Aussi, plutôt que nous livrer à l'exercice, presque routinier avec Serge Lehman, de l'interview, nous avons préféré lui laisser la plume, nous contentons de lui suggérer quelques pistes, pour le laisser revenir, à sa manière, sur ce qu'il y a au cœur du méta-roman Haut-Lieu.
Cartes et cartographie
On baigne depuis le néolithique dans un monde où la forme et le fond des messages ne sont pas séparés. En traversant Paris, on sent sa présence. Flèches de direction, feux de signalisation, poteaux d'interdiction, tertres à contourner dans un sens et pas dans l'autre, mains négatives pour dire « ici », crânes dissuasifs. C'est le stade diabolique du langage, où les formes parlent directement au système nerveux. Les cartes marquent la transition entre ce monde et le nôtre ; elles sont symboliques puisqu'elles décrivent autre chose qu'elles-mêmes, mais elles peuvent aussi commander sans dire un mot. C'est pourquoi on en trouve au début de tant de romans de fantasy ou de SF : un coup d'œil et le lecteur est déjà en état d'hypnose.
On baigne depuis le néolithique dans un monde où la forme et le fond des messages ne sont pas séparés. En traversant Paris, on sent sa présence. Flèches de direction, feux de signalisation, poteaux d'interdiction, tertres à contourner dans un sens et pas dans l'autre, mains négatives pour dire « ici », crânes dissuasifs. C'est le stade diabolique du langage, où les formes parlent directement au système nerveux. Les cartes marquent la transition entre ce monde et le nôtre ; elles sont symboliques puisqu'elles décrivent autre chose qu'elles-mêmes, mais elles peuvent aussi commander sans dire un mot. C'est pourquoi on en trouve au début de tant de romans de fantasy ou de SF : un coup d'œil et le lecteur est déjà en état d'hypnose.
La claustration intérieure
Dans mes textes, il y a souvent un enfant roulé en boule dans le noir qui attend qu'on vienne le chercher. La plupart du temps, il est « de l'autre côté », sans précision. Il se fait parfois appeler père parce que de tous les états mentaux qui me constituent, il est le plus ancien et le plus puissant. Pour établir le contact, il crée dans le plan humain des perturbations qu'il faut déchiffrer, comme des messages, avant de pouvoir leur attribuer une source. Plus on s'approche, plus les perturbations sont violentes. La dernière est l'enfant lui-même au moment de sa délivrance : on ne peut le voir que de biais, sous la forme d'une apocalypse ou d'un trou noir (pendant les années 90, presque toutes mes histoires se terminaient comme ça).
Dans mes textes, il y a souvent un enfant roulé en boule dans le noir qui attend qu'on vienne le chercher. La plupart du temps, il est « de l'autre côté », sans précision. Il se fait parfois appeler père parce que de tous les états mentaux qui me constituent, il est le plus ancien et le plus puissant. Pour établir le contact, il crée dans le plan humain des perturbations qu'il faut déchiffrer, comme des messages, avant de pouvoir leur attribuer une source. Plus on s'approche, plus les perturbations sont violentes. La dernière est l'enfant lui-même au moment de sa délivrance : on ne peut le voir que de biais, sous la forme d'une apocalypse ou d'un trou noir (pendant les années 90, presque toutes mes histoires se terminaient comme ça).
Nécessité vitale de la séduction
Marque de faiblesse.
Marque de faiblesse.
