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Carnet d'hommages à Michel Jeury - 2
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Carnet d'hommages à Michel Jeury - 2

 

 
 
Beaucoup de choses justes et vraies ont déjà été dites à propos de Michel Jeury, qui a eu l’intelligence et  la sincérité de faire profiter beaucoup, beaucoup de monde de son vrai visage – un visage généreux, indulgent, modeste et bienveillant. Au début des années 80 j’ai été l’une des lectrices qui l’a découvert avec émerveillement,  puis j’ai été l’un des membres du fandom à qui il disait toujours oui quand on lui demandait une interview, une nouvelle, un extrait de roman, pour alimenter nos petites publications. J’ai été tout de suite après l’un des auteurs débutants à qui il a donné confiance, à qui il a donné des conseils, à qui il a dit des choses d’une justesse inoubliable et personnelle. Je crois que Michel était l’un des rares auteurs capables d’être à la fois conscient des individus et des trajectoires individuelles (souvent meurtries, brisées, mais têtues et courageuses) mais aussi et dans le même temps conscient  du contexte dans lequel elles s’exprimaient et qui en était le terreau : sociétés broyeuses, structures familiales cruelles, villages impitoyables.
 
Il était cela lui aussi : un individu unique et terriblement intelligent, mais qui était aussi le produit de son histoire et de son environnement et le savait – mieux, le revendiquait. Je pense qu’il a toujours su que s’il était né ailleurs, dans un autre temps, un autre lieu ou une autre famille, il n’aurait pas été le même homme – il en tirait cette étonnante modestie, cette capacité qu’il avait de toujours relativiser ses succès et ses gloires.
 
J’ai lu presque tous ses romans je crois, et une bonne part de ses nouvelles – s’il fallait n’en citer que deux je parlerais bien sûr du « Temps incertain » – un roman complexe, vertigineux, ambitieux, éclaté et difficile, mais dont le matériau de base est l’humanité individuelle touchée au cœur. Mais je voudrais parler aussi d’un de ses romans qui n’était pas de la SF : « Les gens heureux ont une histoire ». Car on y trouve, sous une forme simple, linéaire et contemporaine, des ingrédients aussi puissants et justes, et cet aller-retour entre l’histoire de pauvres êtres broyés par leur famille et leur environnement, qui malgré tout, face à une cruauté terrible, découvrent en eux-mêmes des forces insoupçonnées de résistance et l’énergie d’avancer. C’est pour cela que les romans de Michel ne vieilliront pas, et que lui, l’homme qu’il était, sera toujours présent pour ceux qui ont eu la chance de l’approcher.
 
Sylvie Lainé
 

 
C’était l’époque de tous les possibles, et parmi toutes les photos de Michel que je retrouve au hasard de mes tentatives de rangement, il en est une que j’aime particulièrement. Elle est en noir et blanc, sans doute prise à l’occasion d’un atelier d’écriture que nous avions animé ensemble. Michel est au premier plan, de profil. Il sourit largement en s’adressant à un personnage hors champ. Je suis de face, le regard baissé, dans une attitude qui évoque à la fois le respect et la bonne humeur.
C’était une époque ouverte sur le futur. 1975, 1976 ? Michel avait déjà derrière lui une œuvre conséquente, et il n’arrêtait pas de publier. Romans, nouvelles... Nous échangions plusieurs lettres par semaine, de véritables missives à l’ancienne, parfois dactylographiées, le plus souvent manuscrites, et sachant que nombreux étaient les bénéficiaires de semblables relations épistolaires, je subodorais de discrètes manipulations du temps pareilles à celles dont il faisait état dans ses livres.
 
L’époque était à l’insouciance. Est-ce un hasard ? Grenoble en 1974, Angoulême en 1975, Salon de Provence, Parisot (où il inventa Remparts à partir de RENcontres de PARisot et proposa de renouveler annuellement ces retrouvailles)... Un grand soleil, toujours : avec lui, le temps n’était jamais incertain.
 
Été 1984 (ou 1985, je ne sais plus) : quelques jours passés ensemble à Issigeac avec Nicole et Dany, et le soleil, toujours. En maîtresse exigeante, la SF supportait mal les distances que nous prenions, Michel avec ses romans ancrés dans son passé et celui de ses parents, moi avec des activités de moins en moins littéraires. Nos relations épistolaires se sont distendues, essentiellement par ma faute, et je m’en sens toujours coupable.
 
