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Bref survol de l'Imaginaire russe
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Bref survol de l'Imaginaire russe

La Science Fiction russe moderne n'est pas sortie de rien. Durant l'époque soviétique, étant le seul genre de l'Imaginaire autorisé, il était plébiscité par les lecteurs, les tirages étaient énormes, mais comme on le sait, les contraintes sur la liberté thématique des auteurs aussi. Pas de guerre, ou alors montrée hors de l'utopie communiste, pas de sexe, pas de langage populaire. Avec la dislocation du bloc soviétique, les choses ont changé du tout au tout. Déjà, peu auparavant, avec la libéralisation du secteur de l'édition décidée par Gorbatchev, le milieu des éditeurs et des fans fut pris d'une frénésie de publications de romans anglo-saxons, faites le plus souvent en dépit du bon sens: traductions bâclées, tirages faits sur du papier de très mauvaise qualité. Qui plus est, bon nombre de ces éditions étaient piratées: on ne s'embarrassait alors pas de la question des droits d'auteurs. Autre exemple emblématique de la période, l'un des auteurs de Fantasy les plus populaires de nos jours, Nik Peroumov, s'est fait connaître avec des suites alors non officielles qu'il a données au Seigneur des Anneaux.

Mais cette frénésie a créé un véritable appel d'air. Les fans, comme les auteurs, ont découvert de nouveaux univers qu'ils se sont empressés de conquérir. Des genres qui étaient jusque-là négligés apparaissent. En SF même, le cyberpunk, le space opera à tendance militariste, l'uchronie. Mais surtout la Fantasy surgit. Les auteurs russes abordent donc ces thèmes avec un décalage certains par rapport à leurs initiateurs anglo-saxons, ce qui fait que leurs oeuvres ne sont alors pas toujours très novatrices, et pour cause: leur culture de la Science Fiction remonte à Alexis Tolstoï et Alexandre Beliaev, pas E. E. « doc » Smith, Edmond Hamilton ou Henry Kuttner. Il n'empêche que c'est parfois avec brio qu'ils vont revisiter certains poncifs du genre. Depuis, ces auteurs et ceux qui les ont suivis ont trouvé leur propre voie et oeuvrent de façon indépendante. L'Imaginaire russe actuel (mais en fait aussi ukrainien et à bien moindre échelle biélorusse, les auteurs de ces régions écrivant majoritairement en russe) est donc très riche, et il est vraisemblable qu'en nombre d'oeuvres publiées et en tirage, son secteur éditorial dépasse son homologue américain. Chose intéressante: il n'existe officiellement qu'un seul genre, regroupé sous le terme Fantastika. Le Naoutchnaya qui précédait ce mot est maintenant le plus souvent oublié. Au lieu de « Fantastique Scientifique », on préfère donc parler de Fantastique tout court, et les auteurs passent d'un genre à l'autre sans difficulté, les barrières n'existant pas.

Dresser un tableau de l'imaginaire russe contemporain par le biais des oeuvres traduites en français est impossible: seuls certains genres sont abordés par les éditeurs francophones, et des pans entiers sont laissés à l'abandon, ainsi la quasi totalité de la Science Fiction elle-même. Même les romans post-Perestroika des Strougatski n'ont pas trouvé preneur. De plus, ce sont en définitive très peu de romans qui ont été traduits, une infime proportion de ce qui existe. Quels sont donc malgré tout les styles que les lecteurs français peuvent découvrir?

Comme partout, l'essor de la Fantasy en Russie tient du raz-de-marée. Celle-ci relève le plus souvent, comme partout encore, de la littérature archétypale. Par chance, c'est l'un des rares auteurs capables d'outrepasser ces archétypes qui a été traduit: Henry Lion Oldie. Ce prolifique duo de Kharkov (Ukraine) enchaîne les romans et les nouvelles à toute allure, tout en prenant malgré tout le temps d'animer des séminaires de formation de jeunes auteurs. Leurs oeuvres tranchent dans le domaine en ce sens qu'ils sont capables d'user de motifs parfois ancestraux, sans pour autant les reléguer au rang de clichés. Ainsi la main métallique du héros de la trilogie La Voie de l'épée: un motif employé dans la mythologie celtique, mais aussi chez Michael Moorcock. Loin d'être un poncif chez eux, ils en tirent parti pour imaginer une société à double face, celle des hommes et celle des armes, chaque culture vivant sans avoir conscience de l'autre, les hommes étant persuadés que les armes sont leurs outils, les armes étant certaines que les hommes ne sont que leurs porteurs qui exécutent leurs ordres. C'est justement la pose d'une main de fer sur un homme amputé qui va permettre aux deux mondes de communiquer.

