La carrière de Nicolas Fructus en tant qu’illustrateur ne cesse de croiser celle de Lovecraft depuis plusieurs années. Il a notamment réalisé les illustrations de l’excellent Kadath aux éditions Mnémos et celles de Gotland aux éditions du Bélial’ (dans lequel il signe en plus une partie du texte). Chaque fois, son implication a été bien au-delà de son rôle d’illustrateur…
Pourquoi ? Comment ? Voici un grand entretien sur un univers qui hante son œuvre…
Actusf : Comment as-tu rencontré Lovecraft ?
Nicolas Fructus : D’abord par le jeu de rôle, au début des années quatre-vingt, avec L’Appel de Cthulhu. Mon frère était maître de jeu, et c’était un fou furieux de Lovecraft. Il a été ma porte d’entrée. Après avoir joué, je me suis mis à lire les nouvelles. J’aimais les visions, bien sûr, mais ce n’était pas un coup de foudre littéraire. La deuxième véritable rencontre a eu lieu des années plus tard, par le boulot, notamment dans le cadre du projet autour de Kadath.
Entre-temps, j’ai découvert le travail de plusieurs dessinateurs comme Alberto Breccia et Philippe Druillet. Le premier a réussi dans ses albums à poser une ambiance glauque, tout en noir et blanc, illustrant l’humain perdu dans le gigantisme lovecraftien. C’est quelqu’un qui arrive à retranscrire parfaitement le côté abstrait des
nouvelles. Le travail de Druillet est lui aussi majeur. Il est naturellement lovecraftien. Il est parvenu à rendre l’architecture et le gigantisme non euclidien qu’il y a dans les récits.
Quelque part, c’est le même processus qu’entre Jules Verne et Robida. Robida va plus loin que l’auteur dans ses visions graphiques, tout en reprenant tous ses codes. Par une sorte de capillarité, on associe certaines illustrations de Robida à Verne alors qu’il ne les a pas imaginées. Pour Druillet et Lovecraft, c’est pareil. Il peut dessiner des temples complètement vrillés, parce que rien n’est droit chez lui, mais tout s’équilibre ; et on se dit que c’est du Lovecraft.
Actusf : Est-ce qu’à ce moment-là tu commences toi aussi à dessiner dans l’univers de Lovecraft ?
Nicolas Fructus : Non, parce que c’est très dur. Quand j’ai fait l’école ÉmileCohl, à Lyon, nous étions plusieurs à être à la fois graphistes et rôlistes. On aimait tous ces dessinateurs, mais on ne savait pas trop comment nous mêmes nous attaquer à cet univers, d’autant plus que les illustrations se sont multipliées au fl des années. Il y a des décennies de monstres lovecraftiens illustrés. Ça nous impressionnait…
Il faut aimer furieusement Lovecraft pour le dessiner.
Actusf : Par quel biais travailles-tu sur Lovecraft ?
Nicolas Fructus : Je distingue trois champs. Il y a les nouvelles d’horreur, les Weird Tales. Elles sont assez courtes. Il y a ensuite le corpus des Contrées du rêve avec les plus gros textes dans lesquels on trouve les visions les plus poétiques de Lovecraft. C’est d’ailleurs ce qui nous intéressait dans le travail sur Kadath.
Et puis il y a le champ transversal du mythe. Il apparaît et disparaît en fonction des nouvelles et des récits et il vient en quelque sorte cimenter l’ensemble. Ce mythe n’est pas toujours très décrit, et plein de choses sont laissées dans le flou, mais il apporte une dimension supplémentaire à son œuvre, une dimension extraterrestre, intergalactique. On entre alors vraiment dans la science-fiction. Dans Les Contrées du rêve, la SF se mélange à la poésie, et c’est fabuleux. Lovecraft est là, dans cet entredeux. Aborder l’image chez HPL relève de tout ça. Entre la poésie, la psychologie, l’horreur et le mythe, l’exploration est infinie, notamment du côté de l’illustration.
