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L’actu des sciences - Juillet 2013
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L’actu des sciences - Juillet 2013

L’université de l’Invisible
 
La lumière est notre principal canal d’interaction avec le monde extérieur : outre les informations qu’elle porte à nos yeux, la lumière est peut être utilisée pour diffuser un signal (des phares aux ondes radio), pour nous permettre de maîtriser notre environnement (des miroirs ardents d’Archimède jusqu’aux découpes laser) et, au-delà de ces applications pratiques, elle « transmet les émotions de l’art […] par son jeu sur la surface des peintures ou le modelé des sculptures » [1], ou simplement par sa beauté intrinsèque.
Dans un autre domaine, la lumière est un formidable outil de détection : c’est la lumière (infra rouge) qui repère l’entrée d’un client dans un magasin ou, dans d’innombrables films d’action, d’un voleur dans une chambre forte. C’est également la lumière qui permet la vision thermographique d’un Prédator ou l’analyse radar d’un Daredevil. 
Maîtriser la lumière permet aussi de se mettre à l’abri de ces détections. Dans un contexte de surveillance systématique, la maîtrise de l’invisibilité apparaît naturellement avec un enjeu particulier, ce qui explique peut-être une large recrudescence de publications sur le sujet : dans le courant du mois de juin, quatre équipes ont publié des articles [2-5] proposant des capes d’invisibilité plus ou moins sophistiquées. Le principe est systématiquement le même : il s’agit de dévier la lumière pour l’obliger à contourner un objet à dissimuler. Si l’idée est facile à décrire, elle est très compliquée à réaliser et les dispositifs actuels sont loin des performances de l’Anneau Unique.
 
Des tuyaux à lumière
Il est indispensable de comprendre ce qu’est la lumière avant d’espérer la maîtriser avec suffisamment de finesse pour rendre un objet invisible. Le débat sur la nature de la lumière a été passionné et alimenté pendant des siècles avant d’aboutir à la théorie de James Clerk Maxwell en 1860 : la lumière est une onde, analogue aux rides à la surface de l’eau ou au son dans l’air. Cependant, contrairement aux vagues ou aux sons, elle n’a pas besoin d’un milieu matériel pour se propager : elle correspond à l’oscillation simultanée et auto-entretenue d’un champ électrique et d’un champ magnétique (voir figure 1). La distance entre deux vagues successives de l’onde est appelée « longueur d’onde » ; tout comme la longueur d’onde d’un son détermine la note de musique perçue par l’oreille, la longueur d’onde de la lumière détermine sa couleur. C’est d’ailleurs par analogie avec la gamme musicale que Newton a décrété l’existence de 7 couleurs dans l’arc-en-ciel ! Avec une longueur d’onde de 400 nanomètres, la lumière nous parait bleu violet ; à 800 nanomètres, elle apparaît rouge. En dehors de cette plage de longueur d’onde, elle n’est plus perceptible pour nos yeux ; on parle alors d’UV, de rayons X puis de rayons gamma (en dessous de 400 nm) ou d’infrarouge, de micro-ondes puis d’ondes radio (au-dessus de 800 nm) (voir figure 2). 
 
Figure 1 : la lumière est une onde électromagnétique, oscillation d’un champ électrique (E) et d’un champ magnétique (B) le long du rayon lumineux. On a cru jusqu’en 1905 que ces ondes se propageaient dans un milieu particulier, l’éther, avant de réaliser qu’elles pouvaient exister par elles-mêmes dans le vide.
 
Chaque longueur d’onde a des propriétés particulières : certaines sont susceptibles de traverser la plupart des objets tandis que d’autres sont arrêtées par des vitres de verre ; certaines peinent à traverser quelques centimètres d’air alors que d’autres rebondissent sur l’atmosphère ; certaines sont parfaitement inoffensives alors que d’autres sont hautement dangereuses… Le Centre d’Étude Spatiale des Rayonnements de Toulouse propose à ce propos un très joli Atlas de la Lumière qui illustre le comportement de chaque partie du spectre électromagnétique [6].
 
