- le  
Un mois de lecture, Anne Besson - Avril 2016
Commenter

Un mois de lecture, Anne Besson - Avril 2016

 Sofia Samatar, Un étranger en Olondre, Les éditions de l’instant :
 
Attention, grand livre ! Et lecture pas évidente, exigeante même – il fait bien avouer que ça va parfois (souvent ?) ensemble. L’ample coup d’essai de Sofia Samatar a d’ailleurs d’emblée obtenu les prestigieux British Fantasy Award et World Fantasy Award ; la jeune maison belge « Les éditions de l’instant » nous permet d’y accéder aujourd’hui en traduction. C’est l’histoire du jeune Jevick, rejeton d’une riche famille d’exploitants de poivre, qui grandit à Tyom, village reculé d’une île isolée, dont les habitants respectent d’antiques traditions, craignent d’anciens démons et n’ont même pas idée de ce que peut être un livre. Jevick pourtant va découvrir la littérature et parcourir le monde ; il sera même une pièce importante d’un vaste bouleversement politique et deviendra un saint, avant de revenir chez lui… 
 
C’est le personnage qui raconte, si bien que nous adoptons son point de vue restreint : l’auteure ne nous donne pas toutes les clés. Ainsi, le roman ne comporte pas de carte, alors qu’il raconte un voyage aux nombreuses étapes et qu’on s’y perd parfois un peu. Un tel choix évoque celui d’un Jean-Philippe Jaworsky par exemple, héraut lui aussi d’une fantasy littéraire : ne pas proposer de vision surplombante pour mieux faire exister l’univers comme il est perçu de l’intérieur, par ses « habitants » de fiction, par éclats incomplets mais signifiants – comme nous percevons le nôtre. Appuyées sur de nombreux extraits de la littérature d’Olondre (sa poésie, ses chroniques...), la vraisemblance et la cohérence sont remarquables, et la densité sensorielle maximale : on connait la qualité de la lumière, les odeurs, le contenu des repas, le détail des vêtements des femmes et l’éclat de leur peau, en y reconnaissant quelque chose de l’Inde, de la Mongolie, de la Polynésie, mais sans jamais pouvoir mettre le doigt dessus exactement, puisque ces régions-là n’existent pas sur notre carte ! La restriction du point de vue produit de l’émerveillement, car on découvre les beautés de ce monde en même temps que Jevick qui les a longtemps rêvées (quand il décrit un livre en voyant cet objet pour la première fois), mais aussi du trouble, car on demeure au même niveau d’ignorance que lui  (quand il vit l’intrusion terriblement brutale du fantôme en lui, sans savoir encore ce qui lui arrive).  On ne découvre que très progressivement, et partiellement, ce que recouvrent les cultes de la Pierre ou d’Avalei, et les implications socio-politiques de tels choix religieux dans une histoire où personne n’a vraiment raison ni tort.
 
On peut avoir le sentiment que ce n’est plus qu’à peine de la fantasy : peu de magie, pas de péripéties, rien de spectaculaire ou d’épique. Et en même temps, on touche à l’essence du genre : Jevick se retrouve hanté par un Ange, l’esprit d’une jeune défunte, et fait alors ressurgir un rôle sacré depuis longtemps disparu ; son voyage initiatique le mène au bout du monde et aux portes du trépas. Surtout, de bout en bout le roman exalte le besoin vital d’histoires, pour les vivants, et pour les morts : c’est là qu’il trouve son unité, et son ancrage dans la fantasy.
 
