que la Lune, mais après quelques semaines de lent rétablissement, ma vision ce de paysage a commencé à changer. Les collines qui m’avaient semblées si stériles et dures se révélaient maintenant riches et vivement colorées, belles, grouillantes de vie. C’était comme si j’avais acquis une seconde vision (comme la « vision magique » des légendes celtiques), qui me permettait finalement de voir le paysage sous son véritable jour.

Quand je me suis assise pour la première fois à mon bureau pour écrire L’Epouse de bois, je voulais retranscrire ce sentiment de « séduction par un paysage » et l’utiliser comme une sorte de trame sur laquelle construire un roman sur les fées et les esprits du désert. L’héroïne du roman, Maggie Black, se retrouve dans le désert par pur hasard (tout comme moi), et au départ ne s’intéresse pas du tout au paysage… mais après quelques temps elle tombe amoureuse du paysage, et est happée par lui, et en est profondément changée.

Ce scénario de base m’a permis d’explorer un thème supplémentaire qui est vraiment cher à mon cœur : comment un paysage forme nos mythes, nos psychismes et nos histoires… et comment en retour, en tant que conteurs, nous donnons forme au monde autour de nous.

ActuSF : Parlez-nous de cette fantasy liée au désert. On est très loin d’une fantasy à la Tolkien par exemple... Comment la voyez-vous ? Est-ce aussi une manière de montrer que le désert est habité par la vie ?
Terri Windling : J’espérais faire deux choses à travers cette histoire : tout d’abord oui, je voulais ouvrir les yeux des lecteurs à la magie du désert Sonoran de Tucson, avec ses montagnes magnifiques, son écosystème unique, et son mélange de cultures et folklore variés. Mais j’espérais aussi rappeler aux lecteurs que ce mythe et cet enchantement peuvent être trouvés dans tous les paysages, y compris le leur. Nous n’avons pas besoin de vivre dans les vertes collines d’Oxfordshire de Tolkien pour pouvoir écrire de la fantasy, ou pour expérimenter les aspects mystiques du monde la nature. Tous les endroits sont magiques, tous les lieux sont riches de folklore, d’histoire et de spiritualité.

ActuSF : Comment voyez-vous votre héroïne ? Jusqu’à quel point votre vie et celle de Maggie Black sont-elles liées ?
Terri Windling : Bien que je dessine souvent certains aspects de moi-même quand je crée des personnages, L’Epouse de Bois n’est pas un roman autobiographique. Il y a des petits morceaux de moi dans Maggie (comme dans tous les personnages de L’Epouse de Bois), mais ils sont mélangés avec des éléments d’autres personnes, et des éléments qui viennent purement de mon imagination. Maggie a été partiellement inspirée d’une conversation que j’ai eue avec un de mes collègues éditeur, qui a prétendu que c’était presque impossible d’écrire un récit romantique convaincant dans lequel le protagoniste féminin était d’un srang social plus « élevé » (ce sont ses mots) que le personnage masculin : plus âgée, plus riche, ayant plus de succès, etc. J’étais si ennuyée par cette supposition que j’ai souhaité tenter le challenge d’écrire un tel conte, comme un défi personnel, et suite à cette conversation Maggie Black et Johnny Foxxe étaient nés.

Comme je l’ai précisé plus haut, Maggie, comme moi, vient dans le désert comme une étrangère et puis en vient petit à petit à le comprendre et l’aimer. Elle me ressemble aussi par le fait de travailler dans l’art, et d’avoir une vie internationale. Mais je n’ai jamais été mariée à un mari comme Nigel (je ne me suis jamais mariée jusqu’à il y a tout juste quelques années), et mes forces et mes faiblesses sont vraiment différentes de celles de Maggie. J’ai connu des gens comme ceux qu’elle a connus, mais aucun personnage n’est basé sur une seule personne réelle… sauf la possible exception du peintre mexicain Anna Naverra, qui a été inspirée de biens des façons par le peintre espagnol Remedios Varo.

ActuSF
: Votre roman est une véritable ode à la nature, où puisez-vous cette inspiration, cette croyance en des êtres féériques liés à la nature ?
Terri Windling : Cette idée m’est en partie venue de mes études sur le folklore, pour le rapport entre les fées (ou les êtres féériques) et la nature est l’élément qui peut être retrouvé dans tous les mythes, folklores et traditions dans le monde entier. Mais cette idée est également née de ma relation personnelle à la nature, et de ma croyance en l’importance de notre relation avec elle. D’une certaine manière, mon écriture a été plus influencée par les naturalistes américains que par Tolkien ou d’autres auteurs de fantasy – par des auteurs comme David Abram (The Spell of the Sensuous and Becoming Animal), Gary Snyder (The Practice of the Wild), Terry Tempest Williams (An Unspoken Hunger), Linda Hogan (Dwellings), and Edward Abbey (Desert Solitaire).

ActuSF : L’épouse de bois est le seul roman qui soit publié en France, quel autre ouvrage de votre plume souhaiteriez-vous faire découvrir aux lecteurs français ?
Terri Windling : J’aimerais voir un jour publier en français la série « Old Oak Wood ». Il y a trois livres pour enfants que j’ai créés en collaboration avec l’artiste Wendy Froud, basés sur une légende du Devon. J’ai aussi écrit une histoire vaguement connectée à L’Epouse de Bois, au sujet de la meilleure amie de Maggie, Tat, qui pourrait intéresser certains lecteurs. La version anglais de ce texte est disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.endicott-studio.com/rdrm

ActuSF : Quels sont vos projets ? Sur quoi travaillez-vous ?
Terri Windling : J’ai deux nouveaux romans en cours : The Moon Wife, qui est un conte de fées pour adultes, et Little Owl, pour les adolescents, qui se déroule, une fois encore, dans le désert de l’Arizona. Je continue aussi à éditer des anthologies en partenariat avec Ellen Datlow, la prochaine qui sera publiée, After, est une compilation de contes dystopiques à destination des adolescents. En ce moment même nous travaillons sur une compilation d’histoire de fantasy qui se déroulent dans l’Angleterre victorienne, intitulée Queen Victoria’s Book of Spells, et une compilation d’histoire de « fantasy urbaine » pour adolescents, intitulée Glimmer. De plus je continue à peindre, après trop de temps passé loin du studio à cause de problèmes de santé et familiaux. On pourra trouver mes peintures en vente dans ma boutique Etsy à la fin du mois à l’adresse suivante : http://www.etsy.com/shop/Windling

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