Christophe Thill
« Aucun homme », dit le poète John Donne, « n'est une île ». Même pour un insulaire tel que H. P. Lovecraft, fier natif du Rhode Island et ayant vécu une bonne partie de ses jeunes années dans un certain isolement, cette phrase demeure profondément vraie. Bien qu'en rupture, par son originalité, avec la tradition fantastique antérieure, son œuvre ne s'est pas matérialisée ex nihilo. Elle est le fruit, non seulement d'une personnalité et d'une créativité bien particulières, mais aussi de rencontres multiples avec des influences très diverses.
L'univers des contes
Ses premières influences littéraires, Lovecraft les a racontées plus tard dans sa correspondance. Elles remontent à sa jeune enfance et sont liées à son grand-père Whipple V. Phillips. Celui-ci, véritable incarnation de l'entrepreneur aventurier à l'américaine, est néanmoins un homme cultivé, qui a beaucoup voyagé et beaucoup lu. Il aime raconter des histoires à son petit-fils, et la grande maison du 454 Angell Street recèle aussi de nombreux livres que ce dernier, qui commence à lire à 4 ans, ne tarde pas à explorer.
Sa première découverte est un volume des Contes de Grimm ; cet univers médiéval et féerique le captive. Puis les sombres forêts d'Europe centrale cèdent la place dans son imagination au monde exotique et fastueux des Mille et une Nuits, peuplé de démons et de génies, de chevaux ailés et d'oiseaux géants. Lovecraft racontera plus tard qu'à cette époque, totalement séduit par ces contes, il aménageât dans sa chambre un « coin oriental », avec tapis et bibelots, et s'invente le surnom pseudo-arabe d'Abdul Alhazred1.
C'est ensuite la rencontre avec la mythologie gréco-romaine, à travers les histoires narrées dans le Livre des merveilles et le Second Livre des merveilles de Nathaniel Hawthorne. Lovecraft retrouve un peu plus tard les dieux de l'Olympe à travers le célèbre The Age of Fable de Thomas Bullfinch.
Dès son très jeune âge, Lovecraft s'est donc constitué, à travers ses lectures précoces, un univers d'imagination où le merveilleux, le fantastique et les mythes tiennent une place centrale. Certes, beaucoup d'enfants partagent des goûts similaires ; mais chez lui, ces lectures de jeunesse ont laissé une trace durable.
Un guide dans le monde du macabre : Edgar Allan Poe
Cependant, ses découvertes littéraires suivantes prennent un tour un peu plus sinistre. C'est d'abord Le Dit du vieux marin, poème fantastique de Coleridge, dont il découvre à six ans une édition illustrée chez un ami de sa famille. Il est frappé par les tribulations du marin poursuivi par la malédiction de l'albatros, mais surtout par les somptueuses et terribles illustrations de Gustave Doré, dont il connaissait déjà le travail par les volumes de Dante et de Milton qui se trouvaient chez lui.
Mais le moment crucial est celui où il rencontre Poe. Des années plus tard, la première impression est demeurée vive : « Alors, je rencontrai EDGAR ALLAN POE !! Ce fut ma perdition, et à l'âge de huit ans, je vis le bleu firmament d'Argos et de la Sicile obscurci par les miasmales exhalaisons du tombeau ! »2
Et l'influence est immédiatement visible dans ses premières nouvelles fantastiques, du moins celles qui nous sont parvenues. La Bête de la caverne (1905), L'Alchimiste (1908) et La Tombe (1917) portent clairement la marque de Poe, dans leur approche du macabre, leur style ampoulé et polysyllabique, et leurs chutes brutales appuyées par forces italiques, majuscules et points d'exclamation multiples. Jervas Dudley, le héros narrateur de La Tombe, pourrait être un personnage de Poe, avec son obsession pour un ancêtre dont il est quasi possédé et qui est mort foudroyé... Lovecraft n'est encore qu'un auteur débutant, et cette imitation (qui est, comme on le dit assez justement, la forme d'hommage la plus sincère) est pour lui une façon de mettre en place sa démarche et son style personnels.