Hervé Jubert, La Nuit des Egrégores, une enquête de Georges Bélisaire Beauregard, Folio SF
 
Je n’avais pas été totalement convaincue, en 2012, par le premier volet des aventures de Beauregard, « ingénieur-mage » revendiquant sa place dans la lignée des Arsène Lupin, Rocambole ou Sherlock Holmes (ascendance féérique en plus), volume alors paru dans la collection « Pandore » du Pré-aux-Clercs. Folio SF a donné une seconde vie à la série steampunk d’Hervé Jubert, Magies secrètes et Le Tournoi des ombres s’enrichissant aujourd’hui d’un troisième tome avec cette Nuit des Egrégores inédite. J’ai retenté, et voilà, je suis conquise ! Tant il est vrai que l’entreprise, qui consiste à revisiter l’histoire du Second Empire sous forme d’une uchronie faisant la part belle au merveilleux, prend tout son intérêt dans la durée, dans l’ampleur du monde peu à peu dévoilé : après un second volume largement centrée sur la New London de Victoria, c’est cette fois l’Egypte qui oriente les regards, à la veille de l’inauguration par Obéron III du canal des Pharaons (notre canal de Suez). Son épouse la reine Titania  pense avoir les mains libres pour organiser à Sequana une nouvelle Terreur, le génocide programmé de la Féérie. C’est sans compter sur Beauregard et son équipe de l’hôtel du Mont-Rouge. Les quelques défauts du premier volume sont gommés : moins de notes de bas de page, qui quoique d’une érudition ludique tout à fait réjouissante, tendaient à proliférer ; une intrigue plus étoffée et cohérente dans ses rebondissements « feuilletonesques », où Beauregard ne tient d’ailleurs plus franchement la première place, son assistante Jeanne se taillant un beau nouveau rôle… On passe un excellent moment en compagnie de ces personnages issus de la littérature, de la mythologie et du folklore, sorte d’équipe de superhéros des histoires merveilleuses, réunie pour le salut de Sequana la magique, et pour notre plus grand plaisir !
 
Ce mois-ci, j’ai aussi fait le plein de nouvelles, avec trois anthologies françaises que je signale à l’attention. D’abord Légendes abyssales, l’anthologie officielle du Salon Fantastique publiée chez Mythologica (édition Thomas Riquet, préface de Christophe Thill) : pour les amateurs de James Cameron et H.P. Lovecraft, appel des profondeurs et abîmes de l’inconscient, tentacules et sirènes sont au programme, avec de très grands noms de la fantasy et du fantastique français, comme Nathalie Dau, Régis Goddyn, Patrick McSpare, Fabien Clavel ou David Bry, souvent au mieux de leur forme – mention spéciale pour Jean-Luc Marcastel, qui surprend avec une nouvelle à ne pas mettre entre les plus jeunes mains, et Estelle Faye qui s’approprie « La petite sirène » en belle cohérence avec son imaginaire « transgenre ».
 
Chez Rivière Blanche, dans la grande série des « Dimension… » qui rassemble des nouvelles par origine (Dimension Espagne, Russie, latino…) ou par thématiques, par « sources », historiques ou littéraires, comme ici avec Dimension Moyen Âge et Dimension Fées, j’étais spontanément très attirée par l’anthologie proposant de revisiter le Moyen Âge, dirigée par Meddy Ligner et préfacée par la spécialiste Lucie Chenu. D’une façon étonnante qui renouvelle bien le propos, on y trouve pas mal de SF, avec voyages dans le temps et vengeances posthumes (Antoine Lencou, Jean-Pierre Andrevon, Jean-Michel Calvez ou Jean-Louis Trudel). Je souligne la présence au sommaire de Fabien Fernandez, illustrateur bien connu des Imaginales et auteur désormais bien mieux que débutant ; et la nouvelle de Jess Kaan, qui reprend la légende de la fondation d’Arras par Saint-Vaast, chère à mon cœur de nordiste d’adoption ! Enfin, Dimension Fées nous propose d’explorer une autre source des plus fertiles en variations et réinventions : les contes de fées. Le sommaire établi par Chantal Robillard est passionnant et éclectique, associant auteurs et grands folkloristes français, qui souvent ne font qu’un – Pierre Dubois ou Claudine Glot, pour ne citer qu’eux…
 
Anne Besson 
 

à lire aussi

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?