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Les coups de cœur des coups de cœur
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Les coups de cœur des coups de cœur

2014
 
Un éclat de givre d’Estelle Faye
 
Un éclat de Givre d'Estelle FayeEstelle Faye, que nous connaissions déjà pour ses roman "La Dernière lame" et "Porcelaine" (pour lequel j’avais eu un coup de coeur en janvier 2013), se lance, avec "Un éclat de givre" (Les Moutons électriques), dans la SF post-apocalyptique. Et elle le fait avec grand talent, une écriture ciselée comme un bijou mise au service d’une tranche de vie d’un personnage, Chet, dans le Paris caniculaire de l’été 2267. Chet est un chanteur de jazz travesti dans les cabarets de ce Paris ravagé depuis la Fin du Monde, à moitié détruit par des catastrophes climatiques et écologiques plus la guerre civil, où survivent tant bien que mal de petites communautés à l’intérieur de l’enceinte du périphérique, l’extérieur formant les Terres Vides, plus ou moins ennemies. Pour les beaux yeux (et une récompense conséquente) d’un garçon attirant qui vient de la Bordure - vous voyez immédiatement où cela se situe, cette partie-là étant du côté du XIIIème - où se sont installés les Frelots - des sortes d’éco-guerriers -, Chet va accepter d’accompagner Galaad ( c’est le surnom qu’il a donné à son chevalier sans peur et peut-être sans reproche) dans l’Enfer, c’est-à-dire la zone de l’ancien Hôpital de la Santé, transformée (dans tous les sens du terme puisque ses occupants sont transformés physiquement "par des chirurgies esthétiques étranges") en une Cour des miracles de "médecins fanatiques, de chimistes [...] et de satanistes remontés des Catacombes" (p. 57), pour y trouver l’origine d’une nouvelle drogue très dangereuse qui permet de résister à la chaleur d’où son succès, un voyage qui l’entraînera ensuite dans l’Eden de La Défense car enfer et paradis sont complémentaires... Chet, qui pleure toujours la perte de son amour, Tess, une jeune fille qui est partie de Paris pour travailler et gagner de quoi monter une expédition en train vers la Sibérie ! En 245 pages d’une densité et d’une intensité sans égale, Estelle Faye va nous livrer une série de portraits magnifiques de personnages tous plus extraordinaires, effrayants ou attirants les uns que les autres - le pianiste de Chet, Damien, l’ami de Chet, Paul, le Sorbon qui connaît le passé et son histoire, l’extraordinaire Sybil, la gamine aux pouvoirs parapsychologiques immenses qui dirige les Enfants Psys, les gardiens de cette grande bibliothèque que l’on appelle Stonehenge (4 tours et une esplanade en bord de Seine...) ou encore Ariane, la maîtresse du "Mermaid", la boîte installée dans la piscine Molitor et qui contient de vraies sirènes - et une succession de paysages et de lieux tout aussi extraordinaires qu’effrayants - la boutique de costumes de Thaddeus à la République et les divers villages qui constituent ce Paris du futur et recomposent un Paris qui évoque celui du Moyen-Age (les gitans de l’Ile de la Cité par exemple) sont dépeints avec précision et font penser à ces tableaux de Brueghel l’Ancien où l’on voit les villageois tels qu’ils sont dans leurs activités, sans aucun fard -, le tout se déroulant comme un film avec des flashbacks. L’auteur, avec beaucoup de talent et d’imagination, nous livre un roman doux-amer à la fois d’une grande violence psychologique et physique et d’une poésie ineffable, mettant en scène un personnage paumé dans sa vie et dans sa tête, Chet, qui hésite sur tous les plans (amour, amitié, sexualité), dans un environnement de gens tout aussi paumés pour la plupart - de son propriétaire, pharmacien maniaque de la propreté, aux habitants de l’Enfer qui se fabriquent des corps physiques hallucinants tout en étant gavés de drogues et d’alcools - mais où les vieux ressorts de la personnalité humaine - trahison, pouvoir, cupidité, manipulation, amour, haine, vengeance et sexe - n’ont pas changé. Je ne peux que vous conseiller de faire comme moi, de vous laisser emporter par la magie du verbe de Chet et d’Estelle Faye.
 
