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L’actu des sciences - Novembre 2014
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L’actu des sciences - Novembre 2014

Beam us up, Scotty
 
La téléportation quantique fait encore parler d’elle !

Si les techniques se sont récemment perfectionnées, le phénomène d’intrication, l’ingrédient magique de la téléportation quantique, est connu depuis les premiers pas de la mécanique quantique. Il a été l’enjeu d’une terrible bataille au sein de la communauté scientifique sur la nature profonde de la théorie quantique alors naissante. Opposant à l’époque Albert Einstein à Niels Bohr et toute l’école de Copenhague dans un combat de géants, il est aujourd’hui utilisé par de nombreuses équipes de recherche et fait officiellement partie de l’édifice quantique.
 
La téléportation quantique a été imaginée en 1993 [1] et réalisée quelques années plus tard [2]. Elle ressemble peu aux espoirs de la science-fiction. Il s’agit en réalité de transférer la configuration d’une particule et non sa matière. De plus, le processus reste fondamentalement limité par la vitesse de la lumière. Mais ses applications sont néanmoins nombreuses et la multiplication des prouesses expérimentales [3,4] laisse espérer des retombées prochaines pour l’informatique quantique.

 
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1-Une mascotte maltraitée
La superposition d’états, une révolution conceptuelle de la mécanique quantique. Le chat de Schrödinger, exemple emblématique.
2- Cachez cette variable que je ne saurais voir
L’intrication, une façon de lier deux particules. Le paradoxe EPR utilise l’intrication pour mettre en défaut la mécanique quantique. L’expérience d’Aspect répond au paradoxe EPR.
3- Et pouf ! Pouf ! Elle a disparu.
Les différences entre téléportation quantique et téléportation de science-fiction. Mais alors du coup, à quoi peut bien servir la téléportation quantique ? Lien avec l’informatique quantique.
4- De plus en plus fort, de plus en plus loin
L’expérience de Zeillinger : une téléportation quantique à plus de 143km de distance. L’expérience de Gisin : téléporter au sein même de la matière, un pas technologique de géant.

Une mascotte maltraitée

La physique quantique est aujourd’hui comprise et maîtrisée dans ses grandes lignes, très largement enseignée et utilisée dans de nombreux domaines. Mais son émergence, au début du XIXe siècle, a été longue et douloureuse, son histoire particulièrement tâtonnante. Les pères de la mécanique quantique se sont retrouvés en prise avec des questions non seulement techniques mais surtout conceptuelles : leur nouvelle théorie demandait de changer radicalement de façon d’envisager le monde.

Jusqu’alors, on pouvait encore espérer atteindre une description mécanique du monde. Comme les engrenages d’une horloge déterminent l’avancée de ses aiguilles, une connaissance des rouages de l’Univers permettrait de prédire l’avenir. Le pouvoir de prédiction de la science ne serait limité que par notre maîtrise des lois fondamentales, notre connaissance de l’état de l’Univers à un instant donné et notre capacité de calcul. Si on connaissait la position et le mouvement de chaque molécule d’eau sur Terre, on pourrait connaître la météo des années à l’avance. Si on connaissait la configuration de tous nos neurones et les règles qui régissent la propagation des signaux neuronaux, on connaîtrait à l’avance l’évolution de nos pensées. Toutes ces conceptions volent définitivement en éclats avec la mécanique quantique.
La physique quantique offre une vision probabiliste du monde. Certaines situations peuvent présenter plusieurs issues, comme une pièce lancée en l’air peut retomber d’au moins trois manières. Dans le cas de la pièce, on a coutume de dire qu’on trouvera pile dans 50 % de cas et face dans les cas restants. Cependant, cette probabilité n’est due qu’à notre ignorance. Une connaissance parfaite de la force utilisée pour le lancer, de la résistance de l’air et des propriétés de la table permettrait de savoir avec certitude le résultat. Mais dans le monde quantique, certaines situations sont intrinsèquement probabilistes. Ce n’est pas notre ignorance que nous masquons sous l’utilisation de probabilités : tout se passe comme si la Nature ne décidait pas du résultat avant le tout dernier moment, celui où nous regardons le résultat de l’expérience. Dans ce cadre, on ne connaît au mieux que la loi de probabilité de l’expérience, c’est-à-dire la probabilité d’obtenir chacun des résultats possibles.