Un quart de siècle a passé, et nous avons fini par nous retrouver. Mais vingt-cinq ans, c’est beaucoup trop, même pour une amitié vraie selon une expression qu’il affectionnait, surtout quand on a abandonné le stylo ou la machine à écrire pour un clavier d’ordinateur. Et puis l’insouciance n’était plus au rendez-vous, le futur se trouvait derrière nous, avec tous ses possibles.
 
Voilà pourquoi, jusqu’à ce que je finisse par le rejoindre sur la face cachée des étoiles noires, Michel sera pour moi un large sourire sur une photo en noir et blanc un peu floue.
 
Dominique Douay
 

 
Je n’ai pas rencontré Michel. À peine l’ai-je lu, mais avec passion ! Et puis l’an dernier, la Volte m’a demandé d’écrire dans son anthologie anniversaire, à propos d’une région de France. J’ai hérité du Périgord, la région de ma belle famille… De fil en aiguille, je me suis intéressé à Michel, et j’ai interviewé quelques-uns de ceux qui l’ont bien connu… Et j’ai compris combien il avait compté pour nous, auteurs et amateurs de SF (ainsi que de littérature de terroir, comme me confirma la présence de ses ouvrages, inattendus, dans la bibliothèque familiale). Et c’est comme ça que j’ai décidé de faire jouer à Michel un rôle clef dans l’avenir de l’humanité… J’espère que le résultat lui rend hommage, et le ressuscitera un peu…
 
Issigeac, en lettres noires sur fond blanc encadré de rouge. Sous un soleil de plomb, l’automobile remonte la route qui vient de Bergerac, et entre dans le village médiéval. L’homme demande son chemin et va se garer le long d’une vieille demeure, rue Sauveterre. Il frappe à une vieille porte. On le sent nerveux, inquiet même, pendant les quelques secondes qui passent avant qu’on ouvre. Un homme simple apparaît, habillé d’une veste d’intérieur de toile brune, au nez chaussé de lunettes cerclées de métal. Michel. L’autre est en costume de lin, chemise au col en pelle à tarte, il vient de la capitale. Gérard. C’est la première fois qu’ils se voient là, l’un chez l’autre, mais ils se connaissent déjà bien. Le Périgordin invite le Parisien à entrer. Il lui offre à boire, une Suze sur quelques glaçons, dans un salon sombre aux volets fermés pour conserver la fraîcheur. Puis il dégaine de sa ceinture un couteau pliant avec lequel il découpe quelques lanières d’un jambon de pays qui semble incroyablement gras et savoureux. Assis dans des fauteuils profonds, les deux écrivains évoquent avec passion leurs œuvres passées, et surtout les œuvres à venir, ainsi que tous les futurs possibles.
 
Le lendemain, ils sont au hameau voisin de Plaisance, dans une ferme familière au Périgordin. Il y a là une vieille table vermoulue dans une cuisine rustique. L’écrivain paysan s’y assoit, dessine avec ses mains les limites d’une machine à écrire imaginaire, et fait comme s’il tapait. Puis il désigne une ampoule électrique nue, raconte quelque chose en gloussant. L’écrivain économiste sourit, attendri. Derrière eux, un calendrier des postes indique la date, 1974. Et puis ils sortent marcher dans les vignes, en continuant à faire et à défaire les mondes.
 
Quelques jours plus tard, les deux hommes se promènent dans une forêt agréable, un adolescent de treize ou quatorze ans tournant comme un frelon autour d’eux, jetant sur le Périgordin toute son admiration et son imagination. Les deux écrivains ne se doutent pas que le petit Roland en deviendra un également, pas des moindres […].
 
