A l'occasion de sa sortie aux éditions Actusf, Anne-Sophie Devriese nous dit tout sur l'écriture de Biotanistes.
Actusf : Biotanistes, votre nouveau roman sort aujourd’hui. Comment celui-ci est-il né ? Qu’est-ce qui vous a poussé à prendre la plume ?
Anne-Sophie Devriese : Biotanistes est mon premier roman publié mais ce n’est pas l’histoire de Rim qui m’a poussée à écrire ou à me lancer dans un tel format. Du plus loin qu’il m’en souvienne, j’écris (là, y a un truc qui hurle dans ma tête « clichéééé » - pourtant c’est vrai), mais je m’étais toujours dit « Si je n’ai pas d’idée de roman à 30 ans, c’est foutu, je n’en écrirai jamais ». Et l’idée est venue, pour la naissance mon deuxième fils ; en deux tome s’il vous plaît, histoire de ne pas faire les choses à moitié. Peut-être qu’on en reparlera ici un jour mais revenons à nos sorcières.
Dans la chronologie, Biotanistes est donc ma seconde histoire. En one shot, ce qui est plus facile à publier… une fois qu’on est lu… (un autre long débat). Car c’est grâce au Speed dating « confiné » des Imaginales que cette histoire a pu voir le jour (elle dormait dans les boîtes mail de quelques éditeurs depuis un moment).
J’avais envie de parler de féminisme à travers la figure de la sorcière qui refaisait surface début 2016. D’ailleurs, ce roman s’est longtemps intitulé « Sorcières ». Je voulais également explorer les questions d’intuition (cette fameuse petite voix qui nous susurre des trucs qu’on a tort de ne pas écouter). Par ailleurs, j’ai toujours rêvé de pouvoir voyager dans le temps (et je n’ai pas fait histoire parce qu’il n’y avait pas l’option) mais la question la plus évidente, au départ, était, je crois, de juguler mes angoisses écologiques autour de l’effondrement. J’entretenais sans doute l’idée - inconsciente à l’époque - qu’écrire et documenter un roman post-apo permettrait à ma famille de survivre si la situation se présentait car je serais incollable sur les techniques de culture en milieu aride, la gestion de l’eau etc… Je me marre mais ç’a occasionné de belles découvertes qui m’ont inspiré les tours à vent, le dôme biomimétique du convent… L’aspect steampunk est plus diffus car je me suis vite rendu compte que je ne pouvais pas tout mettre dans cette histoire mais je me suis bien amusée avec tous mes personnages, mes animaux réparés et la biotanique qui combine horlogerie, mécanique fine, rouages organiques et végétaux.
Actusf : De quoi celui-ci parle-t-il ? Pouvez-vous nous dire quelques mots sur son intrigue ? Sur Rim et Alex ?
Anne-Sophie Devriese : Tu as déjà eu l’impression de rater une marche ou tomber dans un puits sans fond quand tu t’endors ? Cette sensation de chute a un nom : une « myoclonie ». Et c’est le seul moyen qu’ont trouvé les femmes du futur pour voyager dans le passé.
Dans l’univers de Biotanistes, les abeilles sont mortes et, dans la foulée de l’effondrement et de la désertification, un fléau a décimé et décime toujours l’humanité. Sauf que, de temps en temps et pour une raison qu’on ignore, certaines jeunes filles se relèvent de la maladie... à condition d’avoir moins de 16 ans.
Prises comme bouc émissaires, elles se baptisent « sorcières » par autodérision et se regroupent en convents dans les oasis restantes où elles instaurent un matriarcat dur et se donnent pour mission de sauvegarder la mémoire de l’humanité. Avec les années, elles découvrent également que survivre à la maladie leur offre la possibilité de voyager dans le passé. Dans un lieu unique dont elles ne peuvent rapporter que des textes appris par cœur.
Voilà pour le contexte.
Biotanistes débute avec Rim, jeune sorcière de seize ans, qui apprend son futur métier d’arpenteuse lorsqu’arrive au convent une rescapée de son âge – Alex – qui la trouble et la pousse à remettre tout son univers et son éducation en question.
