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Stéphanie Nicot et l'Archipel du Rêve

Christopher Priest ( Auteur), Damien Venzi (Illustrateur de couverture), Michelle Charrier (Traducteur)
Langue d'origine : Anglais UK
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 28/02/2011  -  livre
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L'Archipel du Rêve

Christopher Priest, écrivain anglais né en 1943, a une longue liste de succès critiques derrière lui : Le Monde inverti, Le Prestige (adapté au cinéma par Christopher Nolan), Les Extrêmes, La Séparation (Grand Prix de l’Imaginaire 2006), Le GlamourL’Archipel du Rêve, comme Le Glamour, aura vécu plusieurs vies : après une première édition en 1979 (1981 en France), ce recueil de nouvelles s’est vu augmenté de quelques textes au fil des ans. La présente édition chez Folio SF reprend celle de 2004 de Denoël Lunes d’Encre, ainsi que la nouvelle Vestige parue plus tard dans Bifrost, se conformant ainsi à l’édition anglaise de 2009.

Un monde de fantasmes déchiré par un conflit immémorial

Une guerre sans fin déchire le continent septentrional. Pourtant, c’est le continent austral qu’ont choisi la Fédération et le Faiandland comme champ de bataille pour s’affronter. Entre les deux terres émergées principales de la planète s’étend la Mer Centrale, parsemée de milliers d’îles formant l’Archipel du Rêve. Un Archipel censé rester neutre dans le conflit, d’autant qu’un vortex spatio-temporel en fait le point de passage idéal pour les liaisons aériennes entre le nord et le sud. Dès lors il devient, pour les continentaux, l’objet de tous les fantasmes : émigrer sur l’Archipel, c’est échapper à la guerre, c’est embrasser la liberté et s’abandonner aux plaisirs exotiques que recèlent les innombrables îles. Mais il n’est pas si facile d’y parvenir, et encore moins d’y rester.

Perturbation des repères identitaires

Si le terme de « vortex », repris en quatrième de couverture, évoque l’une des thématiques les plus scientifiques de notre genre de prédilection, il ne faut pas chercher dans L’Archipel du Rêve un recueil de hard science. La science-fiction y est plutôt présentée comme un décor ou un symbole. Une courte nouvelle d’introduction (L’Instant équatorial) explique ce qu’est le vortex, mais Priest en fait un élément plus esthétique que scénaristique – même si son existence aura quelques implications plus ou moins importantes dans les nouvelles suivantes. De même, lorsque l’auteur introduit les « scintilles » (Le Regard), microscopiques lentilles-espions s’immisçant dans les sphères les plus privées, ce n’est pas tant leur technologie qui l’intéresse que leur valeur symbolique (on y retrouve la thématique du voyeurisme extrême à la Big Brother). Ou alors, l’argument SF sert la thématique fétiche de Priest : l’altération des perceptions (les gaz synesthésiques des Putains), la frontière floue entre réalité et fiction. Car les personnages de L’Archipel du Rêve sont sujets à une hésitation incessante quant à la nature de leur réalité.

Prenons cette guerre qui compose la trame de fond du recueil : une guerre absurde, dont plus personne ne se rappelle l’origine ni le but, maintenue pour des raisons économiques par des tyrans qui envoient leurs troupes jouer aux petits soldats dans les rigueurs de l’hiver austral. Cette guerre, c’est le terrain idéal pour brouiller les identités. Anéantissement psychologique, manipulation de la mémoire, abrutissement, « désagrégation mentale » (La Libération) : les recrues se perdent physiquement et moralement, leurs repères sont sapés inlassablement. Leur quête identitaire va alors les conduire sur l’Archipel du Rêve, terre de reconstruction – ou de perte définitive. C’est tout le talent de Christopher Priest : laisser planer le doute quant à la réalité de ce qui arrive à ses protagonistes, jouer avec leurs perceptions aussi bien qu’avec les nôtres (la nouvelle La Cavité miraculeuse est à ce titre un petit bijou, bénéficiant de la très habile traduction de Michelle Charrier). La mémoire, terreau de notre personnalité, est au centre de la plupart des textes. À quel point nos souvenirs, notamment ceux d’une enfance perdue, nous définissent-ils ? À quel point définissent-ils le monde ? Est-ce le monde qui change, ou la perception qu’on a de lui ? La nature fuyante, évanescente, parfois factice de cette perception, donne aux nouvelles de Priest un aspect incertain, trouble, renforcé par des chutes qui nous plongent dans l’indéterminé : est-on dans la réalité ? dans le délire ? dans le fantastique ? On aime à se perdre avec les personnages, quitte à ne pas toujours comprendre là où l’auteur veut en venir.