Une autre année, c’est une Citroën DS décapotable, carrossée par Chapron, qui entre à Issigeac sous le regard amusé des habitants du village, les plus aimables des hommes. Elle est pilotée par John, un jeune Écossais, à bouc et à moustaches, et elle transporte également son épouse Marjorie. Ils vont aussi colorés et modernes que l’on est sombres et surannés, par ici. Ils sont venus voir Michel.
Et puis tout se mélange, d’autres figures étranges surgissent dans les rues d’Issigeac, une incroyable tignasse frisée sur des lunettes de soleil en plastique énorme, un autre chevelu portant sa guitare électrique dans le dos, et d’autres silhouettes incertaines à base de pattes d’éléphants, de barbes et de robes à fleurs, de caravanes et de 2 CV Citroën…
 
[…] Ève demande :
– Qui sont ces gens ? En quoi nous concernent-ils ?
– Votre espèce, à laquelle ils appartenaient pourtant, les a oubliés. Mais ils ont contribué d’une façon décisive à notre propre développement.
– Comment cela ?
– En nourrissant notre intelligence des évolutions possibles de votre race, à un moment où nous étions particulièrement réceptifs. […]
– Que faisaient-ils exactement ?
– Ils étaient écrivains et amateurs de science-fiction, mais aussi musiciens, philosophes… Les premiers s’appelaient Pinhas, Eizykman, Klein, Wagner ou Brunner, et ils rendaient visite à Jeury, leur aîné qui est né et habitait dans la région. D’autres suivirent, Dunyach, Canal, Wintreberg et bien d’autres. Ensemble, ils créaient et détruisaient des univers, alors que nous croissions sous leur pied. Ils ont ouvert pour nous une porte sur votre devenir. Et ce que vous êtes effectivement devenus relève du pire de ce qu’eux et leurs successeurs ont imaginé.
 
Raphaël Granier de Cassagnac
 

 
À la bambouseraie d’Anduze que j’ai visitée avec Michel comme guide après l’heure de la fermeture, un soir d’été de rêve, je suis tombée en arrêt devant un parallélépipède de pierre posé sur quatre piliers de bambou. Je dois avoir une photo argentique quelque part. Depuis le jour où je l’ai connu à la convention de Grenoble, Michel m’est toujours apparu ainsi. Un roc posé sur des piliers en apparence – seulement en apparence – fragiles. Le Temps incertain a été une des plus grandes claques de ma vie. L’homme, l’ami, l’auteur, tout en lui était hors-norme. Un maître discret et éminemment présent. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il est parti vers des ailleurs en janvier, le mois de Janus au double visage.
 
Danielle Martinigol
 

 
Michel Jeury m’avait reçu voilà longtemps chez lui, quand il habitait à la bambouseraie de Prafrance. Et je l’avais eu plusieurs fois au téléphone. Ce qui m’a épaté le plus chez lui, ce sont trois choses. D’abord, son extrême simplicité, son extraordinaire gentillesse, sa capacité d’écoute. Ensuite, le fait d’être très amusé, rigolard, quand je lui ai dit que je ne connaissais pas grand-chose à la science-fiction, alors que j’avais publié des nouvelles cataloguées comme relevant de ce genre. Enfin, c’est le même individu qui a écrit des romans de science-fiction de haute volée, comme, par exemple, Le Temps Incertain, et des œuvres définies (je ne sais pas trop pourquoi) comme étant des "romans du terroir". Et l’écriture filait avec le même naturel. Il y avait peut-être un mystère-Jeury...
 
Daniel Martinange
 

 
Jeune fanéditeur, j’avais fait la connaissance de Michel Jeury à la Convention française de science-fiction à Quetigny en 1982. Je me souviens qu’à un moment donné, il m’a raconté un gag que je n’ai pas compris. Je n’ai jamais osé le lui dire... C’était un grand auteur d’un abord facile et ouvert aux gens. Il nous reste son œuvre dont j’ai encore des pans à découvrir. 
 
Jean-François Thomas
 

 
J’ai découvert Michel Jeury au travers de l’immensité d’un écrivain qui m’a de suite subjugué lorsque j’avais aux alentour de vingt ans. Quarante ans et quelques poussières plus tard, c’est l’homme Jeury qui demeure le plus profondément inscrit dans l’orbe et la roue des souvenirs qui tournent en moi. Certes, j’ai relu voici quelques années un grand pan de l’œuvre de Michel dans l’optique d’un article qui fut un pur bonheur à écrire, car il me semblait que je le lui devais. Et du Jeury, cela me fait toujours le même effet aujourd’hui que lors des premières lectures : un choc et un plaisir intense. Une prose telle que celle du Temps incertain, qui entraîne son lecteur à ne plus se poser les questions de la forme et du fond, car l’un implique nécessairement l’autre, demeure une œuvre que l’on ne peut placer que parmi les plus importantes du siècle dernier, je pense.
 