Jack Glass. L’histoire d’un meurtrier d’Adam Roberts
 
Avec "Jack Glass. L’histoire d’un meurtrier" (Panini/Éclipse), Adam Roberts nous propose une variation virtuose de roman policier de SF avec des énigmes à résoudre partant d’un postulat de base simple : Jack Glass est le coupable ! Nous le savons, les autorités du système solaire (la famille Oulanov assistée de cinq autres grandes familles) le savent, toute la population – quelques centaines de milliards de pauvres, survivant entassés, dans des conditions précaires, dans des bulles de plastique flottant dans l’espace en grappes – le sait. Mais qui est Jack Glass ? Comment réussit-il à commettre ses forfaits ? Et, surtout, pourquoi ? Les réponses à ces questions vont nous tenir en haleine pendant près de 500 pages remarquables et méritent bien les deux prix prestigieux décernés à son auteur (le British SF Award et le John W.Campbell Jr. Memorial Award). Le roman se divise en trois histoires interconnectées car elles nous font découvrir à la fois Jack Glass, ses meurtres et ce système solaire surpeuplé, où une plèbe exploitée – un humain coûte beaucoup moins cher qu’un robot et se remplace plus facilement – et méprisée survit aux marges de la "Lex Oulanova", cette loi qui régit sans pitié tous les habitants du système et qui ne tolère aucune infraction – en théorie du moins... Nous commencerons par nous rendre sur un astéroïde pénitentiaire : sept prisonniers abandonnés à leur sort pendant onze ans, le temps pour eux d’aménager Lamy306 qui sera revendu ensuite avec profit par la société chargée de l’exploitation de prisonniers. Jack Glass aurait été l’un de ces prisonniers, arrêté sous une fausse identité pour d’autres délits moins graves que ceux pour lesquels il est recherché par toutes les polices et milices du système. Comment Jack s’est-il évadé alors que tous les cadavres ont disparu mais que les traces ADN prouvent indiscutablement sa présence ? Puis "Les meurtres supraluminiques" nous mettront sur la piste du Graal que constituerait la propulsion supraluminique : elle serait possible, elle aurait été découverte. Pourquoi Diana et Eva Argent, les deux sœurs héritières, génétiquement améliorées, de la grande famille Argent, descendues sur Terre pour fêter le seizième anniversaire de Diana et accessoirement pour subir un examen destiné à déterminer laquelle des deux est la plus à même de prendre la suite de leurs deux MOHmans, ont-elles un de leurs domestiques assassiné peu après leur arrivée sur Terre ? Et quel rôle joue dans cette affaire leur impassible et dévoué précepteur, Iago, alors que Diana, grande spécialiste de la résolution des énigmes en rêvant (cela fait partie de sa programmation génétique des circuits neuronaux), va s’atteler à trouver la solution au meurtre dans des conditions impossibles du serviteur. Enfin, pourquoi les Oulanov s’intéressent-ils aux deux sœurs et ce au point de dépêcher l’une de leurs plus proches assistantes, Mlle Joad, pour les questionner sur ce meurtre ? Sans oublier, bien entendu, l’énigme astronomique posée par les "Champagne supernovae" (une vingtaine peut-être), ces étoiles se transformant en supernovae alors que leur taille l’interdit, sujet de thèse d’Eva... L’auteur et Jack Glass nous apportent, là aussi, des réponses surprenantes, logiques et cyniques, qui constituent l’un des atouts majeurs de ce roman. Enfin, avec "L’arme impossible", nous sommes confrontés à un crime impossible car réalisé dans une chambre close parfaite : la bulle-habitation de Jack lui-même, au milieu de nulle part dans l’espace, avec le crime filmé en direct par un droïde scribe-archiviste inaltérable et inaltéré, prouvant que Jack n’a pas tiré ni d’ailleurs aucune des autres personnes présentes. Or le meurtrier se trouvait à l’intérieur de la bulle – la balistique le démontre –, bulle dans laquelle il ne pouvait pas pénétrer et de laquelle il n’a pu s’échapper. Jack va se retrouver dans la position étrange d’enquêter, avec l’aide de Diana Argent, sur un meurtre commis chez lui mais pas par lui alors qu’il était le seul à pouvoir l’accomplir. Là encore, Adam Roberts va réussir à nous surprendre par sa solution à cette énigme qui résout en même temps élégamment cette autre énigme que constitue la réalité ou non de la propulsion supraluminique inventée par McAuley, ce physicien de génie trop tôt disparu (clin d’oeil amusant pour tous les lecteurs de SF), ce mobile en filigrane de toutes les actions décrites dans le roman. L’auteur a créé un univers fascinant, un futur possible de notre société peu enthousiasmant mais plausible, qu’il décrit sans mâcher ses mots : bien que le livre soit écrit avec une certaine distanciation non dépourvue d’un humour très anglais, certaines scènes sont parfois assez crues, et l’auteur ne recule pas devant des détails habituellement absents (la sexualité, l’excrétion ou le découpage des cadavres par exemple) mais cruciaux dans des environnements clos à l’espace réduit. Les personnages qui gravitent autour de Jack Glass sont tous bien décrits et évoluent au fur et à mesure de l’intrigue, avec une mention spéciale à Diana Argent et à Mlle Joad. Mais bien évidemment c’est la personalité complexe et indéchiffrable de Jack Glass, un homme à la psychologie tourmentée, qui constitue le pivot central et l’intérêt majeur du livre, un individu qui devrait entrer au panthéon des personnages inoubliables de notre genre favori. Si vous aimez le polar et la SF de très haute qualité, découvrez les forfaits de Jack Glass, meurtrier génial et cul-de-jatte, aux armes de verre, vous ne le regretterez pas car c’est un roman que l’on ne peut reposer une fois commencé. 
 
Stark et les Rois des étoiles de Leigh Brackett
 
Je fais partie de ces nombreux lecteurs de SF français qui ont découvert Leigh Brackett et son personnage favori, John Eric Stark, grâce à "La Porte vers l’infini", curieusement paru dans la collection "Anticipation" du Fleuve Noir : même dans cette traduction faite à la manière des années 1950, le talent de l’auteur opérait et j’ai beaucoup rêvé sur les villes des bas-canaux martiens et les belles Martiennes qui portaient des clochettes aux chevilles... Toutes les aventures de Stark et ses errances sur la Mars cruelle, sophistiquée et décadente imaginée par Leigh Brackett se doivent d’être lues, elles ont d’ailleurs été réunies, entre autres, dans "Le Grand Livre de Mars" (Editions du Bélial, avec une superbe couverture de Jean-Sébastien Rossbach et une préface de Michael Moorcock). Dans ce gros volume-ci, "Stark et les Rois des étoiles" (toujours aux Editions du Bélial qui nous décidément nous gâtent), nous avons d’abord le plaisir de vagabonder au-delà des monts des Nuages blancs, une partie encore inconnue de Vénus, avec deux nouvelles : la première est - excusez du peu - co-écrite avec Ray Bradbury. "Lorelei de la Brume rouge" se déroule dans la ville assiégée de Crom Dhu, sur les bords de la mer Pourpre, cet étrange océan gazeux, où la personnalité d’un voleur terrien se retrouve, suite au crash de son vaisseau, transféré dans le corps d’un Vénusien, traître à sa cité : une très belle histoire ! Dans la nouvelle suivante, "Magicienne de Vénus", Eric John Stark entre en scène, dans une autre partie de la mer Pourpre : capturé à Shuruun et réduit en esclavage, il découvrira les secrets d’une race inconnue et disparue et mettra fin à l’oppression de la famille décadente et dégénérée des Lhari. Tout l’art de Leigh Brackett à créer des atmosphères et des décors totalement dépaysants et étouffants s’y retrouve en quelques dizaines de pages.
 