L’émotion au cœur du recueil

L’Archipel du Rêve, c’est aussi et surtout le théâtre de nos désirs les plus enfouis. Gagner une île de l’Archipel, c’est voir ces désirs réalisés, mais c’est aussi risquer qu’ils nous détruisent. L’amour et la passion ne sont jamais loin de la souffrance, morale ou physique (Les Putains). L’érotisme subtil qui se dégage de certaines nouvelles, notamment La Cavité miraculeuse, est toujours mêlé de doute, voire de peur, celle d’y succomber et de s’y perdre. L’Archipel du Rêve n’est au final rien moins que le territoire des grands bouleversements émotionnels : mort, amour, désir, nostalgie, peur… tout ce qui agit sur notre psyché, ce qui compose et façonne notre personnalité et que l’on ne voit pas, dont l’on n’a pas forcément conscience. Et les événements fantastiques (ou fantasmatiques) qui s’y déroulent sont la matérialisation de ces sentiments, auxquels les personnages ne peuvent échapper, quand bien même ils le souhaiteraient (La Crémation).

L’écriture de Priest est à ce titre d’une beauté et d’une qualité rarement atteintes. Il fait preuve d’une grande acuité dans la description des sentiments, le décryptage des attitudes et des émotions. Témoin par exemple la courte nouvelle Vestige, magnifique texte sur la perte, l’espoir et le renoncement. L’auteur épouse le mode de pensée et de perception de ses personnages : « Des sentiments, pas des faits ; des impressions, pas de certitudes » (La Cavité miraculeuse). L’intrigue passe ainsi au second plan, et le paysage émotionnel compte plus que le paysage physique, qui n’en est finalement qu’un reflet.
   
Où l’art se mêle au réel

Nous parlions de théâtre, le terme n’est pas anodin. L’art joue chez Priest un rôle primordial, comme représentation du monde autant que comme vecteur de nos désirs. À ce titre, trois nouvelles sont à signaler. La Négation, tout d’abord, seconde nouvelle du recueil, dans laquelle la littérature apparaît comme moyen d’information puis de libération, utilisant le symbolisme pour contourner la censure imposée par les tyrans et révéler ce qu’ils veulent cacher. Cette dimension s’accentue en fin de recueil, avec les deux derniers textes qui traitent spécifiquement d’art. Dans Le Regard, Priest va plus loin que le simple symbolisme : il développe la relation qui existe entre l’œuvre, le créateur et le spectateur, une relation ambigüe et floue entre les trois composantes de l’art, sorte de trinité autour de laquelle se construit tout une réalité et au sein de laquelle les rôles s’inversent parfois. Enfin, dans La Libération, l’art (ici le dessin et la peinture) gagne le statut d’arme, pour se libérer du joug des tyrans, mais également de sa propre prison, permettant au protagoniste de se reconstruire une identité : « Je peignais pour rester saint d’esprit, pour préserver ma mémoire ». L’œuvre fictive n’est plus seulement une représentation du réel, mais un agent fixateur qui en renforce la cohérence.

Un recueil à lire malgré quelques légers défauts

L’Archipel du Rêve est un recueil de textes subtils, riche en thématiques et d’une grande puissance émotionnelle. Il est également très bien construit : au fil des nouvelles, notre vue de l’Archipel s’élargit, sorte de zoom arrière aussi bien géographique que culturel, maintenant notre curiosité en éveil. Il en manque peu pour en faire un chef-d’œuvre. Car malgré toutes ses qualités, quelques petits défauts amoindrissent par moments notre enthousiasme. Le principal en est la lenteur : la description extrêmement précise des sentiments et la place exclusive qu’ils occupent dans les différentes nouvelles nous plongent parfois dans une certaine lassitude. Également, la répétition des situations nuit un peu au plaisir de lecture : la plupart des textes sont construits autour d’un personnage qui arrive dans une île dont la culture lui est étrangère. La méconnaissance des coutumes et usages de l’île le met alors dans une situation critique, artifice scénaristique un peu trop évident et mécanique – la fin de la nouvelle La Crémation est, par exemple, totalement prévisible.

Malgré ces quelques défauts, L’Archipel du Rêve est un recueil à lire assurément, pour la beauté de l’écriture de Christopher Priest, la subtilité des émotions qu’il décrit, la confusion entre réalité et fiction, et une réflexion autour de l’art, mise en abyme de son propre rôle de créateur. Un rôle que peu d’auteurs tiennent aussi bien.

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