Néanmoins, mes souvenirs sont également ceux de l’homme généreux, de l’esprit incisif et disponible, de celui auquel on osait soumettre ce que l’on faisait car on savait qu’il réagirait, qu’il le ferait de manière précise et juste, et si cela s’avérait nécessaire, qu’il aiderait. Je me souviens que Michel, lisant mes premières tentatives en science-fiction, me disait simplement : « tes défauts tu les connais », à charge pour moi, et certainement tous les autres, de les corriger. Je me souviens de Michel me disant aussi : « tiens, il y a une possibilité dans telle revue, il y a une anthologie qui se fait, mais ne te fais pas d’illusions, ce n’est pas parce que Jeury collera le timbre qu’ils liront ta nouvelle avec plus d’indulgence ». C’est pourtant grâce à lui que Daniel Riche, pour Fiction, puis Philippe Curval, pour Futurs au présent, m’ont accueilli. Car Michel était, ainsi que pourrait le dire Laurence Suhner, un « Ouvreur de chemins » : quelqu’un qui conseillait, qui aiguillait, qui indiquait la porte à laquelle frapper, et les mots qui seraient adéquats.
 
Je me souviens de Grenoble en 1974, une convention européenne ensoleillée et cet écrivain que j’osais à peine aborder, qui sillonnait le campus en serrant une mallette et que j’ai fixé sur pellicule, le pauvre, avec le soleil dans les yeux. Je me souviens d’une autre photo, qui doit traîner sur Facebook, où nous étions assis dans l’herbe, lors de l’une des nombreuses tables rondes politiques de l’époque. Et d’une chemise rouge. À fleurs. Je me souviens de sa venue à la convention de Liège, en Belgique, chez moi, en 1976, de son humilité tout en étant le centre de beaucoup d’attentions, au foyer du centre culturel des Chiroux, là où se tenait une partie de cette convention à laquelle je l’avais invité et pour laquelle il m’avait offert une nouvelle, « Jupiter et les cadres », qui deviendra plus tard « Le Projet des Nains blancs ». Je me souviens de complicités lors d’une autre occasion, à Gand, en 1977. D’une nuit passée à refaire la SF à défaut du monde, à l’occasion de la mise au point des bases d’un univers collectif. Nous devions être une dizaine autour de Michel qui jetait si simplement des tonnes d’idées, à la volée. Pascal Thomas en était, comme Éric Vial ou Serge Delsemme. À Gand, Michel a également pioché dans la gastronomie flamande. Je me souviens d’un voyage en camping sauvage avec un copain, vers l’été 1977, durant lequel nous sommes parvenus à Issigeac après avoir traversé l’un de ces orages que Michel avait décrits dans « Ouragan sur le secrétaire d’état ». Il en avait ri tout en clignant de l’œil. Nous avions enregistré un long entretien dans une pièce de la maison de ses parents. Je me souviens d’un autre accueil, lorsqu’en guise de voyage de noces, en 1981, je baladais Ariane, mon épouse, d’un point de chute science-fictionnesque à un autre. Nous avons alors connu ce ténébreux manoir périgourdin, ses pièces endormies, sa literie faite pour les amoureux, la table où travaillait Michel (était-ce alors sur L’Orbe et la Roue ?), son rire en me montrant un emballage de semi-conducteur qui trônait dans la bibliothèque et sur lequel, à la place du traditionnel made in, il était indiqué une liste de pays possibles de fabrication, l’origine exacte étant indéterminée. Je me souviens aussi de la cuisine du manoir et de la manière dont Nicole nourrissait ses invités !
 
Michel a négocié un virage au large de la science-fiction, nous nous sommes moins vus, nous nous sommes écrit pas mal, et les mots qui me parvenaient étaient toujours empreints de gentillesse envers moi et les miens, des mots humains et des mots de liberté. Je regrettais que tout doucement on parle moins de Michel dans le milieu SF, qu’il faille expliquer aux nouveaux lecteurs qui il était et quelle était son importance, mais que malheureusement on trouvait de plus en plus difficilement ses livres de science-fiction. 42 a entrepris de mettre à disposition en ligne l’intégrale des nouvelles, Les Moutons électriques et Richard Comballot ont commencé un beau travail, il y a eu ce numéro de Galaxies auquel Pierre Gévart m’a permis de collaborer. Et puis ce fut ce météore, May le monde, qui renouait avec les grands « Ailleurs et demain » et se révélait en tous points digne de ses prédécesseurs. Inclassable avait dit Serge Lehman. Tous, nous aurions préféré qu’il ne soit pas le dernier.
 
