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Animal'z

Enki Bilal ( Auteur)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : 
Date de parution : 09/03/2009  -  bd
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Animal'z

Après avoir achevé sa tétralogie du Monstre il y a deux ans, Enki Bilal livre cette fois-ci un one-shot d’une centaine de pages, Animal’z. Cet auteur de BD connu notamment pour sa tétralogie Nikopol et ses collaborations avec Pierre Christin, possède un style inimitable, que ce soit sur le plan graphique ou dans sa façon de raconter des histoires. Ses thèmes, également, se retrouvent d’un album à l’autre, notamment celui de l’hybridation. Si la symbiose réel/virtuel était au centre de son film Immortel, ad vitam (écrit avec Serge Lehman), c’est ici la fusion entre l’homme et l’animal qui est au cœur du récit.

Coup de sang et blues de l’humanité

Un cataclysme climatique, appelé le Coup de sang, a plongé la Terre dans un chaos indescriptible. L’humanité est totalement désorganisée, les télécommunications sont devenues quasiment impossibles, et les dérèglements météorologiques s’enchaînent pour désorienter encore plus les hommes qui tentent de survivre. L’eau douce est devenue une denrée rare, et sa quête n’obéit qu’à une seule règle : celle du chacun pour soi. Sans compter qu’une rumeur prétend que la géographie elle-même est sans dessus dessous.

Un espoir demeure cependant : quelques oasis subsisteraient, sortes de bulles paradisiaques naturelles ayant survécu aux catastrophes. Nous allons suivre l’histoire de plusieurs hommes et femmes tentant de gagner l’une d’elle, via le passage du détroit D17. Parmi eux, des hybrides humains/animaux aux capacités non négligeables dans ce monde où la nature a repris ses droits, et où la bestialité prend peu à peu le pas sur la civilisation.

Éloge de la symbiose

Enki Bilal nous présente un monde dans lequel l’ordre naturel des choses est bouleversé : on y croise des animaux volants, emportés par la force du vent, nous donnant l’impression d’être dans un rêve éveillé. Au-delà de l’aspect poétique de ces images dont on reparlera plus bas, c’est le symbole d’une animalité qui reconquiert tous les espaces. Il ne faut pas chercher là uniquement une représentation naïve du cliché sur la nature qui reprend ses droits, même si l’on entendra un personnage s’écrier : « C’est avec la nature tout entière qu’il va falloir songer à négocier ! » D’ailleurs, paradoxalement, si l’humanité a oublié ses racines avec l’industrialisation de la civilisation et le progrès technologique mal contrôlé, c’est aussi par ce dernier biais qu’elle va, peut-être, retrouver une place dans ce nouveau monde.

Car le thème au centre de cette BD est l’évolution de la relation entre l’homme et l’animal. Celle-ci démarre plutôt mal : le mari arrogant d’une des protagonistes a été transpercé par un espadon, signe d’une fusion ratée, comme si la nature choisissait ceux qu’elle veut réintégrer en son sein. Mais à l’aide de la biotechnologie, des expérimentations ont eu lieu sur des symbioses entre les humains et les dauphins, sortes d’unions organiques qui offrent aux sujets humains de l’expérience les caractéristiques et sensations des animaux dont ils prennent l’apparence. Cette hybridation est le premier pas d’un retour aux sources de l’humanité, qui permet également d’éviter la dégénérescence dont sont victimes certains groupes humains retombant dans une bestialité primale. Bilal fait bien la différence entre la bête et l’animal, ce dernier bénéficiant d’une dimension supérieure. D’autres éléments parlent en faveur de cette « animalisation » du monde : les robots en forme d’hippocampe ou de homard, par exemple, signe que ce nouvel état du monde ne s’étend pas qu’à l’organique, et qu’il représente un salut pour une humanité en déroute.

Des personnages en transition

Dans ce contexte, les héros de Bilal, en transit pour un éden hypothétique, sont aussi en transition. Transition physique pour les sujets des expériences d’hybridation, transition psychologique pour les autres. Le nouvel ordre mondial incite en effet à changer sa vision des choses et son rapport aux autres. Tout d’abord, la vérité objective n’existe plus. Dans ce monde où la communication a presque disparue, les informations sont une denrée presque aussi rare que l’eau douce, et souvent invérifiables. Dès lors, l’homme se retrouve enfermé sur lui-même et angoisse à l’idée de perdre tout contact avec ses congénères, comme en témoigne les efforts un peu vains d’Ana pour enregistrer son journal personnel – à destination de qui ? personne, probablement. Ensuite, les protagonistes sont tous plus ou moins au bord du désespoir, mais ils s’en accommodent plutôt bien, s’adaptant comme ils peuvent à leur errance. D’ailleurs Bilal rejette le misérabilisme en distillant quelques petites pointes d’humour, comme avec l’histoire de l’eau en poudre.

On retiendra également les deux nihilistes duellistes – Animal’z est bourré de noms en « isme » ou « iste », sortes de vestiges d’une classification humaine artificielle –, personnages solitaires, taciturnes et intrigants, qui citent Nietzsche ou Camus en guise de conversation. Peut-être représentent-ils les deux aspects d’une même chose (l’homme et la nature, encore une fois ?), en perpétuel et vain conflit mais complémentaires, comme semblent l’indiquer les rayures de leurs montures. Difficile de vraiment savoir, Bilal aime jouer avec les symboles et ne nous donne pas forcément les clés pour tout décrypter. Tant mieux : ces deux hommes mystérieux ajoutent au charme de l’ensemble.

En rouge et gris

Enfin, on ne peut pas ne pas parler des dessins. Bilal est reconnu comme un véritable maître en la matière et le prouve une fois de plus. Son style éthéré trouve dans Animal’z à la fois une justification et un aboutissement. Son trait au crayon, précis tout en évitant une netteté abusive, colle à merveille à l’aspect flou de ce nouveau monde, balayé par des vents qui brouillent les contours. La couleur quant à elle, à dominante gris-bleu terne, traduit une ambiance feutrée, comme noyée dans un brouillard permanent. Seules quelques pointes de rouge – les lèvres, les yeux, les animaux/robots – tranchent dans cette uniformité et rappellent que la seule couleur qui restera lorsque le monde sombrera, c’est celle du sang.

On pourra rester ainsi des minutes entières à admirer les planches d’Animal’z. Sans compter que les cadrages sont inspirés et offrent des points de vue tout à fait savoureux. Seul (très) petit reproche, le découpage, qui est parfois un peu trop marqué : Bilal aurait pu s’affranchir des lignes horizontales de séparation pour délimiter ses différents pistes de narration, et s’arranger pour que ses transitions visuelles soient plus naturelles. Mais cela reste de l’ordre du détail négligeable.

Un nouveau chef d’œuvre

Que dire de plus, sinon qu’Enki Bilal nous livre un nouveau chef d’œuvre ? Graphiquement, il atteint avec Animal’z de nouveaux sommets de maîtrise et d’esthétisme. Sur le plan du scénario, il impose une nouvelle vision du monde et prône la symbiose de l’homme et de la nature. Ce qu’il nous dit, c’est que l’homme et l’animal ne peuvent marcher de concert que s’ils veillent l’un sur l’autre, que s’ils s’entraident, à l’image des quatre vignettes d’intermède qui parsèment l’album – et dont l’une est l’ébauche de la couverture. Ce n’est certes pas très original, surtout en ces temps médiatiques où l’écologie est un peu utilisée à toutes les sauces. Mais la démonstration est belle, sensible et pudique.

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