Actusf : Qu’est-ce qui vous a incité à placer votre histoire dans un monde post-apo ?
Anne-Sophie Devriese : Parce qu’au-delà d’un effondrement en tant que tel, il y a la kyrielle de conséquences – bien souvent désastreuses, pour les plus faibles tant qu’à faire : les minorités, les femmes... (Pas besoin de vous faire un dessin) –, et comme je me noie parfois dans le sentiment tenace qu’on fonce tout droit dans le mur, qu’on se tricote notre propre perte avec amour… J’exorcise comme je peux et si, par-dessus le marché, ça peut faire un peu réfléchir sur les virages qu’il est encore tout juste temps de prendre…
Actusf : Biotanistes, c’est une histoire Young adult, comme votre précédent roman auto-édité, Chimères. Avez-vous choisi de vous adresser à ce public jeune, ou cela s’est-il fait naturellement ?
Anne-Sophie Devriese : J’avais auto publié Chimères dans le cadre d’un concours. Ça m’a permis de sortir du bois et d’assumer cette partie de moi qui écrivait. Depuis, je l’ai retiré et je ne désespère pas de pouvoir faire un vrai travail éditorial dessus un jour.
Je crois que j’ai commencé par le YA en me planquant derrière l’idée qu’il y avait moins de pression à écrire pour ce public (quelle andouille !). Ma génération a cette chance d’avoir vu l’offre de YA s’étoffer avec des bouquin francophones de qualité. Ça m’a donné confiance, je me suis aperçue que c’était un genre à part entière ; qu’il y avait d’excellentes histoires et j’ai commencé à oser inventer les miennes. C’est en lisant Bottero que j’ai décidé de me lancer.
Au bout du compte, je me raconte les histoires que j’ai envie de lire, qui rebondissent sur des questions contemporaines qui m’interpellent. Et les choses évoluent puisque, pour le moment, je travaille sur un projet « vieillesse ». Les cases sont agaçantes, souvent. Toujours dans l’imaginaire, par contre. J’adore cette possibilité de ne pas se limiter à ce que nous connaissons du réel. Les lunettes de l’imaginaire permettent vraiment d’offrir un point de vue décalé – et donc plus percutant j’espère – sur notre réalité.
Actusf : Est-ce que vous pensez qu’on écrit différemment pour un public Young adult que pour un public plus adulte ? Et surtout pour parler du post-apo ?
Anne-Sophie Devriese : Je pense qu’écrire est politique et que, sans faire de mes histoires des manifestes, elles doivent véhiculer des valeurs (pas une morale).
Comme je le disais juste avant à propos des cases : les thèmes et les valeurs qui me tiennent à cœur ne varient pas selon que j’écris pour les jeunes ou pour les adultes. Quant au traitement des sujets… Je confesse une intransigeance coupable sur le niveau de vocabulaire et je pense que Biotanistes est un roman qui peut être apprécié par des « jeunes » aussi bien que par des lecteurices plus âgé·e·s. Il y a d’ailleurs une brochette de personnages secondaires qui ont tous une trentaine d’années, voire beaucoup plus.
Quand le roman est né, je ne me suis pas posé la question du « public », j’avoue. J’avais une histoire à raconter, des interrogations personnelles qui se recoupaient avec une actualité anxiogène : recul des droits des femmes, flambée de l’extrême droite, préoccupation écologique à la limite de la solastalgie.
Les jeunes ne sont pas un public qu’il faut infantiliser, je pense, au contraire ! Avec les marches pour le climat, entre autres, ils ont de loin fait la preuve de leur engagement sociétal et politique. Plus que les adultes au pouvoir, hélas. La question du post-apo découle « tout naturellement » de ce sentiment de gâchis presque inéluctable, de cette peur pour mes propres enfants.
« Spoiler alert » Après, j’ai horreur des histoires qui finissent mal donc – à ce jour – mes récits se terminent bien. J’estime qu’on ne lit pas pour s’enfoncer mais pour s’évader, glaner un peu d’espoir. Personnellement, j’en ai besoin.