Dans mon exemplaire du Temps incertain, la dédicace, qui date de Grenoble, dit « Rendez-vous à la convention de La-Perte-en-Ruaba, en 2074 ». J’ai bien l’intention d’y être.
 
Dominique Warfa
 

 
En 2010, Les Utopiales ont eu l’honneur d’accueillir le grand Michel Jeury.
Et à cette occasion, voici ce qu’il nous a livré :
"La différence entre la science-fiction et le reste de la littérature, ce n'est pas l'imagination. La différence, c'est la liberté."
Encore merci Monsieur Jeury.
 
Marie Masson, coordinatrice des Utopiales
 

 
Michel Jeury a toujours fait partie de ma vie, dès que je me suis mise à lire de la science-fiction, quelque part en 1976 ou 77. 
 
La science-fiction, pour une gamine de quatorze ou quinze ans qui vivait dans la très petite ville d'Ussel, en Corrèze, ça se résumait aux livres empruntés à un copain : des tonnes de Fleuve Noir, de J'ai lu et de Présence du Futur. La revue Fiction n'arrivait pas en Corrèze. Mais en 1978, un magazine dénommé Futurs apparut à la supérette d'en face. Il ne connut que 6 numéros mais je pense les avoir achetés presque tous. On y trouvait, entre autres merveilles (comme des posters, des articles et des infos sur le milieu de la science-fiction d'alors) deux étonnantes nouvelles, « Les Colmateurs » et « Les Négateurs ». Ce sont sans nul doute les premiers textes que j'ai lus de Michel Jeury, certainement avant les nouvelles parues dans Univers, mon autre source de lectures et d'information à cette époque. 
 
Je suppose que c'est à la même époque, entre 15 et 18 ans, que j'ai lu Le Temps incertain, Les Singes du temps et Les Yeux géants. Sans rien y comprendre. 
 
Je lisais de la science-fiction pour deux raisons : parce que je m'ennuyais dans la vraie vie et parce que je voulais qu'on m'emporte ailleurs. Il se trouve que j'aimais aussi les idées mais à cette époque, je n'en savais rien. 
 
Michel Jeury, avec sa vision d'un monde futur qui n'était pas celle des romans d'aventures et du space opera, me plongeait dans une immense perplexité – mais bien qu'incapable de le formuler à l'époque, j'étais fascinée : par l'abondance des idées, par l'invention verbale, par la capacité d'analyse sociale et politique – car déjà, un auteur français parlait de l'emprise non pas de la planète financière, mais des multinationales. Et c'était important, car cela n'a pu qu'influencer l'idée que je me fais encore de la science-fiction : celle d'une littérature en prise avec la modernité, capable de voir et d'analyser ce qui se passe dans le monde et d'en tirer des conclusions. Une littérature qui est aussi bien du rêve que de l'intelligence.
 
Il y avait autre chose : la présence au sommaire d'Univers ou de Futurs d'auteurs français comme Michel Jeury prouvait, dans l'esprit d'une adolescente, qu'on pouvait écrire de la science-fiction en France. C'était possible. Ça existait : la preuve, on trouvait des magazines à la supérette d'en face et des livres à la librairie. 
 
Les circonstances de la vie ont fait que je n'ai pas eu la chance d'être de ces gens qui ont pu le fréquenter pendant cette deuxième moitié des années soixante-dix : j'étais trop jeune et je n'étais pas, comme Roland Wagner, du genre à aller à une convention à 14 ans. Une bonne partie des livres de Michel Jeury qui se trouvent actuellement chez moi sont en fait ceux de Roland et lui sont dédicacés, reflets d'une autre époque où la science-fiction française triomphait et où tout semblait possible…
 
Mais nous nous sommes tout de même croisés à plusieurs reprises. La plus importante fut lors d'un festival organisé à Auch. Il y avait un concours de nouvelles et Michel Jeury faisait partie du jury. Je me souviens qu'il y eut une rencontre avec les membres du jury et que je bus leurs paroles, comme on peut le faire à 18 ou 19 ans. Et de tout ce qui a pu être dit à cette occasion, il ne m'est resté qu'une seule phrase, prononcée par Michel Jeury. C'était un encouragement pour les jeunes auteurs : « Ceux qui réussissent, ce ne sont pas nécessairement les plus doués, mais ceux qui persistent. »
Je n'ai rien gagné à ce concours. Mais je n'ai jamais oublié cette phrase. La deuxième version de la nouvelle que j'avais envoyée a même fini par être publiée.
 