L’exemple le plus connu est sans doute celui du chat de Schrödinger [5], véritable mascotte de la mécanique quantique. Enfermons un chat dans une boite équipée d'un dispositif tout droit sorti de la tête d’un physicien malade : une fiole de poison est placée sous un marteau, commandé par un détecteur qui scrute un atome radioactif. L’atome a 50 % de chances de se désintégrer ; dans ce cas, le détecteur se déclenche, le marteau tombe sur la fiole et le chat meurt. L’atome a également 50 % de chances de ne pas se désintégrer, auquel cas rien ne se passe et le chat reste indemne. La désintégration (ou non) de l’atome est un processus purement quantique et fondamentalement probabiliste : impossible de savoir mieux que la probabilité que l’atome se désintègre. Même en analysant l’atome en détail, il n’existe aucun moyen de savoir avec certitude ce qui va lui arriver. Du point de vue de la mécanique, tant que l’expérience n’est pas finie, l’atome est à la fois un atome qui va se désintégrer et un atome qui va rester intact ; le détecteur est à la fois activé et inerte, le marteau est à la fois abattu et immobile, le chat à la fois mort et vivant. Ce n’est qu’à la fin de l’expérience, lorsqu’on ouvre la boite pour constater le résultat, que l’une de ces potentialités devient réalité ; toutes deux existent simultanément jusque-là.


Cette approche de la réalité, que tourne en dérision Schrödinger [5], émerge de Copenhague où Niels Bohr accueille à partir de 1921 tous ceux qui veulent contribuer à la construction de l’édifice quantique. Elle constitue une évolution conceptuelle majeure. On passe d’un « ou » classique (le chat est ou bien mort ou bien vivant) à un « et » quantique (le chat est à la fois mort et vivant) ; la transition d’un monde à l’autre s’opérant à l’instant de la mesure. On parle d’effondrement du paquet d’ondes : la multitude des possibles devient brutalement une unique réalisation, celle effectivement observée.

Ainsi, pour la mécanique quantique, l’état d’un système avant mesure est caractérisé par les amplitudes de probabilité de trouver le système dans tel ou tel état après mesure. Ce jeu de probabilités (« 50 % de chances de trouver tel résultat, 45 % de chances de trouver tel autre résultat, 5 % de chances de trouver un troisième résultat ») est en lui-même porteur d’informations.
 
Cachez cette variable que je ne saurais voir.

A la fin des années 1920, l’approche probabiliste est loin de faire l’unanimité au sein des physiciens. Beaucoup pensent que les probabilités ne sont dues qu’à notre incapacité à connaître suffisamment les détails des situations et que l’évolution du système est fixée dès le début et non au moment de la mesure. Einstein, qui a pourtant écrit un des articles fondateurs de la mécanique quantique [6], s’oppose farouchement à ce qu’est devenue cette théorie. « Je suis convaincu que Dieu ne joue pas aux dés » écrit-il à Max Born en 1927 [7]. Il est pour lui inenvisageable que le destin d’une situation ne soit fixé qu’au dernier moment. Le résultat final doit déjà être présent dans la situation initiale, encodé dans certains paramètres du problème, des variables cachées, qui sont peut-être inaccessibles à l’expérimentateur mais qui déterminent néanmoins ce qui va se passer.

Loin de n’être que des positions philosophiques, ces deux approches du monde aboutissent à des prédictions expérimentales différentes. Pour mettre en défaut l’interprétation de Copenhague, Einstein, Podolsky et Rosen imaginent en 1935 une expérience qui aboutit, selon eux, à une contradiction de la théorie avec elle-même [8]. Imaginons un processus quantique qui envoie deux billes, une rouge et une bleue, dans deux directions diamétralement opposées (figure 3). La bille rouge a 50 % de chances d’être envoyée à gauche et 50 % de chances d’être envoyée à droite ; la bille bleue a 50 % de chances d’être envoyée à droite et 50 % de chances d’être envoyée à gauche. Mais si la bille rouge est envoyée à gauche, la bille bleue est nécessairement envoyée à droite et inversement.

