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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Octobre 2016
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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Octobre 2016

Stéphane Przybylski avait pris par surprise les amateurs de SF avec son premier roman, "Le Château des millions d'années" (Bélial), qui a fait l'objet de nombreuses critiques élogieuses dont un coup de coeur enthousiaste de votre serviteur (février 2015). Suivait "Le Marteau de Thor" et il y a quelques semaines est sorti le troisième tome de cette "Tétralogie des Origines" (toujours au Bélial, bien entendu), "Club Uranium", tout aussi réussi et palpitant que les précédents. Sans spoiler trop, nous y retrouvons Friedrich Saxhaüser, devenu au sens propre du terme un "übermensh" (ironie de l'histoire grâce à des technologies non nazies mais même non humaines) mais qui, au désespoir de ses anciens employeurs et amis allemands, est devenu un homme pensant par lui-même (?) et essayant de rattraper les conséquences des évènements découlant de sa découverte originale en Irak avant la guerre. Entre les rivalités des différents services nazis et les haines interpersonnelles (Canaris, Himmler, Heydrich, Hess) alors que tout ce petit monde est obligé par le Führer à coopérer à contre-coeur pour le plus bien du Reich en essayant de récupérer et de comprendre les trouvailles faites en Irak et en Angleterre, le double jeu des Anglais (leur nature habituelle en quelque sorte) dans leur coopération avec les Américains qui ont réussi à emmener les découvertes de Saxhaüser dans une toute nouvelle base secrète du Nevada..., sans compter le comité ultra-secret occulte multinational qui essaye de gérer le tout et les menées opposées de deux factions extra-terrestres (découvertes dans le tome 2), "Club Uranium" nous fait plonger, grâce au talent d'écrivain et aux connaissances historiques extrêmement précises et détaillées sur cette époque de l'auteur, dans les arcanes époustouflantes de vérité d'une histoire secrète de la période allant de 1938 à 1946, période cruciale où se mettent en place des structures dont on devine qu'elles vont dominer le jeu des états dans l'après-guerre. La figure de M. Lee, une sorte d'anti-Saxhaüser si j'ose dire, domine ce tome 3 : Américain, patriote fanatique au point de tout sacrifier pour son pays (ou pour ce qu'il pense être le meilleur moyen d'en sauver au moins quelque chose, et de sauver sa peau par la même occasion), il va vendre son âme au diable, à la différence de Friedrich Saxhaüser (mais est-ce vraiment le cas ?) et accomplir sans remords apparents les actions les plus ignobles. Nous retrouvons aussi dans le roman tous ces petits points qui renforcent la plausibilité de l'intrigue car Stéphane Przybylski connaît aussi fort bien les détails de l'ufologie et du conspirationnisme : quel plaisir que de trouver au détour d'une page les frères Horten par exemple ! Et le "Club Uranium" fait appel à de nombreuses théories conspirationnistes, en les articulant de manière plausible, ce qui est plus que ce qu'on peut dire des exposés habituels de celles-ci... ainsi qu'aux théories dites des "anciens astronautes", celles posant la question d'une arrivée de ceux-ci dans l'ancien Irak (il y a d'ailleurs une bien belle page où nous comprenons pourquoi les Américains ont laissé faire, sans intervenir, le sac du musée de Bagdad lors de la guerre, en avril 2003). Bref, voilà un magnifique troisième roman, 600 pages denses et nerveuses, avec leur jeu constant de courts épisodes dans un désordre chronologique apparent mais très étudié qui permet au lecteur de suivre la multitude des personnages et de comprendre ainsi les tenants et les aboutissants de leurs actions et les conséquences de celles-ci, avec un coup d'éclat dans les dernières lignes de la dernière page qui me fait dire : vite, s'il vous plaît, M. Przybylski, vite le dernier volume ! C'est inhumain de nous laisser ainsi ! Naturellement, je recommande plus que fortement de lire les trois volumes dans l'ordre afin d'en apprécier pleinement l'histoire.
 