Je me souviens qu'il était là à la convention d'Angers, en 85, mais je n'ai sans doute pas osé l'aborder. Je garde juste l'image d'un monsieur assis par terre, je ne sais plus où, en train de parler et que des gens écoutaient. 
Ensuite, il y a un trou, parce qu'il était parti ailleurs que dans la science-fiction (j'ai offert ses livres de littérature générale à ma grand-mère sans les lire, comme une idiote), et parce que la vie est ainsi, qu'on éprouve le besoin de s'éloigner de ce qui vous a marqué à l'adolescence. 
 
En 2010 est paru May le Monde, et j'en ai profité pour relire Le Temps incertain, Les Singes du temps et Soleil chaud, poisson des profondeurs. Et j'avais raison : la première fois, je n'avais rien compris. Ces livres s'adressaient à un lecteur beaucoup plus sophistiqué que je l'étais lors de ma première lecture, mais ils l'étaient d'une telle façon que leur écho, à travers les années, avait persisté et persiste encore, car leur auteur était un grand créateur de mots et de mondes, de ceux qu'il faut avoir lu pour entrer un peu mieux armé dans le futur où nous vivons désormais, nous qui avons attendu l'an 2000 et qui en avons franchi la frontière invisible.
 
Je viens de relire Les Négateurs, la nouvelle parue dans Futurs qui est sans doute le tout premier texte de Michel Jeury que j'ai jamais lu. Sa dernière phrase résonne, en ces temps plus que troublés, avec encore plus de force qu'elle n'en avait à l'époque post-soixantehuitarde où elle fut écrite : 
« Mais son destin était de partir avec les Négateurs, ses frères, de souffrir de la faim et de la soif et de mourir jeune en criant "Non, non, non ! » pour que l'humanité n'ait plus jamais ni dieux ni maîtres. »
 
Sylvie Denis
 

 
Venant d'apprendre le décès de Michel Jeury, dont j'ai toujours suivi les œuvres depuis… 1975, et étant en contact avec Natacha Vas-Deyres qui fut proche de lui ces dernières années, je souhaite juste témoigner de mon amitié de lecteur envers un grand écrivain, une personne simple et réservée. Son talent lui permettait une imagination inventive, des critiques sociales ou écologiques pertinentes et jamais démonstratives. Tout revenait à l'humain, à sa perception des évolutions à venir dont il faudrait s'occuper au présent.
J'avais eu la chance, malgré une grande timidité, de le rencontrer au Salon du Livre de Bordeaux le 8 octobre 1989 - évolution vers le terroir amorcée - et cet homme réservé au regard chaleureux n'hésitait pas à faire bénéficier ses lecteurs de ses "Amitiés galactiques", avec le souci de ne pas les décevoir.
 
Lisons et relisons Michel Jeury et faisons le connaître aux générations plus jeunes.
Il ne faut pas hésiter à rejoindre l'association Les amis de Michel Jeury
 