Puis nous arrivons à la nouvelle qui donne son titre au livre, "Stark et les Rois des étoiles", fruit de l’unique collaboration qui ait eu lieu entre Leigh Brackett et son mari, Edmond Hamilton, autre immense auteur de l’Age d’or de la SF américaine, qui écrivit ce chef d’oeuvre qu’est "Les Rois des étoiles", que je découvris lui dans sa version sortie au Rayon fantastique et qui me fit autant rêver que le roman de Brackett. Et là, pour notre plus grand plaisir, les deux univers se rencontrent dans cette nouvelle inédite dans notre langue ! Eric John Stark est transféré par le savant martien solitaire Aarl deux cent mille ans dans le futur, chez les Rois des étoiles, afin de les convaincre de mettre fin à la menace que constitue une gigantesque force qui se nourrit de l’énergie des systèmes solaires, ce qui va détruire le nôtre et ceux des Rois des étoiles dans le futur. Stark va rencontrer Shorr Kan, le dangereux roi d’Aldishar dans les Marches et ennemi irréductible de l’Empereur (Zarth Arn dans "Les Rois des étoiles" qui, curieusement, devient ici Jhal Arn), et ses pairs. C’est de la grande SF classique, avec toute sa démesure, flottes spatiales gigantesques, entités encore plus gigantesques, et cela se lit avec un plaisir tout aussi gigantesque !
 
Le volume se termine avec la trilogie ("L’Etoile rousse", "Les Chiens de Skaith", "Les Pillards de Skaith"), devenue un classique des aventures extra-solaires de Stark, sur la lointaine planète de Skaith qui tourne autour de l’Etoile rousse, dans l’Etrier d’Orion, où il va au secours de Simon Ashton, l’homme qui l’avait sauvé lors de sa capture par des mineurs, lorsqu’il était N’Chaka, le jeune orphelin sauvage élevé par les indigènes sous-humains de la Ceinture crépusculaire de Mercure, seul endroit habitable de la planète. Ce sera l’occasion pour lui, révolté perpétuel contre l’autorité, d’aider aussi des populations opprimées et d’autres révoltés contre les Seigneurs Protecteurs et les Hérauts qui veulent maintenir l’isolement de Skaith et donc leur emprise sur celle-ci. Il ira de ville en ville, chacune isolée par des déserts immenses et aux cultures complètement différentes. Il deviendra le chef de meute des molosses-télépathes car il est encore plus sauvage et féroce qu’eux et aidera les Imariens dans leur désir de découvrir les étoiles de la galaxie. Là encore, c’est de la très grande SF, et il faut féliciter les Editions du Bélial pour rééditer ces textes auxquels on n’avait plus accès depuis près de vingt-cinq ans...
 
Les traductions révisées par Pierre-Paul Durastanti sont fort agréables à lire, le petit texte d’Edmond Hamilton sur son épouse fort intéressant et la bibliogaphie d’Alain Sprauel impeccable. Cerise sur le gâteau, outre une belle couverture d’Elian Black’Mor, le livre comporte six dessins de Caza, que demander de plus ! Amateurs de SF, ou plus simplement de belle littérature d’évasion, voici un volume incontournable à lire de suite.
 
 
Les aventures de Maître Li et de Bœuf Numéro Dix de Barry Hughart
 
Pour une raison qui m’échappe, je n’avais absolument pas remarqué les livres de Barry Hughart lorsqu’ils étaient parus pour la première fois en France il y a une douzaine d’années. Fort heureusement, Pascal Godbillon vient d’avoir la bonne idée de les rééditer chez Folio SF et j’ai pu ainsi enfin découvrir "La magnificence des oiseaux", "La légende de la Pierre" et "Huit honorables magiciens" qui composent "Les aventures de Maître Li et de Bœuf Numéro Dix". Disons-le tout de suite : c’est excellent ! Barry Hughart nous emmène avec le premier volume, "La magnificence des oiseaux", dans la Chine du VIIe siècle après JC, en l’Année du Tigre 3337, où vit, dans le petit village de Kou-Fou, Bœuf Numéro Dix, jeune paysan robuste. Tous les enfants de son village étant tombés dans une sorte de coma, sa tante Houa va l’envoyer à Pékin demander l’aide d’un sage, avec pour paiement toute leur fortune soit cinq mille pièces de cuivre. Arrivé en ville, seul maître Li Kao, vieux lettré sans âge (il a obtenu la première place à l’examen impérial du tchin-chih soixante-dix-huit ans plus tôt...) et qui a "un léger défaut de personnalité" (il est entre autre un amateur invétéré de vin), va accepter de les aider. A partir de là, nous suivrons nos deux intrépides enquêteurs dans leurs pérégrinations à travers une Chine phantasmée et fantasmagorique, où abondent dieux, esprits, mages et devins, et personnages tous plus loufoques et bizarres les uns que les autres, à commencer par le grand maître Li lui-même, d’une érudition sans faille, d’une probité douteuse avec les riches mais toujours bon et généreux avec les pauvres, libertin qui regrette "ses quatre-vingt-dix ans"... Et Bœuf Numéro Dix, qui deviendra son "honorable ancien client et actuel assistant" dans la suite de leurs enquêtes, se révèle être un jeune homme aux muscles puissants - il porte maître Li sur son dos - et à la tête bien faite, mais au cœur d’artichaut... Leurs premières enquêtes, après avoir résolu le mystère des enfants, les emmèneront jusqu’aux confins de la Chine et leur feront rencontrer des personnages comme Chen le ladre, Ho le brimé, le Vieux de la Montagne ou encore l’ignoble et infâme duc de Ch’in, utiliser des engins extraordinaires comme la Libellule de Bambou et aider une belle histoire d’amour entre un dieu, le Berger des Etoiles, et la belle Perle de Jade, les amenant à interférer avec l’Auguste de Jade lui-même, l’Empereur Céleste !
 
Le deuxième volume, aussi réussi que le premier, "La légende de la Pierre", les entraînera dans la Vallée des Chagrins où le démoniaque Prince qui Rit, l’homme qui cherchait l’Elixir de Longue Vie, semble être revenu avec ses Moines de la Liesse pour torturer et tuer à nouveau nombre d’innocents paysans. Ils seront accompagnés de Tourment de l’Aube, la fille de joie au cœur trop tendre, qui seule peut contrôler Fils de Lune, le plus grand maître des sons de Chine, et ils devront aller ensemble à la cour de Chi Ho, le roi barbare de Tchao, collectionneur de raretés de toutes sortes. Seuls la compréhension de l’énigme posée par l’histoire de Loup et Fille de Feu, grâce à la sagacité de maître Li, et un voyage aux Enfers, leur permettront de résoudre une autre affaire impliquant des dieux de la Cour Céleste et de pouvoir retourner vaquer à leurs affaires dans la maison de vins de Wong le Borgne et de sa femme Fou la Dodue, sise ruelle des Mouches à Pékin et ayant la réputation d’être la pire de toute la Chine.
 
