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Interview Jean-Philippe Jaworski
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Interview Jean-Philippe Jaworski

Actusf : Parlez nous tout d'abord un peu de votre parcours. Qu'est-ce qui vous a ammené à l'écriture et à la fantasy en particulier ?
Jean-Philippe Jaworski : Ce qui m'a amené à l'écriture ? Bigre ! C'est une thérapie que l'on entreprend ?… Pour être concis, je dirais que je pratique l'imposture de l'écrivain dénoncée par Sartre : j'écris pour vivre par procuration les aventures de mes personnages, et pour leur voler la gloire des exploits que je leur prête. Le deuxième volet de cette réponse est valable même pour les anti-héros : je leur dérobe alors leur capital sympathie. Pourquoi la fantasy ? Pour plusieurs raisons. Pour réenchanter l'existence. Parce que la fantasy est un formidable espace de liberté, où l'on peut réinvestir mythologie, folklore, histoire, littérature. Et par dessus tout, parce que c'est une littérature de l'évasion.

Actusf : Quels sont les auteurs que vous aimé et qui vous ont marqué ?
Jean-Philippe Jaworski : Ils sont assez nombreux, et il serait peut-être fastidieux d'en dresser une liste précise. En ce qui concerne la fantasy, Tolkien m'a bien sûr beaucoup marqué ; j'ai eu du mal, après Le seigneur des anneaux, à retrouver un livre capable de me procurer le même émerveillement. J'ai lu pas mal de fantastique, et pour différentes raisons, des auteurs comme Maupassant, Lovecraft, Villiers de l'Isle Adam, Jean Ray ont pu me marquer ; Jorge Luis Borges a composé une œuvre qui m'a fasciné, parce qu'il a été capable de marier canulars, jeux, érudition et vertige fantastique dans ses nouvelles. J'ai lu et relu les romans de chevalerie de Chrétien de Troyes, ainsi que les nombreuses variations établies par ses continuateurs médiévaux ou modernes. Des auteurs de littérature blanche m'ont aussi marqué. Hugo et Flaubert sont capables d'écrire des pages d'épopée d'une puissance extraordinaire ; Julien Gracq cultive dans ses romans et ses nouvelles une atmosphère aux franges du fantastique et du merveilleux ; Jean Giono est un peintre extraordinaire de l'enchantement du monde.

Actusf :
Que veux-dire Janua Vera ?
Jean-Philippe Jaworski : "Janua Vera" est une expression latine qui signifie "la vraie porte". Dans la théologie chrétienne, il s'agit d'une image pour désigner le Christ, vraie porte du royaume des cieux. Toutefois, l'Eglise n'avait fait que recycler un symbole païen antérieur, celui de Janus, dieu les portes et des initiations. J'ai donné ce titre à la nouvelle éponyme parce que Leodegar le Resplendissant, comme le Christ, est un homme qui se prétend élevé à la divinité, qui se pose en personnage messianique. En outre, la nouvelle elle-même est l'histoire de la recherche d'un seuil, et elle est le seuil que le lecteur franchit pour découvrir le Vieux Royaume.

Actusf : Vous avez beaucoup travaillé pour le jeu de rôle; est-ce que cela vous apportez quelque chose dans l'écriture ? la construction d'un univers ou le déroulement d'un scénario peut-être ?
Jean-Philippe Jaworski : Dans la mesure où le Vieux Royaume fut d'abord un univers de campagne pour Donjons & Dragons, le jeu de rôle a bien sûr une influence majeure sur le monde décrit dans Janua Vera. De plus, en ce qui me concerne, je serais tenté de dire que jeu de rôle et écriture ne sont que les deux facettes du même goût pour l'évasion. Les grandes lignes de l'univers ayant été conçues pour fournir un cadre aux aventures de mes joueurs, j'avais donc d'entrée une vision géographique, politique, religieuse quand j'ai commencé à écrire les nouvelles. Mais cet atout était aussi un piège : il me fallait éviter de verser dans le didactisme. Le background ludique m'a donc servi de support, non de sujet. C'est aussi la raison pour laquelle je me suis écarté, dans mes nouvelles, des scénarios que j'ai fait jouer. On retrouve bien sûr certains Personnages Non Joueurs (le maître archiviste Hortus et le bailli de justice Grugeot Papelin, par exemple), mais ils ne forment qu'une minorité du personnel des nouvelles. En outre, la dynamique qui sous-tend un scénario de jeu de rôle ne suit pas le schéma canonique de la nouvelle - terminer une partie sur une chute qui frustre les joueurs est un exercice très risqué… Le seul point commun entre la composition d'un scénario et celle d'une nouvelle tient peut-être dans la présence des "préparations" : des indices éparpillés à l'usage des joueurs ou des lecteurs, discrets mais repérables.