Actusf : Votre roman prend donc place dans le futur, par rapport à nous, mais vos personnages peuvent voyager dans le passé. Vous avez aimé mélanger les époques ? En avez-vous une préférée ?
Anne-Sophie Devriese : Dans ce roman, les voyages dans le passé sont extrêmement contrôlés. Non seulement les sorcières qui parviennent à « filer, arpenter, sauter, voyager » dans le passé ne le peuvent qu’en un seul endroit mais, en plus, elles ne doivent en rapporter que ce que prescrit une liste établie par la matriarche du convent. L’enjeu, pour les jeunes sorcières, est donc d’arpenter une époque dite « utile ».
Je n’ai pas fait exprès de raconter une histoire de pandémie puisque je l’ai imaginée il y a plusieurs années. Mais du coup, le sujet tombe plutôt bien, tout comme il fait écho aux questions soulevées par la gestion actuelle du COVID autour de ce qui est décrété « essentiel » ou non. Et j’estime qu’il y a un grand danger à bannir l’art ou la culture, à les déclarer « non essentiels » au nom de la « survie ».
Par ailleurs, j’ai profité de ces allers-retours de mes personnages dans le passé pour revenir sur la question du « qui » écrit l’histoire ; de manière certes décalée, mais en écho à l’invisibilisation de toute une série de personnes qui ont disparu des manuels d’histoires : les femmes, les minorités dites racisées…
Notre passé – décortiqué avec toutes ses erreurs – est une richesse qu’il nous faut préserver même s’il y a un énorme travail de déconstruction à accomplir sur des thèmes tels que la place des femmes ou la décolonisation. Donc, oui, je pose la question dans ce roman de qui écrit, dans quels buts, avec quels biais…
Actusf : Quel était votre but en procédant ainsi avec votre intrigue. Vouliez-vous aborder des sujets qui vous tiennent à cœur ou simplement écrire un roman pour divertir ?
Anne-Sophie Devriese : Je suis une incorrigible jardinière donc je ne sais jamais où m’emmènent mes personnages. Comme je le disais, je ne souhaitais pas écrire de manifeste ; mais divertissement et réflexion ne sont pas pour autant incompatibles. J’avais envie de faire sentir tout ce que les rôles dans lesquels on cantonne les genres peuvent avoir de culturellement construit/induit/appris puis intégré par les un·e·s comme par les autres. L’inversion du système de dominance est un moyen que je trouve diablement efficace pour ce faire et je ne suis pas la première à m’en servir. À la base, j’avais inversé les stéréotypes de manière frontale, brutale, en miroir exact parce que ça me semblait parlant. Le travail éditorial avec Gaëlle a été très riche et intense de ce point de vue. Elle m’a poussée à patiner cet aspect « brut de décoffrage » pour creuser des pans de mon intrigue laissés dans l’ombre et ça a donné, entre autres, les semeuses. J’en suis absolument ravie et nonobstant toutes ces considérations militantes, je souhaite avant tout que la personne qui lit passe un bon moment d’évasion.
Actusf : Il y a une grande part accordée aux femmes dans Biotanistes, vos personnages sont des « sorcières». Est-ce qu’on peut dire que c’est un roman féministe ?
Anne-Sophie Devriese : Je veux ! Je trouve triste que le féminisme soit devenu un gros mot alors qu’il n’existe que par nécessité. Je serais heureuse de ne pas avoir à être féministe mais tant qu’il faudra défendre la cause, la place et les droits des femmes, il faudra des féministes. Je parlais de la montée d’idéologies nauséabondes et décomplexées juste avant… Si elles arrivent au pouvoir, ce que je redoute, on aura intérêt à s’accrocher les unes aux autres pour ne pas dévisser.
J’adore cette phrase qui dit que les filles sages vont au paradis et les autres : où elles veulent. Moi qui ai fait mon mémoire de maîtrise sur les contes, je ne pouvais qu’être sensible à la figure de la sorcière – la femme émancipée libre – l’héritière symbolique de celles qu’on n’a pas brûlées.
