
ActuSF : Dans le Guide Howard, vous vous attachez d'abord à casser une dizaine d'idées reçues sur cet auteur : c'est un reclus, c'est un colosse de deux mètres, il a eu une enfance misérable.... Il y a encore de nos jours autant d'idées fantasmées sur lui ?
Patrice Louinet : Oui et non. Cela fait maintenant quelques années que les lecteurs de Howard savent tout cela, du moins en grande partie. En revanche, il existe tout un public « annexe », les gens qui connaissent Howard et/ou Conan sans l’avoir lu, ou en l’ayant lu il y a longtemps. Je parle ici des gens qui n’ont pas lu les Bragelonne, qui ne connaissent l’œuvre que par les filtres déformants que sont les films, les bandes dessinées, etc. C’est principalement à ces gens-là que je m’adresse, et je suis parti du principe qu’il me fallait raser les ruines de cette vieille maison Howard avant de montrer la structure de la nouvelle demeure.
ActuSF : Sur les 20 textes indispensables que vous proposez pour découvrir Robert E. Howard, il n'y en a que six avec le personnage Conan. Vous citez Bran Mak Morn le roi picte ou Kull le roi atlante. Conan, un arbre qui cache la forêt de l'œuvre de Howard ?
Patrice Louinet : Six, c’est quand même un tiers, ou presque. C’est dans ce cycle que l’on va trouver parmi les toutes meilleures nouvelles de la carrière de Howard. Je ne suis pas sujet au syndrome qui touche nombre de critiques américains, qui tentent de minimiser Conan pour mettre en avant les autres personnages, convaincu que c’est comme cela qu’on va réhabiliter Howard. En fait, je ne mets en avant aucun personnage, juste des textes. Qu’un texte appartienne à un cycle ou pas, que tel personnage soit présent deux fois dans ma liste et un autre aucun, est le cadet de mes soucis. Dans mon « best of » idéal des nouvelles de Howard, il n’y aurait aucun nom de personnage sur la couverture. Ceci dit, Conan, qu’on (« que je ») le veuille ou non, reste la porte d’entrée de la plupart des gens dans l’œuvre de Howard. J’essaye simplement, à ma façon, de commencer à abattre cette cloison invisible, en tout cas de contribuer à la rendre bien plus poreuse qu’elle n’a été.
ActuSF : Vous présentez une courte biographie d'Howard dans le Guide. Vous avez fait ces dernières années un travail de recherche titanesque pour récolter toutes ces informations – et tous les textes originaux. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Patrice Louinet : Je suis sans arrêt à la traque de nouvelles informations sur Howard, son œuvre, et son époque. Il ne se passe pas une semaine sans que je découvre des choses nouvelles et parfois très intéressantes. Le mois dernier, j’ai identifié par exemple le texte qui a servi d’inspiration à Howard pour définir la « personnalité » (si je puis dire) de Crom, le dieu des Cimmériens. Pour ce qui concerne les tapuscrits, c’est un travail entrepris il y a plus de vingt ans et qui a pu se faire grâce aux liens que j’ai noués à l’époque avec Glenn Lord, qui était alors l’agent des héritiers. J’ai donc eu la chance de pouvoir travailler sur cette matière avant tout le monde. Il faut dire que cela n’intéressait personne, alors que j’étais comme un fou en découvrant ces tonnes de documents. Pour ce qui est de la recherche biographique, il existe une belle émulation entre Rob Roehm, un spécialiste américain, et moi. Depuis quelques années, nous nous amusons vraiment à découvrir chacun de notre côté toutes sortes de détails et d’éléments inédits, parfois relevant de l’anecdote, parfois très importants, sur Howard. Cette pseudo « rivalité » est très stimulante. Rob est celui qui a récemment fait toute la lumière sur la soi-disant romance entre Howard et Ruth Baum, dont je parle dans le guide.
ActuSF : Aujourd'hui, quand on parle de Robert E. Howard, on pense d'abord à Conan. Une section est dédiée au Cimmérien dans le guide. Pourquoi Conan a pris cet ascendant sur les autres personnages de Robert E. Howard ?
Patrice Louinet : Parce que les récits de Conan sont fondateurs d’un genre, tout simplement. C’est le critique américain Don Herron qui a montré en quoi les nouvelles de Conan et les traits de caractère de ce personnage ne pouvaient qu’avoir une résonance forte avec les lecteurs américains des pulp magazines. Parce que les périodes de succès de la Fantasy sombre, sur un plan plus général, épousent parfaitement les contours des époques de crise d’une société. La fantasy telle que Howard l’écrit n’offre pas véritablement une « évasion » de notre monde ; au contraire, elle déguise à peine les noms des peuples et des pays pour nous plonger dans sa fange. Pas de manichéisme, pas de nobles et belles causes, pas de « happy end ». L’existence humaine y est décrite comme absurde, au sens philosophique de ce terme. Crom se moque de savoir ce que vous faites, ne vous aidera jamais, et l’au-delà se résume à un enfer gris battu par les vents. On a connu plus joyeux.
Je vais faire un très gros raccourci, parce que les choses sont évidemment plus complexes que cela, mais avec Conan, Howard a, sans le vouloir, enterré LE grand genre populaire de l’époque : le récit d’aventures (historiques), en le débarrassant de l’élément le plus contraignant : l’Histoire. Je trouve d’ailleurs qu’il est absolument fascinant de voir que la tendance lourde de la Fantasy depuis une bonne quinzaine d’années, qui se dessine en parallèle de la réhabilitation de Howard, est de se recentrer sur cette dimension (pseudo-)historique. Et, chose incroyable, cette résurgence entraîne un renouveau de la fiction historique pure, mais traitée d’une façon bien plus crue (plus howardienne ?) qu’à l’époque, évidemment (je pense ici à des séries télé comme « Vikings », « Les Borgia » et le retour annoncé des « Rois Maudits » (merci George !).)