Fantasy ou Fantastique? Les Parias du 8e commandement est une oeuvre encore plus profonde. Un homme solitaire s'installe, au XVIe siècle, dans les montagnes du sud de la Galicie polonaise. Là il éduque des enfants dont on ignore l'origine mais qu'il considère comme siens. Ces enfants ont un don: ils peuvent fouiller l'esprit des gens et y prélever ce qu'ils veulent: souvenirs, sensations, et même l'âme tout entière. Ce court roman est d'une densité impressionnante, sans être difficile à lire. A l'aide d'une intrigue complexe mais solidement ficelée, il nous plonge dans une fuite du diable rarement vue.

La Fantasy de Sergueï Loukianenko est bien différente. Sa fameuse trilogie des Sentinelles plonge en effet le lecteur dans le Moscou contemporain. Mais dans ce Moscou en pleine mutation vivent les Autres, des êtres doués de pouvoirs magiques qui vivent parmi les humains. Divisés en deux camps, les clairs et les sombres, ils se livrent à une lutte sans merci pour le pouvoir. Certes, mages, loup-garous, vampires sont légions, mais ils ne constituent pas l'aspect le plus important de ces romans, car leur personnage principal est clairement la société humaine. Et Loukianenko, à la différence de nombre d'auteurs russes traduits en français, est plein d'espoir. Il sait relever ce qui est mauvais ou malsain dans la Russie moderne, mais montre aussi ce qui marche.

Relevant de la pure SF politique, le roman Journée d'un opritchnik de Vladimir Sorokine, est son antithèse. Sorokine se montre très pessimiste sur l'avenir de son pays: un pays à nouveau dirigé par un tsar autocrate servi par une redoutable police secrète, mais finalement totalement à la botte de la puissance économique chinoise. Roman à la fois trash et très drôle, ce texte de Sorokine grouille de trouvailles astucieuses pour décrire un futur proche finalement assez crédible.

Toujours trash, mais au ton très différent, par son absence d'humour Le Bibliothécaire de Mikhaïl Elizarov est un texte puissant qui a choqué en Russie même, bien qu'ayant obtenu le Booker 2008. Son moteur est la nostalgie de l'époque soviétique. Des personnes âgées et autres laissés pour compte de la Russie moderne cherchent a recueillir les oeuvres d'un auteur soviétique oublié, dont chaque livre possède des pouvoirs magiques particuliers. Et ces petits vieux, ces chômeurs, vont se battre avec acharnement pour rassembler tous ces ouvrages et les contrôler. Comme chez Sorokine, cette Russie est considérée comme décadente. Mais alors que Sorokine veut aller de l'avant, Elizarov regarde le passé avec la nostalgie du nationaliste qu'il est.

Entre les deux, Le Dernier rêve de la raison de Dmitri Lipserov, porte bien son titre. Lui aussi a pour cadre la Russie actuelle, décrite dans toute sa grisaille, son inhumanité. Mais Lipskerov introduit dans cet univers des éléments de merveilleux (un homme qui se transforme en poisson, des centaines de bébés qui surgissent de l'eau, issus d'une couvée dudit poisson, un enfant qui se transforme en arbre, etc.) qui font de son roman une sorte de long poème en prose, tour à tour dramatique et drôle, violent et sentimental, à l'image même finalement du pays qu'il décrit.

Trans-fiction, dira-t-on pour faire actuel, ou post-moderne? Sans doute, mais aussi la preuve qu'en Russie, le Fantastique est une littérature comme une autre, au point que déjà en 2000, un roman de Science Fiction de Iouli Bourkine, Des Fleurs sur nos cendres, s'est retrouvé dans la short-list du Booker 2000. Un peu comme si un roman de Laurent Genefort ou Roland Wagner était nommé pour le Goncourt...

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