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Ceux qui sauront

Pierre Bordage ( Auteur), Benjamin Carré (Illustrateur de couverture)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 30/09/2008  -  jeunesse
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Ceux qui sauront

Pour le premier ouvrage de la nouvelle collection Ukronie qu’il vient de lancer chez Flammarion, Alain Grousset a frappé fort : il publie un Bordage. Une sortie d’autant plus remarquée que l’illustrissime auteur français a peu donné dans l’uchronie (les fameuses batailles uchroniques de Wang…) et dans la SF jeunesse (Kanea, la prophétie, paru en 2002 chez Mango Jeunesse, roman éponyme du dessin animé de Chris Delaporte et Pascal Pinon). En choisissant Pierre Bordage pour étrenner sa collection, Alain Grousset, auteur de nombreux ouvrages de SF Jeunesse, a misé sur la  qualité et la notoriété.

Un choix d’autant plus judicieux que le livre constitue une excellente entrée en SF, politiquement correcte, pour les collégiens en mal d’émancipation scolaire. Le livre pourrait être sponsorisé par l’Education Nationale. Combien seront-ils,  profs d’histoire ou de français, à recommander la lecture de l’ouvrage à leur classe ? Un hymne à la culture, à l’éducation et à la transmission collective du savoir : voilà ce qui se passerait si vous n’alliez pas à l’école. Merci Jules Ferry !

En 1882, la scolarité fut rendue obligatoire. L’hypothèse uchronique est la suivante : que se serait-il passé si Jules Ferry avait été assassiné cette année-là ? On sait que la Troisième République fut définitivement instaurée en 1875 à une voix près et que parmi les « revanchards », on comptait encore de nombreux monarchistes. Sans l’intransigeance du Comte de Chambord sur la question du drapeau blanc, la République eût même sans doute viré à la Monarchie constitutionnelle plus tôt. Et, pire, si une monarchie pure et dure, anti-Lumières, s’était alliée au grand Capital ? Le progrès technique (celui qui ne vaut que s'il est partagé par tous) aurait-il connu le même essor ? Qu’en serait-il de l’héritage révolutionnaire ? Que seraient devenus les droits de l’homme ? Les droits de l’enfant ? Le droit d’apprendre, de savoir et le droit d’aller à l’école ?

La première uchronie de la collection, bien léchée, a une vocation didactique. Il y a quelques années, cette thématique pédagogique aurait sans doute paru assez formelle et superflue. Mais par les temps qui courent (crise, mondialisation, terrorisme), les valeurs qui constituent notre socle idéologique (humanisme et citoyenneté républicaine) ne paraissent plus aussi universelles et éternelles. C’est le mérite de l’ouvrage de rappeler que rien n’est acquis dans les temps difficiles et de démontrer la vertu de nos valeurs par l’absurde (uchronique). C’est sans doute plus efficace qu’un cours d’éducation civique et moins traumatisant que la visite d’un camp de concentration en Pologne.

Le discours institutionnel bon teint est scénarisé, incarné et présenté sans dogmatisme, avec le brin de perversion et la touche d’anticléricalisme auquel Pierre Bordage nous a habitués. Une façon habile d’être en prise avec son temps, d’aider le jeune lecteur désorienté à surmonter un présent déprimant, de l’ouvrir à la SF et aux charmes utopiques du futur.

Une idylle des temps obscurs


Après l’exécution publique de Jules Ferry et le renversement du gouvernement Gambetta en 1882, le roi Philippe VII a  durablement installé la monarchie absolue en France. La Seconde Restauration a fermé les écoles et interdit l’apprentissage de la lecture et de l’écriture aux masses laborieuses, jugées trop dangereuses pour être instruites. Les progrès techniques sont réservés aux élites. Le Parti de l’Ordre veille.

Le jeune Jean suit clandestinement des cours de lecture orchestrés par la courageuse Magda au péril de sa vie. Pour gagner sa vie, le jeune garçon doit travailler comme saisonnier dans un grand domaine normand, avant de rejoindre les mines de charbon en Lorraine. Le travail est dur. Le salaire médiocre. Heureusement, il peut rêver à l’inaccessible Clara, fille du Directeur de la Banque Royale, qu’il a entrevue à plusieurs reprises non loin de chez lui. Elle doit être mariée à une grande famille aristocrate pour asseoir la position sociale de ses parents. Elle se résout à ce destin, même si Jean le « cou noir » ne lui est pas indifférent.

Mais les événements se précipitent : une nuit, la police surprend Jean en plein flagrant délit d’apprentissage, elle se saisit de Magda l’institutrice et de plusieurs enfants. Jean écope de cinq ans de redressement dans le terrible camp du Jura avant de s’infiltrer dans la Résistance.  Victime d’un accident de voiture, Clara est enlevée par un Quasimodo sylvestre. Portée disparue, puis répudiée par sa famille, elle rejoindra Jean dans une des plus grandes émeutes de la faim du siècle.

Liberté, égalité, scolarité


Il y a du Hugo, du Dickens, du Zola dans ce dernier Bordage. La jeunesse, la liberté, l’amour contre la misère, le froid, la faim et la brutalité policière. La solidarité contre l’indifférence. La culture contre l’obscurantisme. La révolte contre le cours chaotique du monde, la lutte pour la dignité humaine. Nous voilà revenus dans des temps attardés et redoutés. Après le retour de 29, le retour des Misérables. Et le problème, c’est que ça fait moins sourire qu’avant.

Dans son manichéisme, le monde uchronique proposé par Bordage est un prolongement conjoint des XVIIIème et XIXème siècles : aristocrates et riches bourgeois à droite, ouvriers serviles à gauche. Cette bipolarité marxienne, simplifiée à outrance, est mâtinée d’aristocratie éthérée (à la Louis XVI) et impitoyable (à la Frédéric II) baignant dans un émincé de crypto-République. Le lumpenprolétariat ne cesse de se révolter, mais son inculture, son illettrisme le condamne à échouer. Alors les plus malins, les plus instruits misent sur l’éveil des consciences par l’éducation. Ceux qui sauront sauveront les autres.

Comme toujours chez Bordage, le propos n’est ni docte, ni outrecuidant. Il est amplifié par un style élégant et fluide. Il passe d’abord par des sentiments, par des comportements, par une lutte de tous les instants contre des éléments hostiles. Jean est analphabète, mais il se soigne, au nom d’une exigence intérieure d’élévation de l’esprit humain. Clara est nantie et cultivée, mais elle refuse de mépriser les plus démunis au nom d’une sympathie et du respect de la dignité humaine.  L’auteur accumule les épreuves pour ses personnages. Jean, c’est Germinal. L’épisode de l’enfermement de Clara, c’est du Hugo version David Lynch. Clara finit par prendre pitié de son bourreau, handicapé mental. L’altérité n’exclut pas la compassion. L’univers est sombre, étouffant. Tout complot est déjoué. Toute tentative de sortie est vouée à l’échec. La monarchie est moderne. Elle est totalitaire. 

Seul l’amour naissant (et peu passionné) entre Jean et Clara et leur curiosité transcendent la noirceur du monde. Apprends, aime et le monde changera. Mais les esprits sont si abattus que les révoltes ne sont plus qu’instinctives (guidées par la mort et la faim). Rien n’est organisé. Chacun suit son chemin et se soumet. L’individualisme outrancier crée les conditions du totalitarisme. La solidarité, quant à elle, ne vaut que si elle est pensée, organisée, instruite. Elle se construit avec l’acte d’enseigner et l’acte d’apprendre.

Belle leçon de vie. Bel enseignement à méditer en ces temps troublés.
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