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Analyse sur Silverberg
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Analyse sur Silverberg

"L'essentiel de ce que je dois à Joseph Conrad en tant qu'écrivain est profondément enfoui dans l'infrastructure de mes récits - dans une certaine façon de conduire ma narration, de construire mes personnages."

A telle enseigne, que lorsqu'avec Les profondeurs de la terre il décide de se livrer à une relecture toute personnelle d'Au cœur des ténèbres, Robert Silverberg emmènera, lui aussi, son héros à la rencontre de Kurtz. Gundersen, ce protagoniste laconique d'une histoire qui lui échappe, fera, à son tour, la découverte de lui-même, et comme Willard, chez Conrad, il ira au bout de lui-même.

Il en va ainsi du héros silverbergien.

On peut dire "silverbergien", car il y a une "école Silverberg". C'est le moins que l'on puisse concéder à un homme qui a changé le visage de la science fiction.

Tout comme Conrad, Robert Silverberg a eu plusieurs vies. De chacune d'entre-elles il est sorti débout, plus fort et, sinon vainqueur de ses propres doutes, à tout le moins capable de vivre avec. De ces luttes, le lecteur n'ignore rien, car Robert Silverberg en a fait le terreau de sa fiction. L'Humain est le plus infini des champs d'exploration. Le plus contrasté. Le plus ambivalent et le plus générateur de conflits.

L'Humain est impossible à saisir, alors essayons…

C'est son passé de faiseur, qui a appris ses fondamentaux à Robert Silverberg, qui a fait de lui un formidable conteur. La science fiction de bazar, il connaît. Ce fût son voyage initiatique à lui, et en même temps, la source de tous ses doutes. La voie qu'il choisit d'explorer dès 1966 est marginale -Harlan Ellison s'y est égaré-, dangereuse -Dick et Sturgeon y ont perdu la raison-, et ingrate -Van Vogt y a laissé son lectorat-. Alors pourquoi s'y engager ? Parce que l'écriture chez Silverberg, par delà tout le cynisme qu'il est capable d'afficher, est viscérale.

La voilà "l'école Silverberg" ! Prendre des risques. Faire exploser les cadres traditionnels de la science fiction. Partir à la découverte de soi et se nourrir de ses contradictions pour faire naître, sur le papier, des œuvres d'une profonde humanité. Pas par opportunisme, mais par besoin. C'est au fond en ne se mentant pas, que l'on ment le moins au lecteur. En résulte une proximité, presque une promiscuité, qui semble incongrue dans l'univers tellement impersonnel de la SF. Certes, Robert Silverberg n'a pas été le premier à le tenter, mais nul, mieux que lui, n'est parvenu à transformer une littérature d'idées, et littérature du vivant.

On mesure mal aujourd'hui en quoi les romans qu'il écrit entre 1968 et 1973 sont éminemment subversifs. Ce n'est d'ailleurs pas le moindre des paradoxes de cet homme qui a toujours prit garde à ne jamais devenir un porte drapeau. En sortant la science fiction des ténèbres du cosmos pour l'amener vers nos ténèbres intérieures, il a tenté d'ébranler un genre qui, du moins à l'époque, était expressément dédié au divertissement. Et il y est parvenu. Lui conférant une profondeur inégalée. Là où l'amour de la provocation a barré la route à Harlan Ellison, où la paranoïa a enfermé Dick dans l'hermétisme, là où l'autosatisfaction a conduit Herbert au messianisme, Silverberg a prouvé que la fiction pouvait aussi servir de guide à ses lecteurs. Lors de l'interview qu'il nous accordé il nous explique "que la fonction sociale de la littérature est de baliser […] et de donner les clefs de ces points de passage que nous rencontrons à mesure que nous devenons adultes, que nous nous engageons, peu ou prou, dans le monde qui nous entoure, ou que nous faisons face au poids des ans". Il a redonné au récit sa fonction première. Une fonction première que bien des auteurs de cette littérature dite "générale" semblent avoir perdu de vue eux aussi.

"Toute œuvre qui aspire, humblement, à devenir art, se doit de porter dans chacune de ses lignes sa propre justification", disait Joseph Conrad. Et cette justification, cela pourrait être de vous accompagner à jamais une fois la dernière page lue, et le livre reposé sur l'étagère de votre bibliothèque. Rares sont les auteurs capables d'écrire une telle œuvre car à trop plonger au cœur de ses propres ténèbres pour en remonter la substance de sa création, on fini par se perdre. Rares sont les auteurs capables de soutenir une telle lucidité vis à vis d'eux même toute une vie durant. Ceux-là sont précieux.

Robert Silverberg est précieux.

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