On parle ici d’une paire intriquée : chacune des particules est dans une superposition d’états, mais les probabilités de mesure sur l’une sont directement reliées aux probabilités de mesure de l’autre. De manière plus générale, on parle d’intrication lorsque l’état d’une partie du système détermine l’état du reste du système, mais que l’état de départ n’est pas déterminé pour autant.
 

D’après la théorie quantique, jusqu’au moment où on regarde les billes, deux situations coexistent : la bille rouge est envoyée à la fois à droite et à gauche, la bille bleue est envoyée à la fois à gauche et à droite. Mais l’observation d’une bille fixe instantanément la couleur de la seconde : si le détecteur de gauche reçoit la bille rouge, la bille envoyée à droite devient immédiatement bleue. C’est cette instantanéité de l’effondrement du paquet d’ondes qui attire les foudres d’Einstein, Podolsky et Rosen. Quelques années auparavant, la théorie de la relativité a établi qu’aucune information ne pouvait être transmise plus vite que la lumière. Comment une mesure effectuée sur une partie du système (la bille de gauche) pourrait-elle altérer instantanément l’état d’une autre partie du système (la bille de droite), distante de plusieurs mètres ? Pour E., P. et R., la description du monde par la mécanique quantique est donc paradoxale et c’est la preuve que la description probabiliste est insuffisante : il faut que tout soit bien fixé dès le départ.

Le paradoxe EPR reste une épine plantée dans le flanc de la mécanique quantique pendant la plus grande partie du XXe siècle. En 1964, John Stuart Bell donne à l’expérience de pensée un formalisme mathématique [9]. S’il existe effectivement des variables cachées, alors une certaine grandeur, calculée à partir des corrélations du système, ne peut dépasser une valeur limite. Il faut attendre 1982 pour que les expériences menées par Alain Aspect à Orsay révèlent que la limite fixée par Bell pouvait être dépassée (figure 4) dans une situation réelle. L’expérience d’Aspect prouve qu’il n’existe pas de variables cachées et que l’état du système est bel et bien déterminé au dernier moment, lors de la mesure.


 
Le résultat de l’expérience d’Aspect demande de repenser le paradoxe EPR. Comment le système peut-il à la fois être modifié instantanément et respecter la limitation de vitesse prédite par Einstein ? Tout simplement parce que l’effondrement du paquet d’ondes, qui fait passer la bille d’une superposition d’état à un état unique, ne permet pas de transmettre d’information. Aucun protocole ne permet d’utiliser ce changement instantané pour dire quoi que ce soit, pour donner la moindre information au détenteur de la seconde bille. L’effondrement instantané du paquet d’ondes n’est donc pas en contradiction avec la relativité, parce qu’il ne se traduit pas par un transfert d’information.

Et pouf ! Pouf ! Elle a disparu !

L’intrication quantique permet donc de garder un lien entre deux particules séparées l’une de l’autre et l’effondrement du paquet d’ondes, qui affecte les deux particules à la fois, est instantané quelle que soit la distance entre les particules. Par ailleurs, l’état d’une particule, déterminé par la probabilité de la trouver dans tel ou tel état, est un moyen de stockage d’information efficace. En 1993, Charles Benett [1] imagine à partir de ces ingrédients une méthode de téléportation qui utilise comme cabine de téléportation deux particules intriquées.

Un émetteur, Alice, veut transférer l’état d’une particule cible à une particule récepteur détenue par  Bob. En utilisant troisième particule préalablement intriquée avec celle de Bob et avec un peu d’astuce, Alice peut bel et bien « téléporter » sa particule auprès de Bob. Il y a ainsi trois particules impliquées dans le processus : la particule cible dont Alice veut téléporter l'état, la particule intriquée qu’Alice utilise pour émettre la téléportation et la particule intriquée que Bob utilise pour recevoir la téléportation. Au bout du compte, la particule de Bob est devenue une copie conforme de la particule cible d’Alice. Mais attention, les modalités de cette téléportation quantique sont bien différentes de celles de la téléportation imaginée par la science-fiction !
 