Actusf : Tu pars, toi, du texte ?
Nicolas Fructus : Tout dépend si j’illustre une couverture ou un texte. Quand je travaille sur une couverture, je travaille sur une synthèse, et toute synthèse est un peu fausse, par nature. On ne peut pas dire en une image tout ce que contient le livre.
Si j’illustre un texte, et c’est parfois épineux avec Lovecraft, je choisis une fréquence de pages où je « m’oblige » à réaliser une image (toutes les 30 pages, par exemple), à visualiser quelque chose. C’est une discipline qui provoque un rapport affectif au récit. C’est se creuser pour trouver des pistes vers lesquelles on n’irait pas de prime abord.
Je n’aime pas trop les illustrations qui collent trop au texte, comme souvent dans le jeu de rôle (qui, par ailleurs, a l’obligation d’être didactique). Par exemple, quand Lovecraft parle d’un personnage au regard halluciné, le dessin convenu proposera l’image d’un homme au regard fou. Et ça n’a pas beaucoup d’intérêt. Le texte le dit mieux que l’illustrateur. Du coup, je vais plutôt travailler sur la position de la main du personnage. On peut imaginer qu’il tient une tasse qui est penchée alors que son café se renverse, résumant tout autant son état mental ou son trouble, mais hors champ.
Actusf : Tu vois ton illustration plutôt comme un complément du texte.
Nicolas Fructus : Oui, pour moi, la définition de l’illustration intérieure, c’est d’arriver à avoir un second discours qui épouse en tout point ce que décrit le texte, et sans jamais le représenter exactement. Au final, s’il y a œuvre, c’est la somme du texte et de l’image ; c’est l’objet livre qui fait office de tout, celui qui réunit ces deux éléments. À titre d’exemple, si ça peut être sympa d’avoir une vieille Ford des années vingt dans un coin d’image, je vais si possible travailler sur l’abstrait, la poésie, et tout ce qu’induit le texte. Le givre, apportant une pâleur aux teintes, conférera beaucoup plus de visions au lecteur pour se représenter la froideur d’une ambiance qu’un véhicule daté déjà décrit.
Actusf : On va aborder Kadath. Comment as-tu travaillé ?
Nicolas Fructus : L’idée de départ, c’est d’avoir quatre écrivains imaginant quatre histoires à des époques différentes mais se déroulant toutes à Kadath, avec comme directeur littéraire Raphaël Granier de Cassagnac. Il fallait donc parvenir à décrire une cité que Lovecraft ne décrit jamais. Il ne fait que l’évoquer. Ça nous laissait donc une grande liberté…
Évidemment, on a beaucoup discuté. Comment, par exemple, représenter le palais des Dieux, un pilier immense censé être construit par des extraterrestres dans un monde des rêves, au milieu d’une cité de plusieurs centaines de milliers de personnes qui change en fonction des personnes qui s’y trouvent et des cultes qui s’y développent ?
On s’est aussi demandé s’il fallait aussi représenter toutes les pérégrinations de Randolph Carter dans Les Contrées du rêve. D’ailleurs, en parallèle, David Camus retraduisait tout son corpus, donc notre vision, par exemple, des maigres bêtes de la nuit changeait au fur et à mesure de son travail. On se demandait en permanence « Ce sont des griffes ou des ongles ? », « C’est poilu ou imberbe ? » (Rires) Par exemple, Pickman, qui accompagne Carter, est une goule. Pendant des années, il a été traduit comme un vampire, et en effet, on ne comprenait pas pourquoi le héros ne se faisait pas mordre à toutes les pages. Et la description dit qu’il a un faciès qui s’approche d’une tête de chien. À moi de me débrouiller avec ça…
Dans un premier temps, j’ai avancé un peu à tâtons, puis je suis parvenu à trouver deux trois axes, des architectures entre Les Contrées du rêve et les extraterrestres.