Le troisième et, hélas, dernier volume de la série, "Huit honorables magiciens", commence à Pékin lorsque le bourreau Main du Diable va essayer de battre le record de décollations réussies et échouer lamentablement à cause d’une goule vampire qui va semer la panique dans la foule au moment de l’exécution de Tou l’Hôtelier de Sixième Rang, qui fut arrêté par nos deux héros après d’effroyables aventures... Ils vont donc être mandés à la Cité Interdite, chez Tchang Tao-ling, le Maître Céleste, universellement considéré comme un saint vivant et ancien professeur de maître Li (vous imaginez son âge et il avoue commencer à être gâteux) ! Ils devront enquêter parmi les mandarins et les eunuques qui sont à la tête de l’Empire, enquête qui les mènera sur les traces d’un trafic de thé frelaté particulièrement lucratif et dangereux ainsi qu’à la découverte de la civilisation qui a précédé la chinoise et laissé des vestiges de ses croyances et de ses dieux qui s’expriment à travers les chamans. D’où la nécessité de se joindre à la troupe du plus grand marionnettiste qui soit, le très secret et talentueux Yen Chi, dont la fille, la belle Yu Lan, est une puissante chamanka. Et ils devront mettre en œuvre tous leurs talents - physiques pour Bœuf et nautiques pour maître Li - lors de la course entre les deux Bâteaux-dragons qui décidera du sort de la Chine. Tout cela alors qu’un barbare lettré, Quintus Flaccus IV, se permet depuis les Monts Sabins de critiquer par courrier le style des mémoires de Bœuf qu’il a lu !
 
Vous l’avez compris, ces trois volumes sont un plaisir de lecture, d’un humour et d’une drôlerie sans égal, grâce à ces descriptions d’une Chine ancienne telle que des Occidentaux d’aujourd’hui peuvent se l’imaginer et se la rêver : noms chinois très colorés - Lu Lourdes Babines ou Tchong le Pot de Chambre -, coutumes détaillées et hilarantes - "la cérémonie des funérailles...[aux]...trois mille trois cents règles de l’étiquette tchou" ou les banquets et l’étiquette dans les différentes cours -, lieux décrits - telle "la Porte du Panorama Splendide, le quartier général des services secrets, qui était entouré de mannequins de paille emballés dans les peaux écorchées de dignitaires corrompus" - et la rivalité incessante entre taoïstes (dont maître Li) et confucéens (honnis par celui-ci), tout en dégageant une poésie sans égal. Je me dois d’ajouter que Patrick Marcel a réalisé un travail de traduction remarquable, rendant avec talent la finesse et l’humour de Barry Hughart. 
Trois tomes inclassables, si ce n’est dans la grande littérature ! Ne commettez pas la même erreur que moi, n’attendez pas, lisez-les de suite !
 
Qui a peur de la mort ? de Nnedi Okorafor
 
Il m’arrive, trop rarement à mon goût, de découvrir un livre d’une originalité et d’une puissance incomparables : c’est ce qui vient de se passer avec "Qui a peur de la mort ?" de Nnedi Okorafor (collection Eclipse de Panini). L’auteure est une Américano-Nigériane qui connaît bien les traditions africaines, en particulier celles des Igbos qui sont la tribu d’origine de ses parents et de toute sa famille, ce qui lui permet de nous offrir une vision unique, "de l’intérieur" si j’ose dire, de l’Afrique et de ses problèmes actuels, de leurs origines et de leurs solutions éventuelles.
 