De temps en temps, un OVNI littéraire apparaît dans les cieux de nos domaines favoris : c'est le cas avec l'extraordinaire et superbe roman d'Ahmed Saadawi, "Frankenstein à Bagdad" (Editions Piranha). L'auteur (irakien et vivant à Bagdad) nous plonge dans l'atmosphère pesante et angoissée dans laquelle vivent tous les Bagdadis, à travers quelques personnages d'un vieux quartier populaire, Batawin, où se côtoient dans une coexistence devenue mal aisée sunnites, chiites, baasistes, assyriens et arméniens. Dans cette ville qui vit au rythme des attentats, le chiffonnier alcoolique et à demi-fou Hadi va se mettre à ramasser des morceaux de cadavres (victimes de meurtres ou d'attentats) et fabriquer ainsi le "Trucmuche", une créature qui va s'animer grâce à l'âme d'un jeune gardien d'hôtel, Hasib, qui vient de mourir dans une explosion et de s'incarner dans la créature car Hadi a utilisé son nez pour la compléter. Trouvant refuge chez une vieille Arménienne, Elishua Oum (la mère de) Daniel, dite la folle et ainsi bénie, qui le prend pour son fils, Daniel, disparu plus de vingt ans auparavant pendant la guerre contre l'Iran, il va commencer à se venger en assassinant d'abord les responsables des morts des différentes parties de son corps. L'enquête va être menée par le brigadier Majid Mohammed Sourour (un baasiste "réformé"...), responsable de la brigade de Surveillance et d'Intervention, une officine secrète du gouvernement irakien qui utilise nombre d'astrologues et de médiums pour essayer de déterminer avant qu'ils ne se produisent les lieux et dates des attentats. Et ce sera par l'intermédiaire de Mahmoud Riyad al-Sawadi, jeune journaliste fraîchement arrivé de sa ville provinciale d'Al-Amara à Bagdad et travaillant pour le magazine "Al-Haqiqa", que nous suivrons plus particulièrement l'histoire : il réside à Batawin, dans l'hôtel miteux du vieux Abou Anmar, et va souvent au café du tout aussi vieux Aziz al-Masri où se rend souvent Hadi pour raconter ses affabulations. Il est donc aux premières loges pour découvrir toute l'aventure du tueur monstrueux et nous en raconter une version, celle de celui-ci. A travers 370 pages superbement écrites, sur un ton très factuel, Ahmed Saadawi nous fait suivre l'évolution de la créature et les affres de son esprit face à la décomposition des diverses parties de son corps, le "Trucmuche" étant une métaphore très réussie de l'Irak actuel, présenté comme une entité composite (ce qu'il est véritablement), ainsi que l'enquête et ses conséquences. C'est aussi, et surtout, l'opportunité pour le lecteur de découvrir un tableau hallucinant de réalisme sur la vie quotidienne dans cette ville martyrisée : la galerie de portraits, des fous divers (dans ceux qui se rallient à la créature, l'auteur n'a pas manqué un type de croyant dans la gradation du fanatisme) aux opportunistes et profiteurs divers qui ne manquent pas de proliférer dans ce genre de terreau (Bahir Al-Sa'idi, le patron de Mahmoud, islamiste "réformé" vivant richement à l'occidentale, ou Faraj al-Dallal, l'agent immobilier aux techniques véreuses), est criante de vérité (on se doute que l'auteur a croisé tous leurs modèles) et les personnages de tout ce petit peuple, qui essayent de survivre au jour le jour, la peur et parfois la faim au ventre, sans pouvoir échapper à leur environnement, sont tous poignants. La trajectoire de Mahmoud, de petit journaliste à rédacteur avant le choc en retour, est exemplaire : fascination et manipulation sont deux ressorts qui fonctionnent toujours sur les âmes ambitieuses, annihilant l'esprit critique, et la conclusion du roman, douce-amère en ce qui le concerne, nous laisse aussi perplexe que lui quant aux motivations et aux faits réels derrière le comportement d'Al-Sa'idi (la vraie vie en somme). Le roman est présenté comme étant écrit par le personnage de l'Ecrivain (jolie mise en abyme) sur un ton naturaliste, avec un humour acerbe et désabusé, qui le rendent particulièrement prenant ; il faut saluer le travail de traduction remarquable de l'arabe de France Meyer qui nous en donne une version dans notre langue particulièrement fluide et agréable à lire. LE roman à découvrir !
 