Éric Châtaignier
 

 
Michel Jeury, ce n’était pas n’importe qui, et tous ceux qui appartiennent à ce monde de la science-fiction le savent bien. C’était un grand, un tout grand, et on parlait parfois à son sujet de Philip K. Dick français, tant il a su, par son irruption dans l’écriture insuffler autre chose, un air de liberté. À Nyons, lors de la Convention française de science-fiction de 2008, à laquelle Ugo Bellagamba avait eu l’excellente idée de l’inviter, il était venu jusqu’au stand de Géante rouge et de Galaxies, qui en était alors à son premier numéro. Je me souviens de ce petit homme, le béret posé sur le crâne, emmitouflé dans une écharpe, une sorte de Benoit Brisefer âgé, qui m’avait demandé « Comment fait-on pour publier dans Géante rouge ? ». Moi qui ne reconnais même pas toujours mon propre reflet quand je croise un miroir dans un magasin, de lui répondre : « Eh bien, il faut d’abord écrire, et nous envoyer le texte. Vous écrivez ? » « Oui, j’écris », répondit-il avec humilité. Et moi saisi d’un doute : « Et vous vous vous appelez ? » Et lui, avec un très léger sourire : « Michel Jeury ». Jamais je ne me suis senti si stupide ! Mais c’était un début, et nous avons dès lors commencé à échanger par lettres d’abord, puis un jour par Internet. Et nous n’avons pas fait qu’échanger. Michel a bien voulu, à trois reprises, écrire des textes nouveaux pour les lecteurs de Galaxies. Lui qui depuis longtemps avait tracé un chemin considérable aussi dans la littérature dite de terroir, m’avait confié ainsi qu’il était heureux d’être revenu vers la science-fiction. C’était aussi le moment où il publiait May le monde… Richard Comballot prit en charge une belle interview et un dossier. Puis Michel revint dans le numéro sur le temps, il ne pouvait pas ne pas y être ! Et puisque ces deux premiers textes avaient été repris dans des anthologies et n’étaient plus disponibles pour figurer dans celle qui sort chez Rivière blanche, il m’avait proposé d’écrire un autre texte : « Les sept boréales », qui y figure donc, après avoir été publié dans notre numéro 31. Michel était la bonté, la gentillesse, l’amabilité, il était le génie.
 
Pierre Gévart
 

Que dire ? Michel Jeury a baigné mes années 20-30 ans de lecteur assidu de SF, de ses œuvres majeures en Laffont à ses séries en Fleuve Noir (qu’on peut relire en numérique aujourd’hui) c’est peu de dire le choc qu’a produit cet écrivain (et Dick était la star américaine). Je me souviens aussi de la bambouseraie d’Anduze où Jeury vécut un moment. Rendez-vous à la perte en Ruaba 
  
 
Jean-Pierre Frey 
 

 
J'ai vu Michel Jeury pour la première fois en 1975, au festival de science-fiction de Salon-de-Provence. Il donnait le soir, après dîner, une conférence sur la chronolyse dans une salle des fêtes bondée. Les gens debout occupaient le moindre espace libre et je ne réussirai pas à l'approcher à plus de dix mètres. C'était la grande vague de la science-fiction et, surtout, Michel Jeury avait acquis un statut de dieu vivant avec un roman phare. Cependant, je mesurais mal l'engouement du public, car, pour assistant à mon tout premier salon, j'imaginais que la foule s'y pressait toujours ainsi ! 
L'année suivante, suite à l'absence de public à cause d'une organisation déplorable, l'auteur du Temps incertain était beaucoup plus abordable. Sa gentillesse et sa modestie prenaient aisément le dessus sur son statut de monstre sacré, de sorte que tous passaient d'agréables heures en sa compagnie. De cette période, je conserve quelques dédicaces, en marge de revue et en première page d'un ouvrage, mais surtout des souvenirs, que le temps a rendu flous mais que la magie de la rencontre ensoleille encore.
Nous nous reverrons de loin en loin sur les stands, dans les salons et les conventions, mais aussi à la bambouseraie d'Anduze, avec une poignée de représentants de la science-fiction locale, Jean-Claude Dunyach, Pierre-Paul Durastanti, Pierre K. Rey, Noé Gaillard, et d'autres que j'oublie, ce qui nous valut, comme à ceux qui effectuaient le pèlerinage, une passionnante visite guidée des lieux. Il y eut encore, vers 1998, je crois, à l'occasion d'une rencontre à la médiathèque de Lodève, versant terroir cette fois, un dîner riche en échanges, qui me laisse un souvenir ébloui.
Il me reste des moments de lecture forts, pas seulement les grands romans de la chronolyse, ou Les Yeux géants, mais aussi les œuvres secondaires qu'il donnait au Fleuve Noir, car il y avait dans chaque écrit des idées remarquables, des réflexions qui m'apparaissaient comme autant d'amorces de récit. Sa générosité se manifestait aussi dans les idées qu'il jetait par poignées. 
Les idées, mais aussi la langue, bien tournée, claire et sans fioritures, ou au contraire subtile et riche de sens arborescents. Il m'est arrivé de lire ses textes en public, et avec d'autant plus de plaisir que l'écriture s'éprouve mieux sous la langue, et qu'on se sent davantage en phase avec l'esprit de l'auteur.
Il était aussi un lecteur attentif de ses collègues, et délivrait des conseils avec sa délicatesse coutumière, toujours enrobés d'encouragements sincères qui indiquaient, discrètement, la direction à suivre. 
Des romans m'ont bouleversé, comme May, le monde, pour la tendresse qu'il révèle, et l'incroyable richesse de son univers. Mais je me suis aussi surpris à pleurer à la lecture de La Métairie et le château qu'il avait eu la gentillesse de m'envoyer, son dernier roman, où il revenait une fois de plus sur l'affection qui liait un petit paysan à son chien – qu'y a-t-il de plus pur et de plus intemporel que ce lien-là ? 
Dans un entretien à Galaxies, Jeury estimait qu'il faudrait cinq ouvrages pour faire le tour de May, le monde, et qu'il appartiendrait probablement à d'autres de compléter cette ébauche d'univers. Il n'est pas interdit d'y rêver, à présent qu'on a la certitude de le croiser dans une de ces probabilités où il réside désormais, grâce aux liens qu'il nous a laissés pour y accéder, à savoir ses livres.
Je ne voulais pas croire, dans le dernier courrier qu'il m'adressait, en octobre dernier, que la fin était proche ; il avait si souvent évoqué la mort qui rôdait que je pensais qu'elle daignerait patienter encore un peu. Il me laissait la place, disait-il, comme si celle qu'il occupe, tout en haut de la science-fiction, et de la littérature tout court, pouvait revenir à un autre que lui. C'est bien sûr impossible : il y siège à jamais, ses merveilleux romans en témoignent.
 