Figure 2 : le spectre électromagnétique décrit l’ensemble des radiations en fonction de leur longueur d’onde. La lumière visible s’étend entre 400 et 800 nanomètres.
 
Les premières tentatives pour maîtriser la lumière, et en particulier pour diriger sa propagation, remontent à la nuit de temps. Il semble qu’Archimède soit le premier à utiliser la lumière comme arme, en focalisant la lumière du Soleil sur les voiles des bateaux qui assiégeaient Syracuse pour y mettre le feu [7]. Notre maîtrise actuelle est telle que la plupart des informations sont aujourd’hui transmises par de la lumière : au Japon, plus de 65 % des transferts de données par Internet sont portés par une lumière infrarouge de 1500 µm de longueur d’onde. Cet essor repose en grande partie sur le développement des fibres optiques, des fils de silice de quelques micromètres de diamètre qui forment un véritable réseau de canalisation pour la lumière : tout comme l’eau qui rentre dans un tuyau ressort de l’autre côté, la lumière injectée dans une fibre est piégée à l’intérieur et guidée jusqu’à sa sortie. La technologie des fibres optiques, balbutiante au XIXe siècle,  a atteint dans les années 1960 un tel degré de perfectionnement que les productions actuelles sont capables de conduire la lumière sur plusieurs centaines de kilomètres. Des fibres optiques posées au fond des océans relient tous les continents (figure 3) et ont considérablement augmenté le débit mondial d’information. Leur rôle est devenu si important qu’il a valu en 2009 le prix Nobel de Physique à leur inventeur, Charles K. Kao, «pour ses réalisations remarquables en matière de transmission de la lumière dans les fibres pour la communication optique ».
 
Figure 3 : Le réseau mondial de fibres optiques en 2010. Source : Nicolasrapp.com
 
La cape d’invisibilité
Avec une maîtrise suffisante de la lumière, une infinité de prouesses deviennent réalisables : percer des plaques de métal (découpe laser), voir les os au travers du corps (rayon X), étudier des atomes un par un ou, pourquoi pas, devenir invisible. Pour que nous puissions voir un objet, il faut que de la lumière, qu’elle soit directement émise par lui ou simplement réfléchie, parvienne de l’objet jusqu’à nos yeux. Dans le principe, l’invisibilité est donc assez simple : il suffit de faire en sorte que la lumière, au lieu d’être arrêtée par un objet, le contourne et reprenne son chemin comme une rivière se referme derrière un rocher. En regardant vers l’objet, on ne voit donc que les rayons lumineux qui poursuivent leur course comme si de rien n’était ; de la même manière, il est impossible de savoir en regardant un cours d’eau si un rocher se dresse dans la rivière à quelques kilomètres de là.
Cette idée a été formalisée mathématiquement par U Lehonard [11] puis physiquement par l’équipe de J. B. Pendry [8] en 2006 (voir figure 4) : en exploitant les propriétés optiques de matériaux composés d’un assemblage de microstructures (on parle de métamatériaux), il serait possible de dévier effectivement la lumière pour lui faire éviter un espace délimité. Tout objet caché dans cet espace est alors à l’abri de la lumière extérieure ; il n’est plus éclairé et la lumière qu’il peut émettre est piégée avec lui à l’intérieur. On ne voit ni l’objet, ni sa cachette : il est bel et bien devenu invisible !
 
Figure 4 : principe de la cape d’invisibilité proposée par Pendry sur une idée de Lehonard. En déviant la lumière, on l’empêche d’accéder à un certain espace (en rouge ici). Tout objet placé dans cet espace est alors invisible au monde extérieur.
 
Joignant le geste à la parole, l’équipe de Pendry a réalisé une telle cape d’invisibilité quelques semaines après la parution de leur premier article [9]. Leur prototype a la forme d’un cylindre de plusieurs épaisseurs dont la surface est constituée de la répétition d’un motif particulier. En envoyant une onde vers l’objet, Pendry et ses collaborateurs ont pu mesurer la déviation du flot lumineux qui, en se reformant (partiellement) derrière la cape, la rend effectivement invisible.
 