L’auteure nous emmène dans une Afrique d’un futur indéterminé - on ne connaît plus que des bribes légendaires du passé -, ravagée par la sécheresse, où il est écrit dans le Grand Livre que les Okekes, noirs qui furent les premiers habitants, sont par naissance les esclaves des Nurus, issus des étoiles, à la peau couleur du soleil, en punition par la déesse Ani de quelque chose d’affreux qu’ils commirent. Et les Okekes n’en finissent pas de payer pour la "faute" de leurs ancêtres car ils sont maintenant pourchassés et massacrés par les Nurus, guidés par un grand général et sorcier qui a décidé de "purifier" le pays. Le viol systématique fait partie des techniques employées pour briser le moral des populations, aux côtés des massacres et des mutilations... Les enfants du viol, les "ewu", sont ostracisés et méprisés par les deux peuples car n’appartenant à aucun et, étant des enfants de la violence, ils ne peuvent qu’apporter la violence à leur tour. C’est ce que découvrira Onyesonwu, cette jeune fille née d’un viol particulièrement atroce et particulièrement délibéré, comme nous le découvrirons, sauvée par la femme remarquable qu’est sa mère qui a survécu dans le désert avant d’être recueillie et épousée par un brave homme de forgeron dans un village. Le nom de notre héroïne signifie "Qui a peur de la mort ?" et Onyesonwu trouvera, outre l’amour en la personne de Mwita, un autre ewu qui est son compagnon destiné, et ses amies Binta et Luyu - qui sont devenues femmes en même temps qu’elle à l’âge de onze ans en étant excisées ! -, la réponse à cette question au cours du parcours personnel et initiatique, mais les deux sont intimement mêlés, qu’elle devra endurer afin d’accomplir ce à quoi elle était destinée dès sa conception, et même avant... C’est là que Nnedi Okorafor se révèle être un écrivain incomparable : elle mêle avec habileté des éléments de la science-fiction traditionnelle - technologie avancée comme les extracteurs d’humidité de l’air qui permettent de boire dans le désert ou quasi abandonnée dans cette Afrique post-apocalyptique comme les ordinateurs - aux croyances africaines les plus classiques - comme la sorcellerie qui fonctionne, l’initiation, les esprits animaux - ainsi qu’à ces réalités atroces de l’Afrique contemporaine comme le viol, les mutilations et tortures, les enfants-soldats, la famine ; certains passages sont d’une violence presque insoutenable (comme le viol de la mère d’Onyesonwu ou certaines scènes de mutilations ou de massacres). Et elle ne recule pas non plus lorsqu’il s’agit d’aborder le sujet du racisme, celui que chacun, quelle que soit sa couleur de peau, ressent et manifeste à l’égard de l’autre, la peur et donc la haine de celui qui est différent (dans le livre il y a quand même quelques braves gens qui n’en souffrent pas, aussi bien Nurus qu’Okekes). Ce qui m’a le plus étonné, c’est qu’apparemment la société africaine, telle que peinte dans ce roman, est imprégnée d’une violence et d’une permissivité sexuelle extraordinaires - par rapport à notre société occidentale en tout cas - mais qui sont considérées comme normales : on gifle ou on frappe jusqu’au sang sa meilleure amie lorsqu’on se dispute mais cela ne prête pas à conséquence et c’est la même chose pour explorer sa sexualité... Cette atmosphère donne une présence et une puissance incomparables, un réalisme unique, renforcé par des personnages à la personnalité toujours bien tracée, d’une humanité remarquable, qu’ils soient bons ou "méchants" : ils sont trop nombreux pour que je les cite mais que ce soient des sorciers, des guérisseurs, de simples soldats ou des enfants, ils sont remarquables de vie, avec quand même une mention spéciale pour le peuple des sables ! Quant au personnage principal, Onyesonwu, elle est touchante et attachante : sa naissance en a fait un monstre, et monstrueuse elle est puisque, effectivement, c’est une "eshu", une changeuse de forme qui peut devenir tout animal qu’elle souhaite ! Elle va découvrir ses pouvoirs, essayer de les maîtriser, de se venger de ceux qui lui ont fait du mal, de se faire des amis, d’être amoureuse, de vivre normalement jusqu’à ce que son destin s’accomplisse à partir du moment où elle est initiée, contrairement à la tradition qui veut que seuls les garçons puissent l’être. Nnedi Okorafor a une plume superbe, qui lui permet de nous faire ressentir toutes les émotions et les sentiments qu’éprouvent ses personnages, et qui a été fort bien traduite par Laurent Philibert-Caillat. Malgré sa noirceur (sans mauvais jeu de mot stupide !) et sa dureté, ce roman est en même temps, me semble-t-il, une leçon d’optimisme sur la nature de l’être humain, sa résistance et la possibilité de changer la société. Le livre est de plus servi par une couverture somptueuse de Joey HiFi ! Il s’agit là du roman de SF (mais en est-ce ?) ou de fantasy (mais en est-ce ?), en tout cas du plus beau, original et puissant roman que j’ai lu cette année écoulée, un roman qui vous prend "aux tripes", si je peux m’exprimer ainsi, et je comprends pourquoi il a reçu le "World Fantasy Award" en 2011 et a été nominé pour plusieurs autres prix. A découvrir immédiatement si vous avez envie de lire de la grande littérature !
 
2013
 
D’obsidienne et de sang d’Aliette de Bodard
 
Il y a un peu plus d’un an et demi, j’avais eu un coup de coeur pour ce que je qualifiais à l’époque comme étant "l’un des plus beaux et des plus prenants romans que j’ai lu depuis longtemps." Il vient de ressortir chez Panini/Eclipse et je viens de le relire, sans changer d’avis, je vous en fais donc part à nouveau sans le modifier. Avec "D’obsidienne et de sang", premier volume des "Chroniques aztèques" (au total trois volumes en anglais), Aliette de Bodard réussit un coup de maître : à la fois policier - l’intrigue repose sur la disparition mystérieuse d’une femme et l’enquête pour la retrouver et élucider les motivations de l’enlèvement - et fantastique - la magie et les dieux sont présents en permanence et jouent un rôle fondamental -, elle nous plonge dans un univers plus dépaysant et convaincant que la plupart, à savoir Tenochtitlan, la capitale de l’empire aztèque dans les années 1480 ! En effet, elle nous fait vivre l’enquête menée par le jeune Acatl, grand prêtre de Mictlan, le dieu des morts, chargé par la grande prêtresse Ceyaxochitl d’élucider le mystère de la disparition de la prêtresse Eleuia et de la présence dans la chambre de celle-ci du guerrier-jaguar Neumetoc, frère d’Acatl. A partir de là, celui-ci, enquêteur tenace et perspicace, qui utilise la magie - car l’auteur part du principe que celle-ci fonctionne selon des rituels précis et que les déités aztèques sont fort présentes et souvent actives dans le Cinquième monde, le nôtre - comme méthode de médecine légiste, va dérouler, avec l’aide précieuse de Teomitl, l’un des jeunes frères de l’empereur mourant, les fils d’une énigme qui implique le palais impérial, les guerriers-jaguar, diverses factions religieuses suivant des dieux différents, l’amour d’une femme délaissée par son mari et la psychologie des divers protagonistes. L’auteur nous livre des portraits très fins de personnages appartenant à une culture qui nous est totalement étrangère, où les sacrifices de sang y compris et surtout humain sont fondamentaux, mais dont les ressorts psychologiques profonds sont les nôtres : amour, haine, orgueil, peur, jalousie, ressorts qu’elle exploite magnifiquement bien pour les faire agir, manipuler et être manipulé, et ce jusque dans le coeur de l’intrigue, une fort belle et originale idée, je n’en dirai pas plus ici car il faut laisser opérer la surprise de la découverte. Les descriptions minutieuses de Tenochtitlan, des rites et de la vie quotidienne y compris dans les plus petits détails, la beauté et la sauvagerie de la magie qui imprègne cette société ajoutent au "sense of wonder" qui étreint le lecteur à chaque page. Aliette de Bodard a un sens de la mise en scène superbe : on n’oubliera pas de sitôt la visite d’Acatl à Mictlan et à sa femme ou à la Jupe de Jade, déeese des lacs et des rivières... et les scènes de lutte contre les créatures maléfiques sont rendues avec maestria. Grâce à Mme de Bodard, j’ai passé une nuit blanche à dévorer, non le coeur de mes ennemis, mais son roman : en excellente élève des ateliers d’écriture américains, elle a le sens du "cliff hanger" et elle nous force avec talent à tourner la page en fin de chapitre pour lire la suite. J’ajouterai que, bien que française, l’auteur écrit en anglais et que la traduction est excellente. Pour les lecteurs qui, comme moi, ne sont pas des spécialistes de la culture aztèque, je signale que j’ai trouvé utile, avant d’entamer le livre, de lire les glossaires des personnages et des termes ainsi que les notes de l’auteur qui se trouvent en fin de volume : sans gâcher mon plaisir et ma découverte de l’intrigue, cela m’a permis de suivre plus facilement ensuite le déroulement de l’action. 
 