Je vous signalais dans un coup de coeur (juillet 2012) que les Editions Akileos avaient eu l'excellente idée de présenter en un beau volume cartonné les 24 histoires contenues dans les n° 17 à 22 (1950-1951) de l'excellent bimestriel intitulé tout d'abord "The Crypt of Terror" puis "Tales of the Crypt", présentant des BD d'horreur, quatre histoires complètes à chaque fois, à la fin des années 1940 et au début des années 1950. Akileos a continué et nous en sommes maintenant au volume 4 de cette jolie édition qui reprend les n° 35 à 40 (1953-54). C'est l'opportunité de continuer de découvrir les comics qui ont marqué toute une génération. Certes les histoires sont, pour nous aujourd'hui, nettement moins horrifiantes qu'à l'époque, et souvent centrées sur la folie humaine ("Hurlements de plaisir" avec un personnage de rêve...) et les monstres humains(comme "... La beauté n'est pas tout" ou "A moitié cuit") mais abordant aussi tous les thèmes fantastiques que nous aimons (loup-garou avec "Frayeur sous la lune d'argent", goule avec "Nourriture pour l'esprit", vampire avec "Banquet de minuit", vaudou avec "Mariage brisé" et autre sorcellerie avec "Le chaudron de la sorcière") ainsi qu'une histoire très amusante qui est celle intitulée "Goélette des prairies". Les scénarios sont tous de Bill Gaines et Al Feldstein ; quant aux dessinateurs, il s'agit principalement de Jack Davis, Jack Kamen, Graham Ingels ainsi que de Joe Orlando et George Evans. J'y ai retrouvé à nouveau, comme je l'avais écrit précédemment, tout le charme, à la fois un peu désuet aujourd'hui et très agréable, d'une époque moins violente et moins "gore" que la nôtre. Outre ce volume, les trois précédents sont aussi impérativement à lire si vous ne l'avez pas encore fait.
 
J'en profite pour vous signaler que les mêmes Editions Akileos ont aussi publié le volume 3 de "Weird Science" (je vous avais déjà chanté les louanges du volume 1 - coup de coeur de janvier 2013 - et du volume 2 - en mars 2015 -), toujours aussi plaisant à lire, que l'on se souvienne avec nostalgie de ses lectures de l'époque ou que l'on découvre cette vieille SF, celle de l'Age d'argent de la BD. Les scénarii sont de la même équipe que pour "Tales of the Crypt" qui a adapté dans ce tome 5 histoires de Ray Bradbury ! Les dessinateurs sont principalement Wally Wood, Jack Kamen, Al Williamson et Jo Orlando mais on y découvrira aussi le travail d'un jeune dessinateur nommé Frank Frazetta...
 
Mathieu Rivero avait fait son apparition sur la scène littéraire avec le très beau roman fantastique façon Mille et une nuits Or et Nuit (aux Moutons électriques, coup de coeur de mai 2015) puis était passé, avec autant de talent, à la SF avec "La Voix brisée de Madharva" (Rivière blanche). Il s'essaye maintenant à la fantasy urbaine orientée jeunesse avec "Chimère captive", premier tome d'une trilogie intitulée "Les arpenteurs de rêve" dans la nouvelle collection jeunesse Naos, aux Moutons électriques.  La jeune Céleste est arrivée de Port-au-Riche, sous les tropiques, pour poursuivre ses études à Lyon : le choc climatique et culturel est rude mais elle emménage avec des colocataires sympas, ce qui facilite les choses. Or elle va vite découvrir qu'elle peut entrer dans les rêves des autres dormeurs et les influencer et que, loin d'être la seule, Mano et Val, ses colocs, en sont capables aussi - ils sont ce qu'ils appellent des coureurs de rêve -, leur permettant ainsi de développer une clientèle relativement lucrative - influencer les rêves permet d'obtenir beaucoup de choses... Evidemment, dans le cas de Céleste, lorsque l'on a la forme d'un gros Labrador dans les rêves, les choses sont un peu plus difficiles... Mais elle va vite découvrir que ce monde cache des secrets et apprendre de ceux qui y résident car l'on peut facilement s'y laisser piéger. Et, avec son ami, laotien d'origine, Keo, amoureux transi et dépourvu de tout don magique, Céleste va se retrouver prise au piège d'un chercheur ès onirisme plus qu'inquiétant dans son fanatisme scientifique, Martin Wielder ; si l'on y ajoute son papa aux dons avérés mais trop loin pour la soutenir, sa maman, aux dons tout aussi avérés, proche mais hospitalisée et affaiblie par son cancer et les conflits avec sa soeur Neela, Céleste va se retrouver très occupée, sans compter l'arrivée inattendue de créatures aussi surnaturelles que loufoques en fin de roman. Mathieu Rivero nous livre là un sympathique roman que jeunes et moins jeunes vont lire avec grand plaisir ; les descriptions des contrées du rêve sont très réussies et la psychologie des personnages nous permet de sympathiser avec eux tandis que le "savant fou" se montre tout à fait à la hauteur de son rôle. Un roman qui se lit d'une traite et nous fait attendre sa suite avec impatience.
 
