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Chasseurs de chimères

Serge Lehman (Anthologiste), B. R. Bruss ( Auteur), J.H Rosny Aisné ( Auteur), Jean de la Hire ( Auteur), Octave Béliard ( Auteur), Maurice Renard ( Auteur), Michel Epuy ( Auteur), Claude David ( Auteur), Raoul Brémond ( Auteur), André Maurois ( Auteur), Jacques Spitz ( Auteur), Gustav Klimt (Illustrateur de couverture)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : 
Date de parution : 31/08/2006  -  livre
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Chasseurs de chimères



Bon, on ne présente plus Serge Lehman l'auteur. Quant à l'anthologiste, ceux qui suivent se souviendront de son Escales sur l'Horizon, parue en 98 au Fleuve Noir, et dont la préface, Les Enfants de Jules Verne, reste pour beaucoup un texte de référence. On le savait depuis longtemps grand admirateur de Rosny Aîné, on connaissait aussi son obsession à œuvrer pour la reconnaissance d'un genre qu'il a toujours revendiqué haut et fort. On n'est donc pas étonné de voir le soin qu'il a apporté à cette anthologie de "l'âge d'or de la science fiction française". Un sous-titre un rien provocateur, puisque les textes présentés ici s'étalent sur une période qui va de 1887 à 1953. Provo aussi, parce que bien éloignés des thèmes de prédilection des maîtres américains de la SF Campbellienne, celle justement du fameux Golden Age. Et c'est d'ailleurs ici que cette petite bravade prend tout son sel, puisque dans sa passionnante préface -  Hypermondes perdus - , Serge Lehman va s'interroger sur les raisons qui ont empêché l'émergence d'une science fiction française avant, grosso modo, les années 50. Un malentendu qui laisse croire qu'il ne s'est rien passé entre Verne et le numéro 1 de la collection Anticipation du Fleuve Noir (Les Conquérants de l'Univers de Richard-Bessière, en 1951). Néfaste illusion que Lehman va s'appliquer à dissiper.

Pour se faire, onze textes - romans, nouvelles ou novellas - et un casting improbable qui rassemble quelques noms connus des aficionados, et d'autres qui le sont beaucoup moins. Onze textes qui, avec au total plus de 1200 pages, pourraient légitimement intimider le chaland. Pourtant décomplexez-vous, et laissez ces quelques grands anciens vous étonner.

Rosny Ainé en ouverture

A tout seigneur... c'est Rosny Ainé qui donne le ton avec Les Xipéhuz, que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier de premier texte français de science fiction. Ecrit en 1887, cette nouvelle confronte les premiers hommes à ce qui semble être une intelligence extra-terrestre qui pourraient bien faire basculer une fois pour toute leur règne naissant. A sa lecture on est frappé par la modernité de l'intrigue. Ce sera d'ailleurs une quasi-constante tout au long de cette anthologie. Le biais par lequel Rosny sort l'humanité de cette impasse est digne d'un Greg Bear. Une efficacité dramaturgique qui s'accommode très bien bien de la langue précieuse et précise de Rosny Ainé. Une langue qui n'est pas sans rappeler le roman bourgeois, et qui va contraindre le genre du "merveilleux scientifique", comme on dit alors, dans des canons qu'il aura du mal à surmonter. Ce que Lehman analyse comme une des raisons qui a coupé les ailes d'une SF à la française.

Une trentaine de pages de délice qui débouche sur ma seule réserve de l'anthologie : La Roue Fulgurante de Jean de la Hire. Vous ne le connaissez pas ? Vous devriez peut-être puisqu'on lui doit une bonne centaine de textes de genre. Feuilletoniste pléthorique, c'est dans un style de pulp très daté qu'il nous conte cette histoire d'abduction qui est sensée - avec beaucoup de bienveillance de notre part - préfigurer le space opera. C'est certainement le texte qui a le plus de mal à supporter le passage des années, mais dont la présence semble être justifiée par cette seule échappée dans le cosmos. Une rareté dans le paysage éditorial de l'époque. Il n'en reste pas moins que ce roman est aujourd'hui difficilement lisible au premier degré.