Omnipotence de la ville
En décembre 2001, Corinne, ma femme, m'a proposé d'aller passer à Lyon le week-end de la Fête des Lumières ; elle travaillait souvent dans cette ville et tout le monde lui vantaient les mérites de l'événement. Nous avons donc quitté Paris un vendredi après-midi pour découvrir quelques heures plus tard une cité sur le point de s'éteindre. La plupart des Lyonnais avaient placé des bougies allumées devant leurs fenêtres. Juste après notre arrivée, la circulation a été coupée, et ensuite l'éclairage public. Nous avons fait à pied le tour des manifestations en attendant le feu d'artifice au-dessus du Rhône. Je me rappelle avoir suivi, dans la pénombre, une vingtaine d'hommes portant une plate-forme sur laquelle il y avait une fourmi en papier mâché, longue d'au moins trois mètres, peinte en vert fluorescent. A un carrefour, un autre groupe s'est présenté, porteur du même insecte géant peint en rouge. Tout le monde s'est croisé sans problème. Dans les rues, la foule était dense mais très disciplinée : les colonnes partant dans un sens occupaient la moitié de la chaussée et formaient des blocs compacts pour ne pas gêner le mouvement des colonnes en sens inverse. Aux carrefours et sur les places, le défilé se divisait sans ralentir, comme si tout le monde était téléguidé ; personne ne flânait. Les gens pivotaient d'un quart de tour et s'éloignaient vers un autre quartier. Aux fenêtres les bougies, dans les mains des employés municipaux les flambeaux, aux murs les accrochages fluo jetaient sur les insectoïdes et leurs porteurs une lumière de grotte. J'essayais d'écrire Metropolis à cette époque ; certaines de mes notes envisageaient la ville comme une fourmilière (un personnage d'homme-fourmi traînait dans mon premier jet, il s'en est échappé pour réapparaître dans La saison de la Couleuvre). Cette nuit-là, j'ai nettement perçu la ville comme une entité qui surplombait la foule et se manifestait dans ses mouvements. Sur une place, un élu faisait un discours. « La ville est fière de... » ; « la ville vous remercie pour... » ; « la ville vous donne rendez-vous à... ». Autrement dit la ville parle par ma bouche à la troisième personne.
En décembre 2001, Corinne, ma femme, m'a proposé d'aller passer à Lyon le week-end de la Fête des Lumières ; elle travaillait souvent dans cette ville et tout le monde lui vantaient les mérites de l'événement. Nous avons donc quitté Paris un vendredi après-midi pour découvrir quelques heures plus tard une cité sur le point de s'éteindre. La plupart des Lyonnais avaient placé des bougies allumées devant leurs fenêtres. Juste après notre arrivée, la circulation a été coupée, et ensuite l'éclairage public. Nous avons fait à pied le tour des manifestations en attendant le feu d'artifice au-dessus du Rhône. Je me rappelle avoir suivi, dans la pénombre, une vingtaine d'hommes portant une plate-forme sur laquelle il y avait une fourmi en papier mâché, longue d'au moins trois mètres, peinte en vert fluorescent. A un carrefour, un autre groupe s'est présenté, porteur du même insecte géant peint en rouge. Tout le monde s'est croisé sans problème. Dans les rues, la foule était dense mais très disciplinée : les colonnes partant dans un sens occupaient la moitié de la chaussée et formaient des blocs compacts pour ne pas gêner le mouvement des colonnes en sens inverse. Aux carrefours et sur les places, le défilé se divisait sans ralentir, comme si tout le monde était téléguidé ; personne ne flânait. Les gens pivotaient d'un quart de tour et s'éloignaient vers un autre quartier. Aux fenêtres les bougies, dans les mains des employés municipaux les flambeaux, aux murs les accrochages fluo jetaient sur les insectoïdes et leurs porteurs une lumière de grotte. J'essayais d'écrire Metropolis à cette époque ; certaines de mes notes envisageaient la ville comme une fourmilière (un personnage d'homme-fourmi traînait dans mon premier jet, il s'en est échappé pour réapparaître dans La saison de la Couleuvre). Cette nuit-là, j'ai nettement perçu la ville comme une entité qui surplombait la foule et se manifestait dans ses mouvements. Sur une place, un élu faisait un discours. « La ville est fière de... » ; « la ville vous remercie pour... » ; « la ville vous donne rendez-vous à... ». Autrement dit la ville parle par ma bouche à la troisième personne.