Peu à peu, au fur et à mesure que son écriture mûrit et s'affirme, on le voit se détacher de son maître, et en particulier de la manière dont Poe plonge habituellement le nez de son lecteur dans une horreur et une décomposition bien visibles, auxquelles il préfère privilégier l'allusion et la suggestion. Cependant, s'il en élimine les traits les plus superficiels, l'influence de Poe, patiemment digérée, persiste sur le plan thématique. Quoi de plus poe-esque, en effet, que ces « éléments horrifiants fondamentaux utilement mise en œuvre dans le récit d'épouvante » qu'il cite dans son Livre de raison3 : « Enterrement prématuré », « Prolongation ou persistance chez un mort d'une animation anormale », et surtout ce « Toute marche, irrésistible et mystérieuse, vers un destin [fatal] » que l'on peut retrouver à l'arrière-plan de plusieurs de ses grands textes, principalement L'Affaire Charles Dexter Ward. En ce sens, la figure tutélaire de Poe, telle le buste de Pallas, n'a jamais cessé de surplomber et d'inspirer l'œuvre de Lovecraft.
Les magazines populaires, un plaisir coupable
Vers 8 ans, le jeune Lovecraft se plonge avec délices dans les dime novels. Il s'agit de petits volumes bons marchés contenant des récits d'aventures et d'action, dans un style peu sophistiqué, et destinés à un lectorat populaire. Les détectives y sont légions ; Lovecraft se souviendra longtemps, et avec une certaine tendresse, des aventures de Nick Carter, d'Old King Brady et de quelques autres.
Puis, sans doute aux alentours de 1905, il découvre les « Munsey magazines », ces ancêtres des pulps créés par l'éditeur Frank Munsey : l'Argosy, le All-Story Magazine, le Cavalier, mensuels à leurs débuts, puis hebdomadaires à partir de 1914, et qui finiront par fusionner. On peut y lire des fictions de toutes sortes : Edgar Rice Burroughs y lancera son cycle martien et Abraham Merritt y publiera nombre de ses nouvelles et romans (en feuilletons) d'aventures fantastiques. Cette littérature populaire lui offre des lectures d'évasion qu'il apprécie d'autant plus après son « effondrement nerveux » de 1908. Au lieu des études universitaires (à l'université Brown de Providence) qu'il envisageait, s'ouvre alors pour lui une période d'inactivité qui durera jusqu'en 1913. La lecture des magazines est en fait la seule occupation à laquelle on sait qu'il se consacre pendant cette période. Elle lui permettra aussi d'en sortir, puisque c'est suite à ses lettres parues dans le courrier des lecteurs d'Argosy qu'il sera contacté par Edward F. Daas, président de l'United Amateur Press Association. Son adhésion, et son irruption dans le monde de la presse amateur, lui sauveront littéralement la vie.
Malgré ce résultat positif, la lecture de fiction populaire n'a pas qu'un bon effet sur Lovecraft, ce qu'il reconnaîtra plus tard, se plaignant que son style a été durablement affecté par son exposition précoce à une écriture commerciale, regorgeant de ficelles et de facilités. Il lui faudra travailler longtemps pour se dégager de cette influence.
Scientifiques et matérialistes
« Je décrirais ma propre nature comme tripartite, mes intérêts consistant en trois groupes parallèles et séparés. (a) L'amour pour l'étrange et le fantastique. (b) L'amour pour la vérité abstraite et la logique scientifique. (c) L'amour pour l'antique et le permanent. Les diverses combinaisons de ces trois tendances expliquent sans doute l'essentiel de mes goûts et de mes excentricités. »4
Pour un homme dont la psychologie n'était pas le grand point fort, voilà une analyse tout à fait pertinente ; la lecture de ses nouvelles permet en tous cas de la reconnaître comme telle. On remarque la place centrale que les sciences y occupent. Loin d'être un centre d'intérêt marginal, elles constituent en effet pour Lovecraft un véritable socle de pensée, y compris dans ses créations littéraires, et ce depuis son jeune âge.
Quand on est un enfant passionné de sciences (les expériences de chimie amusantes d'abord, puis l'astronomie, et derrière elle, l'immensité de l'univers) et par la mythologie, on a peu de chances d'accorder une oreille confiante au discours de la religion. Et c'est bien pour cela que madame Susie Lovecraft se voit obligée de retirer son fils Howard de la sunday school (équivalent du catéchisme) au motif que le jeune et mécréant mouton noir risque d'exercer une influence négative sur de plus dociles agneaux...
L'athéisme de jeunesse de Lovecraft demeure encore ressenti plutôt que raisonné. Plusieurs de ses lectures de la période 1918-1919 vont venir étayer sa conception du monde, celle qu'il qualifiera de « matérialisme mécaniste ». Les sciences, tant par la connaissance qu'elles nous donnent de la réalité que par le modèle donné par leur démarche, y tiennent une place fondamentale. Leurs découvertes viennent éroder le vieux socle des croyances traditionnelles, non seulement en grignotant la place disponible pour la divinité, mais surtout en ramenant l'orgueil humain à de plus justes proportions. L'humanité n'est ni le sommet de la création, ni le but de l'univers, et elle n'a pas d'allié surnaturel qui serait toujours disponible, si on l'en prie convenablement, pour venir la tirer de ses problèmes.