On a gardé la même folie du début à la fin.
Actusf : Comment se sont passés les échanges avec les auteurs ?
Nicolas Fructus : On s’est réunis vraiment tous ensemble à deux reprises, et j’ai lu toutes les versions de leurs manuscrits pour en suivre toutes les évolutions. Parfois, c’était sport. Laurent Poujois, par exemple, a commencé son texte avec un désert puis il est parti dans une forêt. (Rires) Mais c’est pas grave. Chaque écrivain avait une approche particulière. David Camus a fait un récit kafkaïen, assez proche de ce qu’est la quête de Randolph Carter. Mélanie Fazi, c’est un peu Candide chez Lovecraft. Elle a un personnage avec une vision très chrétienne des choses et elle arrive comme un cheveu sur la soupe. Elle décrit tout avec une candeur fabuleuse. C’est génial. Et le texte de Raphaël est une synthèse qui fait le lien entre toutes les nouvelles, les lieux et les images. Il a fait un peu le ciment. De mon côté, je leur ai envoyé au fur et à mesure des images et des esquisses. À eux de les utiliser ou non…
Actusf : Une sorte de confrontation entre vos univers…
Nicolas Fructus : C’est une expérience vraiment unique. On peut avoir ce niveau de discussion dans le jeu vidéo, le cinéma, la bande dessinée, etc. Mais souvent, c’est en amont du projet, avant l’étape de la production qui, en général, ne garde que quelques idées. Là, on a gardé la même folie du début à la fin. C’était formidable. Laurent avait un texte en persan sur un pan de mur. Du coup, on l’a fait traduire et on l’a intégré dans une image. Il n’y a personne qui le sait sauf nous. (Rires) On a vraiment pu aller jusqu’au bout des choses…
Actusf : Kadath a eu plusieurs prolongements, dont des expositions et un écho important chez les lecteurs. Est-ce que, comme Druillet en son temps, tu as eu l’impression d’avoir posé une pierre dans l’histoire de l’illustration autour de Lovecraft ?
Nicolas Fructus : Oui, mais pour l’ensemble texte/image du livre. Dans la collection Ourobores des éditions Mnémos, cette communion entre les deux sert de ciment. On a vraiment travaillé à cinq sur Kadath, et c’est ce qui fait que, dès sa parution, le livre a été vu comme un objet culte. Les lecteurs se le sont totalement approprié. Certains s’en sont même servis pour le jeu de rôle. Avec énormément de respect pour Lovecraft, notre Kadath essaie de poursuivre son œuvre. Notre idée, c’était de dire voilà ce que cet univers nous évoque et toutes les pistes que l’on a imaginées… Du coup, ça m’amène à regarder aussi différemment tout ce qui a été fait autour de Lovecraft. Il y a des choses qui commencent à dater un peu…
Tant que le dessin n’existe pas, on est dans le fantasme.
Et puis, une fois le dessin réalisé, il génère d’autres fantasmes.
Actusf : Rarement un univers a été autant illustré. Vous en discutez entre illustrateurs ?
Nicolas Fructus : Oui, un peu, notamment avec Druillet. Mais c’est difficile, tant je vénère son travail. (Rires) L’avantage, c’est qu’il est lui-même lecteur de Lovecraft. Il m’a chopé, une fois, en toute amitié pour me dire : « Dis donc, Fructus, tel truc dans Kadath, ça ne correspond pas à la description dans le livre ! » (Rires) Il connaît le texte par cœur, mais il accepte toujours que l’on ait une vision différente de la sienne. Il connaît ses limites. Avec François Baranger, on a parlé de ce qu’il fait sur Cthulhu. Là, on discute sur comment illustrer tel ou tel passage de la nouvelle. On est vraiment dans le dur.
Actusf : Comment ensuite est arrivé Gotland ?