La rupture ou la fuite
En général, mes personnages ne fuient pas ; ils sont trop orgueilleux ou paresseux pour ça. Surtout, ils n'acceptent pas que le monde puisse les blesser, ils ont un doute sur la réalité de la réalité. Si on leur demandait d'élucider leurs croyances à voix haute, ils diraient qu'à l'heure zéro, le temps se dilate et entraîne le sujet dans l'infini, qu'il n'y a donc rien à craindre. Sommés de fournir les preuves d'une telle issue, ils répondraient que l'intuition est une forme de connaissance irréfutable (si on ne peut rien prouver, on ne peut rien réfuter). C'est pourquoi ils acceptent si facilement d'être amenés au point de rupture.
En général, mes personnages ne fuient pas ; ils sont trop orgueilleux ou paresseux pour ça. Surtout, ils n'acceptent pas que le monde puisse les blesser, ils ont un doute sur la réalité de la réalité. Si on leur demandait d'élucider leurs croyances à voix haute, ils diraient qu'à l'heure zéro, le temps se dilate et entraîne le sujet dans l'infini, qu'il n'y a donc rien à craindre. Sommés de fournir les preuves d'une telle issue, ils répondraient que l'intuition est une forme de connaissance irréfutable (si on ne peut rien prouver, on ne peut rien réfuter). C'est pourquoi ils acceptent si facilement d'être amenés au point de rupture.
Pressentiment de la faille
« Je supporte pas mal de choses pour pouvoir vivre ça. Ces instants où l'on sait que le monde est mieux que ce qu'on nous a vendu. » (Ellis, Cassaday, Planetary épisode 4).
« Je supporte pas mal de choses pour pouvoir vivre ça. Ces instants où l'on sait que le monde est mieux que ce qu'on nous a vendu. » (Ellis, Cassaday, Planetary épisode 4).
L'insaisissable éternel feminin
Reportage sur Sylvie Guillem à l'époque où elle dansait encore à l'Opéra de Paris. On commençait à parler d'elle. C'était déjà une très belle femme mais comme le film s'intéressait surtout à son travail en répétition, elle dégageait une aura de souffrance, d'orteils rougis, de tendons étirés et de muscles secs qui relevait plus du sport que de la grâce. A la fin du film, S. G. s'arrête dans l'escalier qui mène à sa loge. Elle s'assied sur une marche, ôte ses pointes et se masse les pieds. Si elle soupire ou grimace, on n'en sait rien car elle est de trois-quarts dos par rapport à la caméra, on ne voit que l'amorce de son profil. Le plan est fixe et dépourvu de commentaire. Un zoom très lent anime l'image. On ne sait pas vraiment ce que le réalisateur a en tête. Toujours assise au milieu de l'escalier, S. G. masse ses pieds endoloris. Elle porte un justaucorps noir à fines bretelles, un collant noir, elle a un pull noué autour de la taille. Ses cheveux sont relevés en chignon sur l'arrière de son crâne. La caméra s'approche toujours. Du chignon, deux mèches noires se sont échappées : elles retombent en s'enroulant sur l'épaule nue de S. G. et soulignent sa pâleur. Sa nuque se courbe avec une simplicité extrême. Trois grains de beauté voisinent avec la bretelle de son justaucorps. Un souffle imperceptible traverse le champ : les mèches de cheveux se balancent et frôlent l'épaule de S. G. qui frissonne.