Ce sont les années qui viennent qui nous diront si « Conan » (avec des gros guillemets) va conserver son aura ou pas. Les comics Marvel et le personnage interprété par Arnold ne sont aujourd’hui au mieux que des reliques, empreintes de nostalgie pour certains. Pour moi, ce qui fait la force de « Conan » (encore des gros guillemets), ce n’est pas le personnage pris en tant que héros, mais ce que Howard nous dit, et la façon dont il nous le dit. Reposez-moi donc la question dans trois ou quatre ans !
ActuSF : Vous essayez, tableau à l'appui, de démontrer que les récits avec Conan ne sont pas aussi sexistes que l'imagerie populaire les véhicule, ni que les femmes dénudées sont aussi présentes que l'on pense dans les nouvelles. Conan, et Howard en général, a-t-il encore un public essentiellement masculin ? Y- a t-il un travail de "réhabilitation" de son œuvre auprès du public féminin ?
Patrice Louinet : Oh que oui ! Le public est essentiellement, presque exclusivement même, masculin. C’est un peu la faute de Howard (et du contexte éditorial de l’époque), avec ces quelques nouvelles alimentaires que j’évoque dans le Guide, mais le grand coupable reste la bande dessinée. Qui dit Marvel Comics dans les années 70 dit uniforme de super-héros pour Conan et un minimum d’épaisseur psychologique et de tissu pour les personnages féminins. Red Sonja est un personnage d’une débilité sans nom, assumée, et emblématique de la production de cette firme au lectorat alors constitué quasi-exclusivement d’adolescents masculins vaguement libidineux. Il faut avoir lu « L’Ombre du Vautour » (in Le Seigneur de Samarcande) pour comparer avec la Sonya de Howard, ou alors la nouvelle « Agnès la Noire ». Alors, oui, le chemin va être long, très long...
ActuSF : Ah, page 225 du guide, il y a une page blanche sous le titre : Howard au cinéma. Il doit y avoir un oubli ou une erreur d'impression, non ?
Patrice Louinet : J’aime ce vide intersidéral. Il claque. Il résonne. Il fait mal.
ActuSF : Dans les adaptations inspirées des récits d'Howard, il y a à boire et à manger. Quel sont les principaux écueils à éviter pour le néophyte ?
Patrice Louinet : Il faut commencer par lire Howard. Une fois là, on peut s’essayer au reste. J’ai un peu de mal à comprendre qu’on puisse s’intéresser au produit dérivé sans avoir la curiosité de savoir ce qu’il y a derrière. C’est un peu comme une parodie ; ça n’est drôle ou réussi qu’en rapport avec l’original.
ActuSF : A la fin du Guide, vous évoquer le lien entre Robert E. Howard et H. P Lovecraft. Faut-il traiter les récits d'Howard dans le mythe de Cthulhu un peu à part ? Sont-ils très différents du reste de son œuvre ?
Patrice Louinet : Il existe une quinzaine de récits liés au « mythe de Cthulhu » (appellation que je n’aime pas, d’ailleurs, et qu’on a collé sur Lovecraft malgré lui). Je dis cela au sens large. Quand Howard s’amuse, joue et fait du clin d’œil, ça peut être réussi (ainsi « Le Phénix sur l’Épée »). Quand il essaye d’imiter Lovecraft, c’est le plus souvent une abominable foirade, parce qu’il n’est pas Lovecraft, tout simplement. Il le comprend en écrivant « La Pierre Noire » qui est à la fois son texte « lovecraftien » le plus abouti, et il va totalement transcender cette influence dans « Les Pigeons de l’Enfer ». Une des innombrables qualités de ce texte exceptionnel est qu’il s’agit de Howard qui s’adresse directement à Lovecraft et qui lui dit : « voici comment on traite l’horreur dans ma région du monde. Elle est différente de la vôtre, mais elle est tout aussi effrayante. »
ActuSF : Après ce Guide, d'autres projets autour de l'œuvre d'Howard sont-ils en cours de réalisation ?
Patrice Louinet : J’ai cinq gros chantiers Howard en cours : un documentaire télé (écrit et désormais entre les mains d’une société de production), une thèse de doctorat en Études Anglophones à la Sorbonne, un très gros projet dont je ne peux pas encore vous parler ; je viens aussi d’être engagé comme consultant par la société Modiphius, qui est en train de produire un jeu de rôle Conan, et je suis plongé dans la traduction du douzième volume Howard chez Bragelonne : Almuric, le troisième et dernier recueil de textes fantasy/horreur/aventures fantastiques.
ActuSF : Le mot de la fin. Quel est le texte d'Howard, coup de cœur du moment, que vous voulez partager avec nous ?
Patrice Louinet : Vu notre échange du jour : « L’Ombre du Vautour » (in Le Seigneur de Samarcande). C’est une nouvelle absolument géniale, un souffle épique monstrueux, et deux personnages extraordinaires : Gottfried Von Kalmbach et Sonya de Rogatino. Achetez le livre. S’il ne vous plaît pas, je vous le rachète ! Juré.