C'est ensuite une nouvelle post-apocalyptique, La Découverte de Paris d'Octave Béliard, qui nous emmène dans un lointain futur, à la découverte d'une ville lumière depuis longtemps éteinte, et enfouie sous les glaces. Le texte est lui aussi très daté, et son manque de crédibilité prête à sourire, mais sur une vingtaine de pages, c'est une consultation aux fins de documentation qui n'aura pas le temps de vous ennuyer. Mieux même, elle vous amusera sans doute, car elle n'est pas dénuée de charme.

Maurice Renard et le "merveilleux scientifique"

Le Péril bleu de Maurice Renard est incontestablement un des morceaux de bravoure de Chasseurs de chimères. Maurice Renard, en plus d'être un auteur au parcours chaotique est l'un des premiers théoriciens du genre. Dans un de ces textes fondateurs, reproduit d'ailleurs dans la préface de Serge Lehman, il en appelle à la création, ou du moins à la reconnaissance d'un genre, ce fameux "merveilleux scientifique". Il y voit un moyen d'oser cette nouvelle littérature que Gaston Gallimard appelait de ses vœux, et la définition qu'il en propose ne différera guère que celle que soumettra dix-sept ans plus tard Hugo Gernsback dans l'éditorial du premier Amazing Stories. Concernant Le Péril bleu, c'est pourtant quelque part entre La Guerre des Mondes de Wells et Le Mystérieux Docteur Cornélius de Gustave Le Rouge qu'il va falloir aller chercher un équivalent. Présenter sous la forme de ce qui pourrait aujourd'hui faire figure de transfiction, Renard dévaste la paisible campagne de l'Ain, la vidant peu à peu de ses modestes trésors, et de ses habitants. Mystérieuses razzias aériennes, qui s'orchestrent avec bonheur en mystères et boules de gomme. Ecrit en 1912, la langue est juste assez surannée pour donner à cette rocambolesque aventure un parfum désuet de feuilleton. Ce qui est en revanche parfaitement remarquable, c'est l'aplomb avec lequel Renard assume à la fin, la plus fumeuse des idées qui soit. Il la revendique avec un tel culot, qu'elle ne peut que fonctionner à merveille. Il faut dire aussi que le bonhomme à la plume assez vive pour qu'on veuille bien l'excuser de tirer parfois à la ligne.

Anthéa de Michel Epuy est un De la Terre à la Lune un peu fadasse, mais trop court pour être vraiment gênant. Il en va tout autrement avec Les Dieux rouges de Jean d'Esme, dont le présent roman est vraisemblablement la seule incursion dans le domaine qui nous intéresse. Le monde perdu est, nous dit Lehman, un thème récurrent de ce merveilleux scientifique, et Les Dieux rouges en est un magnifique, bien qu'assez atypique exemple. Plus proche de Lucius Shepard, que de Rider Haggard et de ses Mines du Roi Salomon, on est frappé par l'extrême noirceur de ce roman, qui reprend les canons du sous-genre, en les transformant en un drame humain qui prend toute son ampleur grâce à l'écriture épique de Jean d'Esme (qui employait d'ordinaire son lyrisme dans le champ plus restreint des biographies militaires). Il n'est finalement guère surprenant d'apprendre que Les Dieux rouges est l'un des livres de chevets de Philippe Druillet, tant son univers baroque s'y insère naturellement. Avec ses trois cent et quelques pages, il est le dernier "pavé" de cette anthologie. Passé Après la grande migration, dernier intermède court qui est un mélange étrange de monde perdus, de post-apo et de utopie prospective, on va maintenant croiser dans des formats qui sont plus familiers aux amateurs du Fleuve.

Raoul Brémond, insigne inconnu

Des formats familiers, mais des thématiques qui le sont moins, comme en témoigne Par delà l'univers, court roman signé de Raoul Brémond, insigne inconnu, vraisemblablement scientifique, qui s'illustre ici avec ce qu'il faut bien appeler, un récit de hard science. Avec un style économe, et une dramaturgie réduite à sa plus simple expression, Brémond nous emmène dans une dimension parallèle, mais avec une rigueur scientifique et un esprit visionnaire troublant. En effet, alors qu'il écrit en 1931, son voyage entre les possibles, n'est pas sans évoquer les plus pointues des théories qui sont encore aujourd'hui l'apanage de quelques rares spécialistes, comme celle des super-cordes ou celle de l'inflation cosmique d'Alan Guth.