 
Claude Ecken
 

Merci, Michel Aussi pour ta gentillesse. Nous avons tous bu aux sources du Temps incertain.
Pierre Jean Brouillaud

J’ai connu Michel à la fin des années 70 (Metz 78, si ma mémoire est bonne). Dans le microcosme de la SF de l’époque, où les batailles d’egos faisaient rage, il tranchait par sa modestie. Pourtant, il venait de publier Le Temps incertain, ouvrage fondamental à plus d’un titre. Tout d’abord, parce qu’il installait l’univers chronolytique. Parce qu’il se situait à un niveau rare dans la science-fiction française. Et, surtout, parce qu’il était la brillante démonstration qu’un roman du genre pouvait nourrir une véritable ambition littéraire. La place qu’a occupé d’emblée Michel Jeury dans le paysage de la SF tient probablement au soin qu’il attachait à ne pas dissocier le fond de la forme. D’où la souplesse de son écriture, qui s’adapte au genre dans lequel il évolue et au public visé, sans jamais que cette adaptation paraisse artificielle ou empruntée. Dans cette écriture repose l’actualité de ses textes, quand tant d’autres ont mal supporté le passage des ans.
Christian Leourier. 
 

 J’ai rencontré Michel Jeury pour la première fois à la convention de la science-fiction d’Angoulême - c’est assez dire qu’il y a prescription. A l’époque, Michel Jeury venait de créer la sensation avec les premiers volumes de son cycle “Chronolyse” parus en “Ailleurs et demain”. Je venais pour ma part d’en lire un qui m’avait beaucoup plu, mais dont un détail m’avait intrigué. Il s’agissait d’une épigraphe du moine Giordano Bruno.
Je profitais donc de l’occasion pour demander à Michel Jeury si cette citation  était vraiment de Giordano Bruno ou si elle était apocryphe. Il me répondit avec le sourire de celui qui a usurpé avec délectation l’identité d’un autre qu’elle était de son invention.
Au moment de confier cette anecdote à mon ordinateur, j’ai voulu savoir dans quel ouvrage exactement figurait cette citation, «Le temps incertain» ou «Les singes du temps» ? Mais je nai pas tous les romans de Michel Jeury dans ma bibliothèque (j’en empruntais souvent à la municipale) et je n’ai pas été en mesure de le vérifier. J’ai donc fait appel à quelques amis, et même au seigneur de la guerre Gérard Klein, sans succès. Ai-je inventé cette anecdote pourtant gravée dans ma mémoire - mais on sait trop bien qu’elle peut vous jouer des tours - ?
Qu’importe ! Le grand art d’un auteur de science-fiction n’est-il pas de tournebouler notre espace-temps ?
 
Jacques Baudou 

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