 
Première différence : là où la téléportation classique cherche à transférer de la matière d’un endroit à un autre, la téléportation quantique vise à transférer l’état d’une particule à une autre (figure 5).

La matière de la première particule n’est pas transférée d’Alice à Bob. La particule d’Alice reste à son point de départ et Bob a dès le départ la particule support de la téléportation. La téléportation quantique ne sert qu’à reproduire l’état de la particule d’Alice sur la particule de Bob. Si la particule d’Alice est dans une superposition d’états avec 50 % chances d’être rouge (ou 42 %, ou 84 %), à la fin du processus, la particule de Bob sera elle aussi dans une superposition d’états avec les mêmes probabilités.

Deuxième différence : la téléportation quantique est un processus destructif. Après être passée dans la machine à téléportation, la particule d’Alice a perdu son état initial. Toutes les informations qu’elle pouvait porter sous forme de superposition d’états sont perdues. À la fin du processus, elle se retrouve dans un état mesuré, déterminé, figé.

Troisième différence : la téléportation quantique n’est pas instantanée. Une étape du processus exige qu’Alice fasse une certaine mesure de son côté et communique le résultat de la mesure à Bob. Avec le résultat de la mesure d’Alice, Bob peut agir sur sa propre particule pour en faire une copie de la cible. Sans cette information, Bob est incapable de reproduire l’état de la particule de départ. Et comme aucune information ne peut être transmise plus vite que la vitesse de la lumière, la téléportation quantique reste limitée, même si l’effondrement du paquet d’ondes est instantané. Ainsi, pour téléporter l’état d’une particule vers une autre particule située à 300 000 km de là, il faudra au moins une seconde, le temps de transmettre l’information d’Alice à Bob.
À ce stade, on peut s’interroger sur l’intérêt du processus. Puisque la téléportation demande un échange classique d’information pour reproduire l’état d’une particule, ne serait-il pas plus simple pour Alice d’appeler directement Bob au téléphone et de lui dire ce qu’elle veut téléporter pour qu’il puisse récréer la même configuration de son côté ? Non, parce que l’état d’une particule est quelque chose de très fragile. On l’a vu, il suffit de regarder pour faire s’effondrer la superposition d’états et réduire les possibilités à une unique réalisation. Si Alice regarde sa particule, elle la verra soit rouge, soit bleue et tout ce qu’elle pourra dire à Bob sera « j’ai mesuré une particule rouge » ou « j’ai mesuré une particule bleue ». Impossible de savoir sur une mesure si la particule avait 1 % ou 99 % de chances d’être rouge. Or c’est dans cette répartition de probabilités que se trouve toute l’information. La téléportation quantique respecte la fragilité, la cohérence, des états quantiques. Ni Alice, ni Bob, ne regardent l’état des particules qu’ils manipulent. Ni l’un ni l’autre ne savent dans quel état sont leurs particules, mais ils savent qu’à la fin du processus, Bob a une copie exacte de la particule d’Alice.

Si les retombées de la téléportation quantique pour l’exploration du cosmos ou d’Azeroth sont limitées, elles pourraient bien bouleverser le monde en contribuant à une révolution de l’informatique. En effet, l’informatique quantique [10] utilise non pas les bits habituels (0 ou 1) mais des bits quantiques, ou qubits, superpositions des deux états à la fois. Avant toute mesure, tout comme le chat de Schrodinger est à la fois mort ET vivant et les particules d’Alice et Bob sont bleues ET rouges, un qubit vaut à la fois 0 ET 1, avec une certaine probabilité de donner chacun de ces résultats. Toute l’informatique quantique repose sur la capacité à manipuler des qubits sans perdre leur nature quantique, sans les regarder de trop près et risquer de les faire devenir 0 OU 1. Et c’est bien ce que propose de faire la téléportation quantique, d’où l’intérêt que lui porte la communauté scientifique.