Et je concluais : "nous assistons à l’apparition d’un nouvel auteur de talent" ce en quoi je ne me montrais pas mauvais prophète puisque Aliette de Bodard a reçu un prix Nebula, un prix Locus, un prix de la BSFA et celui des Writers of the Future, sans compte des nominations aux prix Hugo, Sturgeon et Campbell, remarquable pour un auteur français écrivant en anglais. A découvrir donc !
 
 
La Longue Terre (et les titres suivants) de Terry Pratchett et Stephen Baxter
 
Il n’est, je pense, guère besoin de présenter Terry Pratchett et Stephen Baxter ! Lorsque les deux s’associent, le lecteur peut s’attendre à un résultat réjouissant et c’est bien le cas avec "La Longue Terre" (Editions de l’Atalante). Le point de départ du roman es tout à fait classique : un scientifique à la réputation sulfureuse, Willis Linsay, a inventé le Passeur, un appareil très simple à base de fils de cuivre avec un commutateur et une pomme de terre..., qui permet, comme son nom l’indique, de passer sur une infinité de Terres parallèles (on pense de suite à Clifford D. Simak ou à Keith laumer, sans mentionner la célèbre série télévisée "Sliders"). Après en avoir diffusé les plans sur le net, il a disparu et sa maison, à Madison (Wisconsin) a brûlé. A partir de là, nous suivrons les explorations de Josué Valienté, élevé depuis son plus jeune âge dans un orphelinat catholique dirigé par des religieuses étonnantes, passeur naturel (il n’a pas besoin d’appareil pour changer de Terre) fort doué. Il va être recruté par Lobsang, réparateur de motocyclettes tibétain (clin d’oeil manifeste au célébrissime pseudo lama tibétain Tuesday Lobsang Rampa, auteur du " Troisième oeil" et d’autres livres à succès, qui fut le sujet entre autres de l’hilarant et fort documenté article "Le plombier de Lhassa" paru dans le "Fortean Times" anglais, magazine qui est d’ailleurs cité p. 128 comme source d’informations sur la Longue Terre à travers les incidents inexpliqués et bizarres qu’il publie y compris un apocryphe p. 156 qui le raccroche au roman) réincarné dans un système informatique, ce qui lui a permis de se voir reconnaître les droits d’un être humain et être à la tête de l’une des plus grosses corporations mondiales. Lobsang a décidé d’explorer la frontière quasi infinie des terres parallèles afin d’élucider l’origine de certains incidents.
 
Ce qui fait la force et l’intérêt de ce roman, c’est, outre l’exploration de Josué et Lobsang, toutes les considérations minutieuses sur les conséquences politiques, économiques, religieuses et sociales du fait que quasiment n’importe qui (mis à part 10% d’humains qui ne peuvent pas passer) peut accéder à de nouveaux territoires et de nouvelles ressources et ce à l’infini, sans qu’aucun gouvernement ou corps constitué puisse y faire quoi que ce soit, la liberté absolue : les auteurs nous en montrent toutes les facettes à travers des récits individuels, le journal d’une jeune fille qui est partie en famille avec un groupe de colons, la carrière de Monica Jansson, policière de Madison qui fera régner l’ordre et la loi sur plusieurs Madison différents. Les auteurs se posent aussi la question du devenir d’une société technologique qui ne peut utiliser le fer (pp 112-113 par exemple) car celui-ci est le seul métal qui ne puisse passer d’une Terre à l’autre : soit il faut l’exploiter à chaque fois soit il faut lui trouver des substituts - mais je vous rassure tout de suite, il y a une bonne explication scientifique dans le roman au fait que les humains, dont l’hémoglobine contient du fer, peuvent passer sans conséquence dramatique pour leur physiologie... Cette conquête de la Nouvelle Frontière infinie est l’une des deux lignes de force du livre, tout aussi passionnante que l’autre, l’exploration de Lobsang et Josué, exploration qui permet de retrouver les interrogations et les réflexions habituelles de Stephen Baxter dans ses propres romans sur l’origine de l’homme, ce qu’il est advenu des autres branches plus anciennes et de leur extinction/disparition et des raisons de celle-ci puisque toutes les autres Terres sont désertes et couvrent quasiment tout le spectre de ce qui aurait pu arriver à la nôtre au cours des âges géologiques, ce qui donne des passages d’une grande puissance.
 
Entre l’humour très pratchettien, et très "british" en général, du roman qui cite même ce film excellent et bien oublié qu’est "La Souris sur la Lune" (film hilarant de 1963, suite de l’extraordinaire "La Souris qui rugissait" de 1959), fort bien traduit par Mikael Caron, qui en fait un régal de lecture -le dirigeable "high-tech" de Lobsang se nomme le "Mark Twain", on voit tout de suite les références... - et les considérations baxteriennes aux envolées qui laissent rêveur, voilà un roman à lire absolument cet été pour s’évader à la fois intelligemment et plaisamment.
 
 
 
 
 