Actusf : Janua Vera est, au départ, un monde créé pour une campagne de jeux de rôles. Y a-t-il eu une influence des évènements de la campagne sur ce livre? Autrement dit, y a-t-il des choses qui viennent de vos joueurs et non de vous?
Jean-Philippe Jaworski : Dans un cas, peut-être : maître Calame a quelques points communs avec un personnage joué par ma femme, une magicienne ratée et cleptomane qui occupe un poste subalterne à l'Académie des Enregistrements de Bourg-Preux ; mais les ressemblances restent anecdotiques. Par ailleurs, non, il n'y a pas d'influence. Pour les raisons que j'évoquais précédemment, en raison de la séparation assez nette que j'ai opérée entre scénarios à jouer et nouvelles. Peut-être aussi par scrupule à m'approprier des personnages qui ne m'appartiennent pas.

Actusf : Comment s'est constitué ce recueil Janua Vera ? Vous avez sélectionné les nouvelles dans l'idée d'un recueil pour les Moutons ou les avez-vous écrite au fur et à mesure ?
Jean-Philippe Jaworski : Les deux à la fois. J'ai commencé à écrire certaines de ces nouvelles pour répondre (sans succès) à des appels à textes. Mais dès la composition de la première d'entre elles, (chronologiquement, Jour de guigne), j'avais déjà en tête le projet d'un recueil de nouvelles organisé selon des principes très précis. Tous les textes devaient se dérouler dans le même univers, mettre en scène et détourner des archétypes, varier systématiquement les registres mais respecter scrupuleusement le schéma canonique de la nouvelle.

Actusf : Ce n'est pas la majorité des cas, vous faites de la fantasy mais sans quasiment d'autres créatures que les humains. Pour quelle raison ? Est-ceque c'est un choix ou un résultat insconscient ?
Jean-Philippe Jaworski : Il y a un peu des deux, à mon avis. Quand j'ai construit mes intrigues, je ne me suis pas posé de question, ce sont des personnages humains qui sont venus à moi. A la réflexion, cependant, j'y vois plusieurs raisons. D'une part, même quand j'écris à la troisième personne, même quand je mets en scène des êtres condamnables, j'invente en osmose avec les personnages, et il m'est plus facile de m'identifier à un homme qu'à un elfe ou qu'à un gnome. D'autre part, quand j'ai mis en scène des archétypes, c'était dans l'intention de les subvertir (le conquérant terrassé par un vaincu anonyme, le politicien machiavélique qui complote pour sauver la paix, l'héroïne de conte de fée qui rate son prince, le chevalier courtois qui devient un meurtrier)… Or si je convoquais des races non humaines, je n'étais pas sûr de savoir les renouveler ; et dans ce cas, je courais le risque de me contenter d'aligner des clichés. La question se pose à nouveau pour le roman que je suis en train d'écrire, et où cette fois, je suis décidé à me colleter avec le problème. Je n'ai pas encore toutes les réponses, mais en tout cas je suis bien décidé à investir des races non humaines, à tenter de voir le monde par leurs yeux, à trouver des pistes narratives, peut-être stylistiques, pour leur donner de l'épaisseur.

Actusf : Même chose finalement pour la magie. Elle est très rare...
Jean-Philippe Jaworski : Elle est explicitement présente dans quatre nouvelles sur sept. Par contre, elle est souvent subtile, effacée, ou entrelacée à ce qui semble être la normalité et le rêve. On évoquait plus haut les liens entre ces nouvelles et le jeu de rôle : en ce qui concerne la magie, j'ai rompu délibérément avec les effets spéciaux pyrotechniques de Donjons & Dragons. Pour paraphraser la remarque d'une amie avec qui j'ai joué, les magiciens de D&D fournissent l'artillerie, et je n'avais pas envie d'artificiers à chapeaux pointus dans mes textes. Dans la mesure où mes nouvelles associent souvent le fantastique avec la fantasy, il me fallait une magie plus ambiguë et plus incertaine. Toutefois, je ne rejette pas la high fantasy. De la même façon que je veux aborder à l'avenir des races non humaines, je développe la magie dans le roman que je suis en train d'écrire. Par l'intermédiaire de Sassanos, le sorcier déjà présent dans Mauvaise donne, je mets en place dans le roman en cours toute une série de repères qui permettront d'avoir une vision plus ample de la magie dans le Vieux Royaume.