  
Figure 5 : la cape d’invisibilité de Pendry (au-dessus) et ses performances. À gauche, un objet est éclairé de gauche à droite sans cape d’invisibilité. Sa présence perturbe l’onde électromagnétique et crée une ombre importante (la traînée plus floue à droite de l’objet). À droite, le même objet est camouflé dans la cape d’invisibilité. La traînée derrière lui est beaucoup moins floue : la cape a dévié la lumière et l’a refermé derrière elle.
 
Cette invisibilité n’est pas sans défaut : si l’intérieur n’est pas visible depuis l’extérieur, l’extérieur n’est pas non plus visible depuis l’intérieur ; autrement dit, caché sous une cape d’invisibilité, il est impossible de recevoir la lumière des objets environnants. L’homme invisible est aveugle ! 
Un autre problème plus conséquent rend cette technologie difficilement utilisable : la cape proposée par Pendry ne marche pas pour toutes les longueurs d’ondes mais seulement pour quelques-unes bien précises, dans le domaine des micro-ondes. Cette restriction est due à la forme des microstructures du matériau et limite considérablement l’efficacité du dispositif : quand bien même la cape fonctionnerait avec de la lumière visible, elle ne dévierait efficacement qu’une petite partie du spectre. Elle serait, par exemple, invisible si éclairée avec de la lumière verte, mais parfaitement visible avec du rouge ou du bleu… Même les améliorations apportées à la technique en 2010 se heurtent au même problème [10].
Plus récemment encore, deux équipes ont travaillé indépendamment à la réalisation d’une cape d’invisibilité efficace pour tout le spectre visible [2,3] en s’affranchissant des structures micrométriques des métamatériaux. Le fonctionnement de ces dispositifs est remarquable : sur les vidéos mises en ligne par l’équipe de Chen, on voit un chat disparaître partiellement tandis qu’un papillon, voletant derrière la litière d’invisibilité, est parfaitement visible (voir figure 6).
 
Figure 6 : l’équipe de Chen a éclairé sa cape d’invisibilité en forme de boite par un vidéo projecteur et laissé un chat jouer avec. Lorsque le chat s’assied dans la boite, on voit effectivement au travers !
 
L’amélioration de la bande passante de la cape d’invisibilité a évidemment un prix élevé : alors que le dispositif de Pendry fonctionnait quelle que soit la direction d’éclairage, ces propositions récentes ne sont efficaces que sous certains angles d’observation. À l’heure actuelle, aucun dispositif ne permet de réconcilier ces deux approches et les capes d’invisibilité sont soit mono directionnelle, soit mono chromatique…
 
Cachez cette onde que je ne saurais voir. 
Si l’invisibilité face aux ondes électromagnétiques n’est pas encore au point, d’autres propositions émergent pour étendre le concept d’invisibilité à d’autres types d’ondes : avec la même idée que précédemment, on peut envisager de déformer le front de n’importe quelle onde pour le refermer derrière l’objet à camoufler, mettant ainsi l’objet hors de portée des effets de l’onde.
Cette idée a d’ores et déjà porté des fruits dans le domaine des ondes mécaniques, portées par la déformation d’un milieu matériel. Appliquées aux vibrations de l’air, ces recherches ont abouti à des « capes d’invisibilité » acoustiques, qui laissent passer les sons au travers de l’objet dissimulé et le rendent parfaitement silencieux. Appliquées aux vibrations du sol, elles ont permis l’élaboration d’une cape d’invisibilité sismique [12], susceptible de protéger des bâtiments en déviant les effets des tremblements de terre.
Dans cette optique, deux chercheurs taïwanais, Lee et Lee [4], se sont attaqués à un projet ambitieux  en proposant le design d’une cape d’invisibilité quantique, censée être capable de cacher un objet de la matière elle-même. En 1924, Louis de Broglie apporte une contribution essentielle à la mécanique quantique en montrant que la matière peut être décrite par une onde. En suivant cette idée, Lee et Lee suggèrent de dévier les ondes de matière exactement comme le suggère Pendry pour leur faire contourner un objet camouflé, qui devient alors inatteignable par la matière extérieure à la cape. Dans leur proposition, Lee et Lee se concentrent un seul type de matière, les électrons, et se restreignent à une cape de dimensions microscopiques. Mais les possibles évolutions de leur idée sont à surveiller.
 