Frontière barbare de Serge Brussolo
 
Je pense que nous connaissons tous et avons tous lu au moins un roman de Serge Brussolo. Avec "Frontière barbare" (Folio SF) il signe son retour à la SF, et quel retour ! Il nous livre un roman foisonnant, d’une très grande richesse, et très brussolien dans sa noirceur. Depuis que l’Organisation des planètes unies a décidé de faire régner l’ordre et de ne plus permettre les guerres sauvages, les extraterrestres sont soumis à notre conception de la loi et de la civilisation sur les mondes affiliés et leurs instincts sanguinaires contenus grâce à une sorte de castration chimique auxquels sont soumis tous les individus et les animaux : David Sarella est l’un des exovétérinaires chargés de ce travail ainsi que de l’évaluation des populations exomorphes non encore intégrées, un travail particulièrement dangereux et ingrat. Pour ajouter à la complexité de sa vie, il a épousé une femme, Ula, dont il est amoureux fou mais qui a quelques gènes extraterrestres qui la rendent incontrôlable dans ses passions du sang et de l’amour, sauf à lui injecter les mêmes produits qu’aux exomorphes, ce qu’il fait naturellement pour le bien de leurs enfants et le sien propre amis en lui faisant perdre tout ce qui fait sa personnalité hors du commun et qui l’a charmé. Le roman débute sur une guerre miniature dans une base souterraine gigantesque qui a été construite spécialement pour résister à tous les ravages et qui permet aux extraterrestres de régler leurs différends en toute quiétude, tout en étant évalués psychologiquement. Etant l’un des meilleurs dans sa spécialité, et l’un des rares survivants car on ne se fait pas de vieux os dans ce travail, il est envoyé avec sa femme sur une planète de la "Frontière barbare", Mémoriana, où des factions religieuses s’affrontent de manière particulièrement sanglante avec des "monstres", des animaux dont les particularités anatomiques permettent de les utiliser comme chars d’assaut, pièces d’artillerie ou bombardiers - on n’oubliera pas de sitôt les mastodontes cracheurs de feu qui ornent la superbe couverture du roman, exécutée par Georges Clarenko, qui en rend fort bien toute la sauvagerie. Là David va vraiment prendre conscience des problèmes éthiques et moraux que soulèvent ces jugements de valeur portés, en fonction d’une culture, sur les autres et ce grâce aux liens qu’il va établir d’une part avec Itaï, un grand guerrier, qui lui expliquera pourquoi lui et ses congénères ont ce besoin de tuer (une explication surprenante) et d’autre part avec frère Akenôn, membre haut placé du clergé de l’Eglise du Pardon Universel Intergalactique, bien connue pour "s’opposer à toute modification des pulsions hostiles chez les exomorphes" et puissance politique dominante sur Terre. Nous suivrons David dans son évolution intérieure qui passera par une quête hallucinante de la ville d’Ozataxa, cette ville mythique perdue au milieu de déserts hostiles et dont la réalité sera bien différente de celle attendue. Et il terminera son périple en revenant à son point de départ, la Terre, sur laquelle ses enfants ont grandi et sont devenus des adultes, là aussi avec quelques surprises de l’auteur qui a poussé à leur point ultime les réflexions actuelles sur l’enfance (un enfant peut abandonner ses parents et se faire adopter par d’autres ou se faire grandir artificiellement par exemple). Serge Brussolo a écrit un roman de SF noire, violente et sans espoir, où tout n’est que faux-semblants et hypocrisie, une parabole violente de notre culture qui exporte et impose aux autres ses propres critères sans tenir compte des spécificités de chacun et/ou du temps nécessaire pour évoluer (il peut aussi se lire comme l’impossibilité innée pour les cultures exogènes d’évoluer mais je ne pense pas que ce soit l’intention de l’auteur). Son "héros", David, fait de son mieux mais cela n’aide guère face à des situations inextricables, l’espoir n’est guère de mise et, de toute façon, surmonter un obstacle ne fera qu’en révéler deux autres... et tout cela dans un monde qui, comble de l’horreur pour certains, s’est "nipponisé" : on ne s’y nourrit plus que de nouilles en buvant du saké chaud !
 
"Frontière barbare" est un grand roman dont je ne suis pas près d’oublier les scènes hallucinantes de batailles absolument extraordinaires, les esprits torturés des personnages et les paysages magnifiques oscillant toujours entre beauté et horreur. De la grande SF !
 
 
American Gothic de Xavier Mauméjean
 
Grâce à "American Gothic" (Alma Editeur), Xavier Mauméjean nous convie à l’exploration d’un autre pan de cette Amérique qui le fascine - et qui nous fascine par la même -, cette Amérique où la frontière - la dernière ! - entre le réel et l’imaginaire est si ténue que les deux se fondent et se confondent harmonieusement sous la plume talentueuse et précise de l’auteur. Après nous avoir fait revisiter le parc d’attractions extraordinaire de Coney Island, à New York, au début du XXe siècle dans "Lilliputia" (Calmann-Lévy), Xavier Mauméjean nous entraîne maintenant à la découverte de la vie de Daryl Leyland, le célébrissime auteur de "Ma Mère l’Oie" (The Complete Mother Goose", Wellman (Manly Wade ?) & Chaney (Lon ?) Publishers, 1938), cet ensemble de contes contemporains et souvent urbains, si représentatifs de l’Amérique en plein essor et en pleine construction de son époque qu’ils sont devenus légendaires (je note d’ailleurs qu’ils sont souvent, dans leur morale, l’illustration du célèbre dicton américain : "there is no such thing as a free meal"...), avec l’aide puissante des dessins/collages de Max Van Doren, seul ami de l’auteur et illustrateur autiste de génie. Nous suivons l’enquête de Jack Sawyer (obscur scénariste mais fort sympathique au demeurant car ayant fait un synopsis remarquable de "La Légion de l’espace" de Jack Williamson cf. p. 40), chargé de retracer la vie de Leyland et d’en gommer éventuellement tous les détails déplaisants ou non politiquement corrects, car nous sommes en plein maccarthyisme et Jack L. Warner, le tout puissant patron de la compagnie du même nom veut éviter tout problème pour son adaptation cinématographique qui va relancer ses studios... Nous avons la chance que François Parisot (aucun rapport avec le MEDEF), traducteur passionné de Leyland dans notre langue suite à sa découverte de "Mother Goose" dans une édition pour les soldats de l’armée américaine lors de son séjour en Corée avec le contingent français, ait compilé outre l’enquête de Sawyer d’autres documents : dans un ordre chronologique, nous découvrirons donc les échanges de mémos internes à la Warner, les rapports de Sawyer mais aussi, absolument magnifiques dans leurs relations amour-haine, admiration-jalousie, les articles et notes du professeur Richard Case (anthropologue à l’Université de New York et spécialiste mondialement reconnu de l’oeuvre de Leyland) plus un certain nombre de témoignages d’amis et d’ennemis de Leyland ou encore de personnes ayant eu l’occasion de travailler avec lui. Cet ensemble permet à Xavier Mauméjean de nous livrer, avec une grande finesse d’analyse, un ensemble de réflexions passionnantes sur l’Amérique et sa culture en général mais aussi sur les sous-cultures que nous aimons beaucoup et qu’il connaît bien, celle du cinéma et celle des littératures de genres (cf. par exemple p. 51 et sq. sur L. Frank Baum et le cycle d’Oz) sans oublier celle des "comic strips". La vie de Leyland, depuis son enfance dans un orphelinat suite à son abandon par son père jusqu’à sa mort au sommet d’une gloire qu’il vit cloîtré loin de ses lecteurs et même de ses éditeurs, reflète les forces et les faiblesses d’une Amérique où l’on peut être passionné et impitoyable, réussir matériellement et échouer psychologiquement, où rationalisme et excentricité peuvent se marier heureusement - j’ai adoré le passage (p. 221 et sq) où Leyland, passionné de météorologie, découvre les travaux d’Alfred Watkins sur les "ley lines" et les adapte à la géographie urbaine, mélange extraordinaire de fortéanisme et d’"urban fantasy" prélude à la psychogéographie si chère à certains aujourd’hui dont un certain Xavier Mauméjean... -, où le réalisme fantastique est une donnée de tous les jours que l’on intègre (cf. le conte "La boutique du docteur Hong" qui est le miroir d’une histoire rapportée par Pauwels et Bergier d’après Jacques Yonnet si je me souviens bien) y compris dans la prégnance du prénom Jack. J’ajouterai qu’en fait, grâce au talent et à la culture de Xavier Mauméjean, c’est toute cette biographie de Daryl Leyland qui est d’un réalisme fantastique hallucinant jusque dans ses moindres détails, impossible de reposer le livre une fois ouvert celui-ci, sans aucun doute l’un des plus achevés de l’auteur à ce jour. Un dernier mot pour saluer la magnifique couverture de Ted Benoit, représentation graphique saisissante d’une photo décrite dans le corps du texte ! 
 