Actusf : La première nouvelle de Janua Vera se passe à la fondation de l'empire, quelques milliers d'années avant les autres nouvelles. Pourtant, le mode de vie et les mentalités semblent avoir peu évolués entre les deux périodes. Est-ce voulu?
Jean-Philippe Jaworski : En fait, il n'y a que mille ans entre la fondation du Vieux Royaume et les récits des autres nouvelles. Quant à la pérennité culturelle, elle est délibérée. Même si mes sociétés médiévales sont nourries de références historiques, je ne perds pas de vue que cet univers fantasy a pour fonction de donner l'illusion de l'intemporalité mythique. Dans le matériau historique qui nourrit le récit, je ne retiens que ce qui construit le décor et ce qui se prête à l'aventure et à l'épopée (guerres, passé héroïque, nostalgie de l'âge d'or). Mais je ne reprends pas la dynamique évolutive qui, en soi, contient la négation du temps mythique.

Actusf : Comment voyez-vous l'univers de Janua Vera ? Comment le présenteriez-vous ?
Jean-Philippe Jaworski : Laurent Kloetzer emploie une expression très jolie, "une histoire médiévale rêvée". En fait, pour moi, le Vieux Royaume relève de la fantasy la plus classique : c'est un monde secondaire, auquel je m'efforce de donner de l'épaisseur. Les archétypes y sont déclinés pour donner un sentiment de familiarité au lecteur ; les détournements, les références médiévales et culturelles sont là pour donner de la consistance au monde. Cet univers est aussi un royaume aventureux, dans le sens le plus romanesque du terme. Comme dans les romans de chevalerie, c'est un espace conçu pour courir au-devant de l'épreuve et de la merveille. Et comme dans les romans de chevalerie, l'aventure guerrière ou magique débouche souvent sur une aventure d'un autre type, intérieure, religieuse, voire politique. Intemporelle, et par là-même, peut-être d'actualité.

Actusf : On sent que le style est plutôt travaillé, vous en changez d'ailleurs au fil des nouvelles. Vous l'avez particulièrement travaillé ?
Jean-Philippe Jaworski : J'avais pour objectif de varier systématiquement les registres de texte en texte. J'ai donc décliné les tonalités épique, ironique, dramatique, fantastique, lyrique, pathétique, parodique, ce qui a induit des procédés stylistiques variés. Je ne me suis pas interdit, de temps à autre, l'hommage ou le pastiche. En outre, j'écris assez lentement, et je reviens régulièrement sur ce que j'ai fait.

Actusf : Vous utilisez à plusieurs reprises le flashback dans les nouvelles du recueil. Est-ce que c'est conscient ou est-ce que ça s'impose au fil de votre écriture ?
Jean-Philippe Jaworski : C'est un procédé délibéré. Il permet de donner plus de densité au récit, en ouvrant la narration au cœur de l'action plutôt qu'en commençant par le début, quitte ensuite à revenir en arrière pour résumer l'essentiel. Dans le cadre d'un récit court comme la nouvelle, c'est un truc bien pratique. En outre, employé à petites doses, c'est une ficelle efficace pour suggérer un mystère, une faute, une souffrance, un remords.

Actusf : Quels sont vos projets et sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Jean-Philippe Jaworski : Je suis en train d'écrire un gros roman, Gagner la guerre, dont l'action se situe également dans le Vieux Royaume. Pour le présenter à grands traits, je le range sous une rubrique "Politics, swords & sorcellery". Il reprend les personnages de la deuxième nouvelle du recueil, Mauvaise donne, et raconte ce qui se passe environ un an après. La République de Ciudalia vient d'y remporter une victoire navale écrasante dans la guerre qui l'a opposée contre le royaume de Ressine, et la classe patricienne va se déchirer pour s'en approprier les bénéfices. Le thème général porte sur le cynisme et l'ambition des profiteurs de guerre, mais l'action est vue par Benvenuto, le maître-truand attaché au service du premier magistrat de la République. Le ton est celui du roman noir, plein de gouaille et de cruauté, et l'on suit Benvenuto dans un labyrinthe d'intrigues, de coups tordus, de manipulations et de violences. En marge des intrigues patriciennes, Ciudalia et Ressine ont aussi leurs sorciers ; les aristocrates les emploient à leur service, mais le jeu des thaumaturges apparaît assez trouble, et graduellement, on sera amené à se demander qui utilise qui.

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