Références :
[1] Serge Haroche, introduction de la chaire Atomes et rayonnement, Collège de France, Mai 2013.
[2] John C. Howell and J. Benjamin Howell , Simple, broadband, optical spatial cloaking of very large objects, arXiv:1306.0863v2
[3] Hongsheng Chen, Bin Zheng, Lian Shen, Huaping Wang, Xianmin Zhang, Nikolay Zheludev, and Baile Zhang, Natural Light Cloaking for Aquatic and Terrestrial Creatures, arXiv:1306.1780v1
 
Les vidéos de test de la cape d’invisibilité utilisée par un chat et un poisson sont disponibles ici : 
 
[4] Jeng Yi Lee, and Ray-Kuang Lee, Hide the interior region of core-shell nanoparticles with quantum invisible cloaks, arXiv:1306.2120v1
[5] Moti Fridman, Alessandro Farsi, Yoshitomo Okawachi, and Alexander L. Gaeta, Demonstration of temporal cloaking, arXiv:1107.2062v1
[8] J. B. Pendry, D. Schurig, D. R. Smith, Controlling Electromagnetic Fields, Science 312, 1780 (2006);
[9] D. Schurig et al., Metamaterial Electromagnetic Cloak at Microwave Frequencies, Science 314, 977 (2006);
[10] Ying Huang, Yijun Feng, Tian Jiang, Electromagnetic cloaking by layered structure of homogeneous isotropic materials
[11] U. Leonhardt, Science 312, 1777 (2006).
[12] William I. Parnell, Nonlinear pre-stress for cloaking from antiplane elastic waves, Proc. R. Soc. A (2012) 468, 563–580
 
[13] E. Wolf and T. Habashy, Journal of Modern Optics 40, 785 (1993).
 
 

 
La formule du jour : La réfraction de la lumière
Terry Pratchett l’a très bien exprimé dans La Huitième Couleur : la lumière est flemmarde. Comme tout flemmard qui se respecte, elle cherche toujours les solutions de facilité. Pour aller d’un point à un autre, elle choisira donc le chemin le plus rapide. Ce chemin n’est d’ailleurs pas forcément le plus court !
 
 
Imaginez-vous sur une plage en Sardaigne. Vous êtes sur le sable (au point A) et vous voulez rejoindre le plus rapidement possible le point B situé dans l’eau. Quel chemin choisir ? Si vous nagez aussi vite que vous courez, le chemin le plus rapide est aussi le plus court ; le plus malin sera de suivre une ligne droite (en rouge). Si vous nagez très lentement, vous voudrez parcourir le moins de distance possible dans l’eau : en suivant le chemin violet, vous passerez la plus grande partie du trajet à courir. Dans le cas général, si vous courez à une vitesse v1 et nagez à une vitesse v2, le trajet optimal est le chemin vert avec :
 
 
La lumière suit exactement cette règle : quand elle passe d’un milieu à un autre (de l’air au verre par exemple), elle infléchit sa course pour minimiser son temps de trajet. Cette règle est connue depuis 1621 sous le nom de Loi de Snell dans le monde entier et de Loi de Descartes en France. Elle peut être démontrée à l’aide du Principe de Moindre Action, initié par Fermat 1657 et qui stipule que « la nature agit toujours par les voies les plus courtes et les plus simples ».
Cette règle sous-entend que la vitesse de la lumière change en fonction du milieu dans lequel elle se déplace. En réalité, la lumière se déplace toujours à la même vitesse de 299 792 458 mètres par seconde mais elle peut être absorbée et réémise par les atomes environnant, ce qui entrave sa propagation et donne l’impression qu’elle avance plus lentement.
En jouant avec différents matériaux, on peut donc dévier la lumière en exploitant sa flemme. C’est sur ce principe que repose non seulement les fibres optiques, mais aussi la plupart des dispositifs qui visent à contrôle la lumière, dont les capes d’invisibilité.
 
Daniel Suchet
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