Nicolas Fructus : Avant, si tu veux bien, je vais parler de l’entre-deux, parce qu’il est important, psychologiquement parlant. Lorsque j’ai terminé Kadath, j’avais l’impression d’avoir tout dit. Et puis, six mois plus tard… (rires) je me suis rendu compte qu’il y avait des points que je n’avais pas illustrés. Tant que le dessin n’existe pas, on est dans le fantasme. Et puis, une fois le dessin réalisé, il génère d’autres fantasmes. C’est une sorte de mouvement perpétuel. Bref, ça commençait à me titiller de revenir sur Lovecraft, d’autant que Mnémos me demandait de réutiliser certaines de mes illustrations pour les nouvelles traductions de David Camus. Mais il me fallait un deuxième projet. Je ne voulais pas refaire la même chose.
En 2008, j’avais fait une série de photos, Mémoire des mondes troubles, qui avait donné lieu à une exposition aux Utopiales. J’avais réalisé quinze photos à partir de vieilles plaques photographiques et de dessins, puis j’avais écrit une histoire reliant ces images et j’en avais fait un livre, tiré à dix exemplaires, en version luxe en A3. Chaque exemplaire coûte 500 euros à fabriquer. C’est un cauchemar éditorial. (Rires) Mais l’objet a sa place quelque part entre le monde de la photo et celui de l’art contemporain. On en a vendu quelques-uns, d’ailleurs.
En discutant de ce travail avec Olivier Girard, un peu plus tard, je lui ai proposé d’écrire une nouvelle et de l’illustrer, « Gotland ».
Entre-temps, Bifrost a consacré un numéro à Lovecraft, avec une nouvelle extraordinaire de Thomas Day. Je l’ai trouvée géniale. Du coup, on est partis sur un projet avec trois textes qui en plus permettaient d’explorer des champs différents. « Gotland » se passe au VIIe siècle en Scandinavie, « Mémoire des mondes troubles » est à cheval entre le XIXe et le XXe siècle, et « Forbach » de Thomas Day, de nos jours. Et en plus je travaille différemment sur les trois textes, de l’esquisse à la photo. Mais en même temps, l’idée, c’est que ce soit le livre dans son ensemble qui soit intéressant.
Actusf : Gotland est terminé. Du coup, tu cogites déjà ?
Nicolas Fructus : Oui… Fatalement. (Rires) Maintenant, j’ai envie de revenir au dessin des textes de Lovecraft. Je veux continuer à défricher les pistes. Par exemple, j’ai envie de cartographier Les Montagnes hallucinées.
Actusf : C’est un univers qui te hante ?
Nicolas Fructus : Maintenant, oui. Entre Kadath et Gotland, j’ai participé à un colloque sur Lovecraft. Je me suis rendu compte qu’il manquait parfois un peu de travail sur l’image chez les chercheurs. Attention, je ne leur reproche rien (sinon qu’ils m’ont contaminé encore plus) ! C’est seulement que le fait de dessiner facilite la réflexion sur la représentation. Il y a encore pas mal de points à explorer, notamment en ce qui concerne l’approche poétique de son œuvre. Et puis je pense que sur certaines descriptions, il n’a pas été illustré de manière satisfaisante.
Actusf : Lovecraft fait désormais partie de notre pot culturel commun. Comment te positionnestu par rapport à ça ? Quel est ton regard en tant que connaisseur et illustrateur ?
Nicolas Fructus : Je pense en fait que Lovecraft a basculé dans quelque chose qui est la licence de son propre univers. Désormais, le moindre bout de tentacule fait référence à son travail. Ça ne me dérange pas. On est toute une génération à avoir grandi et travaillé avec ses histoires. Par contre, je ne sais pas ce que ça va donner. Il y a pas mal de gens qui écrivent des nouvelles continuant son œuvre, et de manière plus intéressante que ce qui a été fait juste après sa mort. Lovecraft devient un genre en lui-même, comme le steampunk.
Propos recueillis par Jérôme Vincent