De plus en plus fort, de plus en plus loin

Les expériences sur la téléportation quantique sont récentes mais forment un champ particulièrement dynamique. La première réalisation a été menée par l’équipe d’Anton Zeillinger à l’Université de Vienne en 1997, quatre ans à peine après les premières études théoriques [1,2]. À l’époque, l’expérience avait permis de téléporter l’état d’un photon, une particule de lumière, vers un autre distant de quelques centimètres. Les photons, à défaut d’être bleus ou rouges, ont une propriété intrinsèque appelée polarisation (voir figure 6), une forme d’orientation interne qui ne peut être que verticale ou horizontale (ou une superposition des deux). L’équipe de Zeillinger est parvenue à générer une paire de photons intriqués, à séparer les deux photons tout en maintenant leur cohérence et à utiliser ce lien pour transmettre l’état de polarisation d’un troisième photon d’un bout de la paire à l’autre.


 
En une quinzaine d’années, les réalisations ont explosé. La même équipe a publié en 2012 les résultats d’une expérience semblable à celle de 1997 mais encore plus impressionnante. Zeillinger et son équipe sont parvenus à maintenir l’intrication d’une paire de photons sur plus de 140 km de distances et à l’utiliser pour téléporter une particule entre deux des îles Canari (figure 7). La prouesse technique vient de la nature si délicate de l’intrication quantique, qu’un coup d’œil trop appuyé suffit à dissiper. Maintenir le lien entre deux particules tout en les séparant de 140km, puis en les manipulant l’une et l’autre demande donc une finesse expérimentale particulière. La publication des résultats de Zeillinger atteste d’un degré de faisabilité technique du protocole de téléportation quantique qui rend possible les applications à grande échelle.
 
 
Encore plus récemment, une expérience menée par l’équipe de Nicolas Gisin à l’EPFL (Lausanne, Suisse) est un pas de géant vers l’utilisation concrète de la téléportation quantique. Leur protocole utilise la même lumière que celle du réseau télécom (1338 nm de longueur d’onde) et permet donc de tirer parti de l’ensemble des sources et des dispositifs techniques existants sur le marché. Mais le vrai tour de force, c’est d’avoir réussi à interfacer la téléportation quantique avec un dispositif de stockage de mémoire. Comme toujours, le protocole commence par la création de deux photons intriqués qui sont ensuite répartis entre émetteur et récepteur. Jusqu’alors, les deux photons étaient utilisés en plein vol, dès qu’ils arrivaient dans le dispositif de téléportation. Ici, le photon récepteur de Bob est stocké dans un cristal pendant plusieurs nanosecondes, le temps qu’Alice reçoive le photon émetteur et téléporte sa particule cible. Le photon récepteur rentre dans le cristal mémoire encore intriqué avec le photon émetteur ; il en ressort copie conforme du photon cible.

Jusqu’à récemment, le simple stockage mémoire d’une superposition d’états représentait un défi en soi. Le stockage d’une paire intriquée exige non seulement le stockage de deux particules mais aussi le maintien de la cohérence qui les relie. Compte tenu de la fragilité des phénomènes quantiques, cette double exigence demande une manipulation particulièrement fine : toute fuite d’informations du système vers l’extérieur entraînerait l’effondrement du paquet d’ondes et la perte de l’intrication. Les techniques développées reposent donc sur des cristaux parfaitement purs et refroidis à basse température (environ -270 °C) pour limiter les bruits thermiques.
Le dispositif de Gisin et son équipe démontre donc expérimentalement la possibilité d’utiliser simultanément stockage et manipulation de qubits. Il rend ainsi beaucoup plus concrètes les nombreuses propositions jusqu’à alors théoriques qui demandaient de recourir à l’informatique quantique. La téléportation quantique, si elle porte relativement mal son nom, en constituera sans doute un outil important et la rapidité avec laquelle le champ se développe laisse espérer des retombées à moyen terme. Quoi qu’il en soit, le voyage vers les étoiles demandera d’autres technologies, dont certaines forment d’ores et déjà un terrain de jeu pour les chercheurs.