Reportage sur Sylvie Guillem à l'époque où elle dansait encore à l'Opéra de Paris. On commençait à parler d'elle. C'était déjà une très belle femme mais comme le film s'intéressait surtout à son travail en répétition, elle dégageait une aura de souffrance, d'orteils rougis, de tendons étirés et de muscles secs qui relevait plus du sport que de la grâce. A la fin du film, S. G. s'arrête dans l'escalier qui mène à sa loge. Elle s'assied sur une marche, ôte ses pointes et se masse les pieds. Si elle soupire ou grimace, on n'en sait rien car elle est de trois-quarts dos par rapport à la caméra, on ne voit que l'amorce de son profil. Le plan est fixe et dépourvu de commentaire. Un zoom très lent anime l'image. On ne sait pas vraiment ce que le réalisateur a en tête. Toujours assise au milieu de l'escalier, S. G. masse ses pieds endoloris. Elle porte un justaucorps noir à fines bretelles, un collant noir, elle a un pull noué autour de la taille. Ses cheveux sont relevés en chignon sur l'arrière de son crâne. La caméra s'approche toujours. Du chignon, deux mèches noires se sont échappées : elles retombent en s'enroulant sur l'épaule nue de S. G. et soulignent sa pâleur. Sa nuque se courbe avec une simplicité extrême. Trois grains de beauté voisinent avec la bretelle de son justaucorps. Un souffle imperceptible traverse le champ : les mèches de cheveux se balancent et frôlent l'épaule de S. G. qui frissonne.
Le doute nourricier
Il y a une métaphore invisible sous cette association et elle est appropriée. Le doute nourrit - jusqu'à un certain point. Ensuite, il devient castrateur et on doit apprendre à s'en défaire.
Cicatrisation nécessaire du passé
Quelques semaines après la sortie en salles d'Immortel, Enki Bilal m'a demandé d'avoir avec lui une conversation destinée aux bonus du dvd. L'enregistrement a eu lieu dans les studios de TF1 pendant l'été 2004, au pire moment pour moi : après trois ans d'isolement et de stérilité littéraire, j'étais à nouveau capable de faire face à une occasion sociale, pas de produire une pensée articulée. La conversation a duré une heure ; les producteurs l'ont exploitée telle quelle, sans montage. On y voit Enki briller et moi faire de gros efforts pour ne pas dire n'importe quoi. Plus l'heure avance, cependant, plus ça devient difficile et, à un moment, je fais une remarque sur le style Bilal (murs réparés, vêtements rapiécés, prothèses, greffes de peau et cicatrices), qui me semble soudain révéler sa propre origine : la jonction imparfaite entre l'enfance yougoslave d'Enki et sa vie d'adolescent puis d'adulte à Paris ; la nécessité d'inventer une forme capable à la fois de réparer cette cassure et de la magnifier. Analyse peut-être déplacée, compte tenu du contexte. Ou simplement banale. La question n'est pas de savoir si l'art est le tissu cicatriciel de l'esprit humain mais si, à chaque fin de cycle, il faut s'infliger de nouvelles blessures pour recommencer à créer.
Quelques semaines après la sortie en salles d'Immortel, Enki Bilal m'a demandé d'avoir avec lui une conversation destinée aux bonus du dvd. L'enregistrement a eu lieu dans les studios de TF1 pendant l'été 2004, au pire moment pour moi : après trois ans d'isolement et de stérilité littéraire, j'étais à nouveau capable de faire face à une occasion sociale, pas de produire une pensée articulée. La conversation a duré une heure ; les producteurs l'ont exploitée telle quelle, sans montage. On y voit Enki briller et moi faire de gros efforts pour ne pas dire n'importe quoi. Plus l'heure avance, cependant, plus ça devient difficile et, à un moment, je fais une remarque sur le style Bilal (murs réparés, vêtements rapiécés, prothèses, greffes de peau et cicatrices), qui me semble soudain révéler sa propre origine : la jonction imparfaite entre l'enfance yougoslave d'Enki et sa vie d'adolescent puis d'adulte à Paris ; la nécessité d'inventer une forme capable à la fois de réparer cette cassure et de la magnifier. Analyse peut-être déplacée, compte tenu du contexte. Ou simplement banale. La question n'est pas de savoir si l'art est le tissu cicatriciel de l'esprit humain mais si, à chaque fin de cycle, il faut s'infliger de nouvelles blessures pour recommencer à créer.
Méditations suggérées par Eric HOLSTEIN