 
Lee Winters shérif de l’étrange de Lon T. Williams
 
J’avoue que, jusqu’à la lecture de ce recueil, j’ignorais tout de la prose de Lon T. Williams dans les pulps de western qu’étaient "Real Western Stories" et "Western Action" dans les années 1950. Grâce à Julien Bétan qui a coordonné ce livre et à André-François Ruaud qui l’a publié, nous découvrons cet auteur et son personnage favori "Lee Winters shérif de l’étrange" (Les Moutons électriques, collection la bibliothèque voltaïque), c’est-à-dire les tout débuts du "Weird Western" - on découvre aussi qu’il s’agissait de l’un des héros favoris du grand auteur américain Wayne Barrow qui a consenti une trop rare et courte préface... Et l’on se régale à lire ces nouvelles où régulièrement le shérif adjoint Lee Winters revient, de nuit, sur son cheval Cannon Ball vers la petite ville de Forlorn Gap, dans un coin perdu de Far West ; en général il vient d’abattre un bandit quelconque, est très fatigué ou légèrement blessé ou alors il vient de faire la fermeture du saloon de son ami Doc Bogannon, un Bostonien éduqué qui vit pour des raisons inconnues dans le patelin avec son épouse métisse shoshone et rentre chez lui retrouver sa chère épouse Mira. Le plus souvent il passe par la zone d’Alkali Flat et il s’y déroule la nuit des choses étonnante car manifestement le lieu est hanté : Lee Winters y rencontrera pour son plus grand déplaisir - et notre plus grand plaisir de lecteur ! - des bandits fantomatiques ("La fontaine de jouvence" ou "En selle, fantôme !") ou une société de poètes assassins ("Une lanterne en plein ciel"). Certaines nouvelles sont vraiment fantastiques, sans aucune explication rationnelle : la région de Forlorn Gap est une porte sur ailleurs qui permet au carnaval des maudits d’apparaître (le très beau "La marque du wampus"), aux anciennes déités grecques de régler finalement, avec l’aide des bonnes balles de plomb de Lee, leurs problèmes ("Les chariots de sel" ou "Les porteuses d’eau") ou aux condamnés à la damnation du Shéol de s’échapper (sans doute ma nouvelle favorite : "La fiole d’hydromel"). Le shérif adjoint Lee Winters est l’un de ces personnages aux pieds bien ancrés dans la glaise et au bon sens inaltérable, qui fait face à ce qu’il ne comprend pas sans trop d’états d’âme, même lorsqu’il prend le café avec un prospecteur fantôme, et qui s’étonne seulement de comprendre sans problème un Grec antique comme le capitaine Argos ou un général espagnol de la Reconquista. Alors, installez-vous à la table de Lee Winters chez Doc, payez-lui un verre de vin ou un whisky si il est vraiment secoué et écoutez-le vous narrer sa dernière aventure !
 
2012
 
Lasser - Un privé sur le Nil (et les deux suivants) de Sylvie Miller et Philippe Ward
 
Au détour de plusieurs anthologies de nouvelles, depuis 2006, les lecteurs avaient pu découvrir l’Egypte si familière et si déroutante de l’univers des "pachas" où Jean-Philippe Lasser mène des enquêtes très particulières. Face au succès, les auteurs, Sylvie Miller et Philippe Ward, le "Noir Duo", ont décidé de céder aux pressions amicales de leur lectorat et nous livre donc le premier roman - en fait plusieurs enquêtes se succédant - de "Lasser. Un privé sur le Nil" (Editions Critic). Nous sommes donc dans cette Egypte de 1935 où a échoué Jean-Philippe Lasser, détective privé gaulois qui a dû fuir son pays suite à la vindicte de l’un des chefs de la mafia gallo-romaine. En effet, dans ce monde, l’empire romain a perdu la Gaule et la Narbonnaise, la Grande-Bretagne est toujours divisée en royaumes divers, de même que le reste de l’Europe et du monde, un univers figé dans les frontières de notre Antiquité par les dieux divers, car ceux-ci sont les dirigeants incontestés de chaque pays et veillent jalousement sur leurs territoires car leur force dépend de la foi et du nombre de leurs fidèles. Mais le monde a évolué et les dieux se déplacent en Bugatti ou en Rolls car ils apprécient certaines des inventions humaines. Ce bon Lasserre, un brave type qui se fait rouler régulièrement dans la farine par ses clientes et est arrivé au Caire en suivant la superbe Ounénet qu’il a sauvé des griffes d&

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