Cette vision du monde ne constitue pas seulement un rejet et une réfutation des anciens points de vue religieux et métaphysiques. C'est aussi l'arrière-plan philosophique d'une bonne partie de la fiction de Lovecraft, à commencer par L'Appel de Cthulhu, dont on a pu dire qu'il en était l'incarnation même. En comparaison, le jugement que peut porter Lovecraft sur des auteurs à la mentalité profondément marquée par la religion, comme le catholique Arthur Machen – pour lequel il professe pourtant une grande admiration – est sans appel.
« Les gens dont l'esprit, comme celui de Machen, est enraciné dans les mythes orthodoxes de la religion, ont naturellement une grande fascination pour les choses que la religion considère avec horreur. Ce genre de personne prend au sérieux le concept artificiel et dépassé de « péché », et lui trouve une ténébreuse séduction. En revanche, les gens comme moi, dont le point de vue est réaliste et scientifique, ne trouvent aucun charme et aucun mystère aux choses bannies par la mythologie religieuse. Nous savons à quel point l'attitude religieuse est primitive et dénuée de sens, et par conséquent, dans ce qu'elle interdit, nous ne voyons ni attirance ni évasion. La simple notion de « péché », avec son halo de fascination impie, n'est plus en 1932 qu'une curiosité de l'histoire des idées. L'impureté et la perversité, qui pour l'esprit désuètement orthodoxe de Machen signifiaient un défi lancé aux fondements de l'univers, ne sont plus à nos yeux qu'une variété prosaïque et malvenue d'inadaptation organique – pas plus terrifiante, et pas plus intéressante, qu'une migraine, un accès de colique, ou un ulcère au gros orteil. Maintenant que le voile de mystère et l'illusion d'une signification spirituelle ont été arrachés de ce genre de choses, elles ne constituent plus un objet d'inspiration adéquat pour la littérature de l'imagination et de la peur. »5
Les auteurs qui ont aidé Lovecraft à consolider ses idées sont au nombre de trois.
Il y a d'abord Ernst Haeckel (1934-1919). Haeckel était le principal disciple allemand de Darwin, un infatigable défenseur de la théorie de l'évolution, un créateur de mots (on lui doit notamment celui d'écologie) et d'idées (comme celle selon laquelle « l'ontologie récapitule la phylogénie » : une idée inexacte mais qui eut le mérite d'encourager toute une série de recherches en embryologie), et accessoirement un illustrateur scientifique de talent, comme on peut le voir dans ses Formes artistiques de la nature (1904). Ses Énigmes de l'univers (1895) sont une vaste tentative de somme des sciences de la nature ; Lovecraft y puise des connaissances biologiques, que l'on peut retrouver ici et là dans sa fiction, mais aussi une forte impression de la puissance explicative de la théorie de l'évolution.
De Hugh Elliot (1881-1930), philosophe des sciences britannique, Lovecraft lit Modern Science and Materialism . Il en retire principalement l'idée que les sciences, basées sur une démarche empirique et rationnelle et imposant une vision de la nature où règnent le principe de causalité et l'uniformité de la loi, n'y laissent plus subsister aucune place pour le caprice divin et la téléologie.
Enfin, le troisième auteur important à mentionner ici est Friedrich Nietzsche (1844-1900). Lovecraft est impressionné par les idées de l'auteur allemand, qu'il mentionne régulièrement dans sa correspondance, ainsi que dans certains essais. Cependant, s'il partage son mépris de la religion comme expression de la faiblesse humaine, c'est surtout sur le plan politique et social qu'il est en accord avec lui6.
Dunsany
En 1919, la découverte de lord Dunsany (1878-1957), l'un des créateurs de la fantasy moderne, vient bouleverser l'univers de Lovecraft et lance son imagination dans de nouvelles direction. Dans la prose somptueuse et l'imagination colorée de l'auteur irlandais, il reconnaît une parenté avec les contes mythologiques et orientaux de son enfance. Il se met à lui emprunter l'idée d'une mythologie imaginaire que l'on peut étendre selon les besoins du récit. Il en résulte une série d'histoires « dunsaniennes » à l'atmosphère archaïque et exotique, que l'on appellera plus tard son « cycle des Contrées du Rêve ».