Références :
[1] Charles Bennett, Teleporting an unknown quantum state via dual classic and Einstein Podolsky Rosen channels, Phys. Rev. Lett.70 1895-1899 (1993)
[2] Dik Bouwmeester et al. Experimental quantum teleportation, Nature 390, 575–579 (1997). Lien ucsb
[3] Xiao-song Ma et al, Quantum teleportation using active feed-forward between two Canary Islands , Nature, (2012). Lien arXiv : 1205.3909v1
[4] Félix Buissières et al, Quantum teleportation from a telecom-wavelength photon to a solid-state quantum memory, Nature Photonics, 2014.215 (2014). Lien arXiv :
[5] « Nous ne réalisons jamais d’expériences avec des électrons, des atomes ou des molécules uniques. Dans les expériences de pensée, nous nous permettons de le faire. Cela entraîne toujours des conséquences ridicules ».
(Schrödinger, Are there quantum jumps ?, British Journal for the Philosophy of Sciences, 3, 233 1952)
[6] Albert Einstein, On a Heuristic Point of View about the Creation and Conversion of Light, Annalen der Physik 17 (6): 132–148. (1905)
[7]  "I, at any rate, am convinced that He [God] does not throw dice." Lettre à Max Born, 1926.
[8] Albert Einstein, Boris Podolsky et Nathan Rosen, Can Quantum-Mechanical Description of Physical Reality Be Considered Complete?, Phys. Rev., vol. 47, p. 777-780 (1935)
[9] John Stuart Bell, Physics, 1, 195. (1964).
[10] Voir l’Actu des sciences de novembre 2013 sur l’informatique quantique
 


Formule du jour : la téléportation quantique
Mettons un peu de formalisme sur la méthode de téléportation.
La particule cible C peut être a priori dans n’importe quelle superposition entre l’état « 0 » et l’état « 1 ». On écrit cet état de la manière suivante :
 

où les coefficients α et β fixent les probabilités de trouver la particule C dans un état ou dans l’autre.
Cette équation décrit bien une superposition d’états : la particule C est à la fois (d’où le signe +) dans l’état « 0 » avec une amplitude de probabilité α et dans l’état 1 avec une amplitude de probabilité β.
Avant de commencer la téléportation, Alice et Bob avaient également échangé un qubit intriqué.
En notant A la particule d’Alice et B la particule de Bob, on peut écrire l’état du système de deux particules de la manière suivante :
 

Cette équation décrit un système (les particules A et B) dans la superposition de deux états : soit la particule d’Alice est dans l’état « 0 » et celle de Bob dans l’état « 1 », soit la particule d’Alice est dans l’état « 1 » et celle de Bob dans l’état « 0 ».  Les deux particules sont bien intriquées : l’état de l’une détermine l’état de l’autre.
Il y a plusieurs façons de décrire les trois particules à la fois. On peut en particulier regrouper les termes décrivant les particules A et C :
 

où les états φ et ϕ décrivent des combinaisons particulières d’états entre les particules A et C.
Cette description montre que l’intrication est toujours présente dans le système : si les particules A et C sont dans l’état φ+, alors la particule B est nécessairement dans l’état  α « 0 » + β « 1 ». Si les particules A et C sont dans l’état φ-, alors la particule B est nécessairement dans l’état  α « 0 » - β « 1 » etc.
Il s’agit maintenant de faire s’effondrer la fonction d’onde. En mesurant l’état dans lequel se trouvent ses particules A et C, Alice trouve l’un des 4 états possibles : soit φ+, soit φ-, soit ϕ+, soit ϕ-. En fonction de l’état obtenu, elle sait dans quel état se trouve la particule de Bob.

De son côté, Bob ne sait pas encore dans quel état se trouve sa particule. Il doit attendre le coup de fil d’Alice qui lui dit « J’ai mesuré un état φ- ! » pour conclure que la particule qu’il a entre les mains est à présent dans l’état α « 0 » - β « 1 ». Il sait maintenant comment reproduire l’état de la particule C qui l’intéresse : il lui suffit d’inverser le coefficient de l’état  « 1 ».
 
L’information fournie par Alice est donc cruciale : c’est elle qui dit à Bob quelle modification il doit faire subir à sa particule pour obtenir un double de la particule cible. Cette étape de communication classique limite l’efficacité de la téléportation à la vitesse de transmission de l’information ; c’est-à-dire au mieux la vitesse de la lumière. 
 
Daniel Suchet

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