Thomas Azuélos est marseillais. Illustrateur pour divers journaux comme Libération et Le Monde de l’éducation, il a déjà publié avec David Calvo deux one shot qui valent le détour par la qualité du dessin et du traitement des couleurs, Télémaque et Akhénaton, aux éditions Carabas. Après avoir entraîné ses lecteurs en terre égyptienne (Akhénaton), Azuélos revient à sa première terre d’inspiration, Marseille, avec un nouveau polar à l’héroïne éponyme : Abigaël Martini.
L’enquête marseillaise
« Marseille ? Ca c’est une idée ! Allez prendre l’air, bon vent Martini, bon Mistral, si j’ose dire ! » Voilà comment la commissaire stagiaire Abigaël Martini, affectée au commissariat du 17ème district du 78, fille d’une célèbre et redoutée juge d’instruction, se retrouve catapultée au cœur de la cité phocéenne. Elle y mènera sa première enquête, pour la plus grande joie du commissaire divisionnaire Kaskol (sic), qui, décidément, ne veut plus supporter « sa tête de stagiaire à longueur de journée » ! La voici partie sur les traces d’un homme mystérieux, et surtout sur les chemins tortueux du dur apprentissage du métier. Dotée d’un sacré caractère, Abigaël virevolte, galope, prospecte, et tente de démêler un à un les nombreux fils de cette bien complexe affaire.
Une drôlatique Madame le Commissaire
La réussite principale de Thomas Azuélos est incontestablement la création du personnage haut en couleur d’Abigaël. Entre raideur et ingéniosité, timidité et coups de gueule, Abigaël est imprévisible et elle nous amuse.
Il faut la voir parcourir la ville et ses faubourgs peu recommandables du haut de ses escarpins, armée de son joli sac à main auquel elle s’accroche telle une Bernadette, mener ses interrogatoires improvisés avec un irrésistible mélange de séduction malicieuse et d’agressives attaques verbales. Au fur et à mesure de l’enquête, Abigaël prend confiance et elle « se la joue », croisant et décroisant ses jambes nues pour marteler devant un suspect « la police nationale : c’est moi ». Elle déploie petit à petit les caractéristiques d’une véritable maîtresse femme : le doigt levé et le chignon bien épinglé, les malfrats se retrouvent ligotés en un clin d’œil, et voilà la langue et le vocabulaire de la demoiselle qui se délient pour notre plus grand plaisir : « La pouffiasse vous prévient…».
Un personnage au confluent des esthétiques
Azuélos a en effet construit son personnage sur le décalage : les touches de vulgarité canaille sortent de la bouche d’une jeune femme dont les influences esthétiques ont un parfum rétro. Mademoiselle Martini a quelque chose des héroïnes hitchcockiennes dans sa tenue : pantalons proscrits, chignon strict, col rond, escarpins et petit sac rigide, mais aussi de l’archétypale et effrayante gouvernante anglaise (on ne peut s’empêcher de penser à la gouvernante du film Rebecca d’Alfred Hitchcock, Mrs Danvers). Si le dessinateur met ces aspects en valeur en utilisant un trait anguleux faisant ressortir les contours austères et saccadés de sa silhouette, il convoque d’autres influences afin d’insuffler une force comique à son personnage : Hergé, par exemple, dans les récurrentes vignettes où l’on voit Martini faire les cent pas en gesticulant et pérorant, véritable capitaine Haddock ou professeur Tournesol. Le plaisir que prend Thomas Azuélos à s’amuser avec son héroïne est clairement perceptible : au grès des situations rocambolesques dans lesquelles il la plonge, il la soumet à de variables métamorphoses grâce à un jeu sur les proportions et le cadrage ; d’immense et imposante, Abigaël devient petite souris, petite vieille rabougrie écrasée par l’inquiétant décor, pour apparaître ensuite dans un geste maladroit derrière un pan de rideau, la jupe relevée, véritable danseuse de music hall !
Un scénario un peu trop labyrinthique
Un bémol cependant : si le personnage d’Abigaël est très réussi, le scénario, lui, est un peu difficile à suivre. Si sans aucun doute, l’univers du polar est bien rendu esthétiquement, on retrouve entre autres l’influence du trait sombre de Munoz (Alack Sinner, Casterman), agrémenté d’une distance comique avec une dose de série B, la structure narrative manque un peu de clarté par endroit, et on peut finir par se perdre avec Abigaël, au fil de ses hypothèses et de ses incessants déplacements. Ironie du sort, elle est si imposante qu’elle finit par faire de l’ombre à l’intérêt que le lecteur porte aux autres personnages et à l’intrigue. Avouons : le piège, avec ce récit graphique, c’est qu’on a davantage envie de savoir comment Melle Martini va se dépêtrer de telle ou telle situation que de connaître le fin mot de l’affaire…
On assiste, avec ce premier one shot (les auteurs planchent sur une nouvelle enquête d’Abigaël Martini), à la naissance d’une héroïne très charismatique qu’il serait dommage de manquer. Humour et polar au rendez-vous !
La chronique de 16h16 !