L'influence de Dunsany sur Lovecraft est importante et profonde. Elle est particulièrement sensible au niveau de son style, qu'il commence à épurer de ses archaïsmes systématiques à la manière du XVIIIe siècle anglais, et de ses adjectifs polysyllabiques imités de Poe. Il y trouve une fluidité nouvelle et gagne en poésie. Si sa « période dunsanienne » proprement dite ne dure pas très longtemps, cette influence stylistique, elle, ne sera jamais totalement perdue.
Les décadents français
Mais au début des années 1920, Lovecraft semble séduit par des valeurs esthétiques plus modernes, celles des décadents de la fin du XIXe siècle. Leur esthétisme absolu, leur amour du macabre, leur fascination pour le mal et l'interdit et leur goût pour des sensations fortes semi-hallucinatoires laissent alors des traces, tant dans sa fiction que dans ses essais.
À ce moment, la liste de ses auteurs préférés prend une tonalité nettement francophone : y figurent Huysmans, Verlaine et Remy de Gourmont. Une série de lettres de 1921, recueillie plus tard sous le titre, In Defence of 'Dagon'7, témoigne de cette influence : Lovecraft s'y appuie fortement sur la préface au Portrait de Dorian Gray, où Oscar Wilde synthétise la théorie de l'art pour l'art. On la retrouve dans des nouvelles comme Hypnos (1922), qui s'ouvre sur une citation de Baudelaire, et Le Molosse (1922), où Baudelaire et Huysmans sont nommés. Cette dernière nouvelle ressemble d'ailleurs si fortement à une version macabre de À Rebours qu'il est impossible de ne pas y voir une influence directe.
Un dernier salut est donné à la bohème décadente à un moment où Lovecraft en a déjà dépassé l'influence : dans La Chevelure de Méduse (1932), on retrouve les noms de Baudelaire, Rimbaud, Gauguin et Van Gogh, et même celui de Lautréamont, redécouvert à peine une dizaine d'années auparavant par les surréalistes français.
Les « maîtres modernes »
Après ce tour d'horizon, quelle place faut-il faire aux auteurs que Lovecraft qualifie ainsi dans son essai historique Épouvante et surnaturel en littérature, ces écrivains fantastiques qu'il admire et juge proches de lui ? On y retrouve notamment Arthur Machen (1863-1947), qui déclenche le frisson par ses évocations d'un terrifiant monde ignoré, celui du « petit peuple » ; Algernon Blackwood (1869-1951), dont il admire l'habileté dans le maniement de l'étrangeté et de l'atmosphère fantastique ; Montague Rhode James (1862-1936), qui transfigure la traditionnelle histoire de fantômes anglaise au point de la rendre méconnaissable... On peut leur adjoindre Robert W. Chambers (1865-1933), dans Le Roi en jaune (1895) duquel Lovecraft reconnaît une étrange préfiguration de ses propres mythologies cosmiques.
Comme le montre ce dernier exemple, Lovecraft a davantage ressenti une quasi-parenté avec ces auteurs qu'il n'est vraiment allé tirer quelque chose de leurs écrits. Cependant, comme dans le cas de Dunsany (qu'il classe avec eux), leurs styles et leurs approches du fantastique ont constitué pour lui une inspiration, un encouragement à approfondir et à affiner toujours davantage son écriture. En ce sens, on peut parler d'une influence diffuse et permanente.

1 Lettre à Robert E. Howard, 16 janvier 1932.
2 Lettre à Bernard Austin Dwyer, 3 mars 1927.
3 Œuvres I, p. 1054. Le Livre de raison (The Note and Commonplace Book, titre tiré d'un mode de prise de notes en usage, entre autres, dans l'Angleterre du XVIIe siècle) est un carnet de notes personnel sur lequel Lovecraft a consigné entre 1919 et 1935 une série d'idées, d'éléments et de "ficelles" qui pourraient lui être utiles dans son écriture fantastique.
4. Lettre à Rheinhart Kleiner, 7 mars 1920.
5. Lettre à Bernard Austin Dwyer, janvier 1932.
6 Sa caractérisation de la démocratie comme "une fausse idée - un simple slogan, une illusion des classes inférieures, des visionnaires, et des civilisations mourantes" (lettre à James F. Morton, 10 février 1923) semble assez nettement inspirée par Nietzsche, jusque dans ses termes.
7 H. P. Lovecraft, Miscallaneous Writings, Arkham House, 1995, p. 145.