Un petit mot pour signaler que "Le tropique des serpents", la suite du magnifique roman "Une histoire naturelle des dragons" (coup de coeur mars 2016), de Marie Brennan (L'Atalante), est tout aussi passionnant Nous retrouvons la très volontaire Isabelle, future lady Trent, jeune veuve toujours passionnée par les dragons, aux prises avec son tout jeune fils qu'il faut élever, aux préjugés et aux commérages de la bonne société du Scirland et de sa mère, faisant face à la perte de sa fortune engloutie dans les recherches sur la conservation des os de dragons et dont les résultats ont té volés lors d'un cambriolage. Elle va maintenant organiser une expédition pour étudier les dragon d'Erigie (l'équivalent de l'Afrique dans le monde de lady Trent), se retrouvant prises dans les rêts des intrigues politiques entre le Scirland qui veut développer son influence (et ses bénéfices) au Bayembé dont "l'oba" Ankumata est un redoutable politicien, les visées expansionnistes de l'Ikwundé et, entre les deux, les sauvages et gigantesques marais du Moulain, dont les habitants commanderaient aux dragons, quoi de plus irrésistible pour lady Trent... Elle s'y rendra avec M. Wilker, déjà présent lors de l'expédition précédente ce qui fera jaser à nouveau, y subira de nombreuses épreuves et son esprit inventif - ainsi que celui de sa pupille, Nathalie, petite-fille de son protecteur et mécène lord Hilford - et sa force de volonté lui permettront de faire des découvertes sensationnelles suite à son initiation par les indigènes qui, incidemment, lui permettront aussi de jouer un rôle décisif dans le jeu politique local (et de se mettre à dos les représentants locaux du Scirland). Ce deuxième volume des mémoires de lady Trent est tout aussi drôle et bien écrit que le premier, les remarques d'Isabelle Camherst sont toujours aussi pertinentes et en font un remarquable ouvrage de zoologie, d'ethnologie et d'anthropologie, qui se lit avec facilité et passion grâce, une fois de plus, à la belle traduction de Sylvie Denis. Comme le précédent, la couverture de Todd Lockwood est superbe ainsi que les illustrations intérieures. J'avoue attendre avec impatience le tome 3, prévu rapidement (printemps 2017), où nous devrions en apprendre plus sur les dragons marins, déjà entraperçus dans ce volume.
 
Je pense qu'il est inutile de présenter ici Jack Vance, l'un des - à mon avis - cinq plus grands auteurs américains de SF. Et Le Livre de Poche vient d'avoir l'excellente idée de publier en un seul volume, d'un format un peu plus grand que la normale, l'un des cycles chefs d'oeuvre de Vance, à savoir "La Geste des Princes-Démons", dans une édition intégrale à la traduction révisée (mais il n'est pas précisé par qui). Les cinq romans qui forment la matière de la quête de Kirth Gersten pour assouvir sa soif de vengeance contre les cinq Prince-Démons, ces grands criminels qui ont tué ses parents et réduit sa famille à l'esclavage, en commençant par Attel Malagate, "Le Prince des étoiles" (découvert dans "galaxie" avec une inoubliable couverture d'Emsch). Suivront Kokor Hekkus, le théoricien de la terreur  de "La Machine à tuer", Viole Falushe, le propriétaire du "Palais de l'amour", Lens Larque, le prince-Démon qui a "Le Visage du démon" et, enfin, le plus redoutable et le plus pervers de tous, le terrifiant auteur du "Livre des rêves". Cinq romans brillants qui nous font parcourir la galaxie avec Kirth Gersten, du space opera qui n'a pas pris une ride, que j'ai relu avec autant de plaisir que la première fois. A lire, à relire ! 
 
Jean-Luc Rivera
 
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