Par contre, je voudrais souligner que, si je fais la part belle aux femmes et au matriarcat dominant, ça ne les rend pas nécessairement sympathiques. En effet, je pense qu’il est très important de ne pas écarter les hommes de ce débat – tout en les empêchant de prendre toute la place – parce que nombre d’entre eux sont nos alliés Bref, y a encore du boulot.
Actusf : Avez-vous eu des sources d’inspirations en particulier lors de l’écriture de ce roman ? (films, séries, romans, musique...)
Anne-Sophie Devriese : Je me suis pas mal inspirée de mon quotidien, des thèmes et des réflexions autour desquelles j’écrivais. Certaines sorties virulentes d’Alex par exemple, se nourrissent de mon propre parcours de déconstruction. J’ai pris le temps d’analyser consciemment mes réflexes et mes comportements quand je circule dans un lieu public, une gare, les trajectoires que j’évite, les réactions de mon entourage à mes « provocations » féministes, l’opinion de mes « sœurs » de genre qui n’est évidemment pas univoque. Je suis abonnée à des pages Facebook militantes (voire très militantes) sur ces thématiques. L’émergence des Femen a été un vrai choc. J’aime bien le travail que font Camille et Justine, je suis une grande fan de Causette et de son slogan qui décoiffe. Je milite contre le sexisme à l’école (dans les deux sens). J’ai consulté les gens, sur ma page d’autrice, pour leur demander de m’offrir leurs plus belles formules sexistes. C’est d’ailleurs de là que vient le « Si tu n’es pas jolie, tâche au moins d’être polie », que j’utilise dans l’histoire. Je ne connaissais pas cette expression mais elle en dit tellement long ! Je la trouve abominable.
J’ai également écouté des enregistrements de Jeanne Favret Saada, lu des interviews de Mona Chollet, Virginie Despentes et sa King-Kong Théorie, questionné mon propre rapport à ce qu’on n’explique pas : les sorcières, les guérisseuses, les rebouteux, l’influence de la lune. L’amie à qui je dédie ce roman souffle le feu, par exemple. Je trouve ça proprement magique. J’ai beaucoup compulsé un bouquin sur les plantes sauvages aussi.
Bien sûr, impossible de ne pas penser à Dune, de Franck Herbert. Et puis, Internet est une véritable mine d’or. De clic en clic, il arrive parfois de belles révélations. Du point de vue esthétique, j’ai collectionné par mal d’élément dans un tableau Pinterest, essentiellement des villes iraniennes. Bam, par exemple. J’ai beaucoup pensé à la mosquée de Cordoue, aussi, que j’adore ; à Salamanque, la ville dans laquelle j’ai vécu en Erasmus. L’île aux Baobabs existe ; les vacances dans ma Normandie natale ont donné des chars à voiles à mes semeuses, les associations d’idées et mon inconscient ont fait le reste !
Actusf : Quels sont vos projets pour la suite de votre vie d’autrice ? Pensez-vous revenir dans l’univers de Biotanistes ?
Anne-Sophie Devriese : Je suis en train de corriger une nouvelle dans l’univers de Biotanistes, une sorte de préquelle très courte, écrite pour permettre à celleux que 600 pages rebuteraient (et c’est bien compréhensible), de tremper un pied dans mon monde. Probablement un point de départ à des rencontres scolaires s’il y a lieu, ce que j’a-do-re-rais.
À part ça, il ne faut jamais dire jamais, mais je ne prévois pas de revenir dans Biotanistes.
Par contre, Chimères, mon histoire en deux tomes, fait sa chrysalide dans un tiroir et, au moment où j’ai signé avec ActuSF, je travaillais sur un roman adulte qui en est aux deux tiers. Mais après presque 9 mois d’arrêt, la reprise des négociations avec mes personnages est houleuse. Ils sont fâchés et me boudent… Donc si vous connaissez un truc qui marche à coup sûr pour amadouer une fée millénaire et colérique, je prends !