Et c'est cette dévotion à la science - bien que sous une forme plus littéraire - que l'on retrouve dans le très stevensonnien Peseur d'âmes d'André Maurois, publié lui aussi en 1931. N'allez pas croire à une homonymie opportune, il s'agit bien de l'Académicien, biographe de Balzac, Hugo, Shelley, Disraeli et George Sand, et auteur -entre autres- des Roses de septembre, le classique pour mémères qui fit le ravissement de générations entières d'amatrices de bonbons à la violette et de Werthers originaux. Stevensonnien, d'accord, mais on retrouve dans cette histoire d'un médecin anglais capable de capturer les âmes des défunts, une noirceur de sépulcre que n'aurait pas reniée les Shelley. L'écriture y est finement bourgeoise, mais sait se démarquer de l'atemporalité des autres textes présentés. Ainsi Maurois s'y réfère-t-il à la Première Guerre Mondiale, et replace - lui aussi - son récit dans le contexte scientifique du moment. Autant d'éléments qui contribuent à faire de ce Peseur d'âmes l'un des textes les plus envoûtants de Chasseurs de chimères.

Toutefois qu'il faille attendre le début des années 30, avec Brémond et Maurois, pour que se dissipe tant soit peu cette méfiance que les auteurs du genre ont semblé nourrir à l'encontre de la science, apporte un éclairage neuf sur notre capacité à proposer une alternative à un modèle de courant littéraire qui, à l'époque, s'était déjà initié Outre-Atlantique.

B.R Bruss pour finir

Et, une fois rejointe par la réalité, la science de la fiction va faire amorcer au genre un virage qui sonnera le glas de ce merveilleux scientifique décrit par Maurice Renard. Le premier aperçu que Serge Lehman nous propose de cette mutation est Les Signaux du soleil de Jacques Spitz. Là encore, Spitz est un écrivain qui ne s'est adonné à la science fiction que par intermittence. Il finira d'ailleurs par renier sa production SF, ce qui est fort dommage, étant donné la qualité de son œuvre. Dans Les Signaux du soleil, c'est une guerre commerciale entre Mars et Vénus qui va ravager la Terre, la privant peu à peu de son atmosphère. S'ouvrant comme un thriller scientifique, servi par une galerie de personnages bien croqués, le roman va petit à petit se laisser envahir par une ironie sauvage et cruelle. Sa date de publication - 1943 - n'est sans doute pas étrangère à ce glissement insolite, et l'observateur attentif ne manquera pas de relever l'habileté de Spitz, qui joue à écrire entre les lignes pour tromper la censure de l'Etat Français. En résulte un livre hybride, mélange des genres inédit, mais très maîtrisé, qui vous emportera facilement jusqu'au bout de son intrigue.

Et enfin pour clore ce pavé consacré aux vieux maîtres, B.R Bruss s'imposait avec la même évidence que Rosny pour l'ouvrir. Pilier historique d'Anticipation, c'est avec son dernier roman paru avant qu'il ne rejoigne le Fleuve Noir, que Serge Lehman nous le fait redécouvrir. L'apparition des surhommes  est un livre charnière. Nous ne sommes plus tout à fait dans le merveilleux scientifique, mais pas encore de plein pied dans la science fiction. Celle qui va désormais prendre ses marques et s'installer dans ce confortable ghetto qu'elle ne manque pas de détester sans jamais vouloir le quitter. Un peu l'un et un peu l'autre, le lecteur qui vient de voguer au long cours sur les mers de ces "hypermondes perdus", va retrouver ses marques, sentir la brise de terre et voir se dessiner au loin les côtes familières de son Imaginaire francophone.

Mille deux cent pages donc qui peignent un tableau contrasté de cet Âge d'Or. Une manière d'histoire de la science fiction française, manière d'histoire aussi de la pensée scientifique et de son mariage de raison avec la littérature. Un amour froid qui jamais vraiment ne débouchera sur la passion tranquille de ces vieux couples qui partagent depuis longtemps la même chambre à coucher. Chasseurs de chimères est un peu tout ça. Tout ça et plus aussi. Belle arithmétique que cette anthologie, où le tout est bien plus grand que la somme des parties. La faute sans doute à la passion et à l'élégance avec laquelle Serge Lehman l'a composée (comme l'illustre bien la symétrie entre les textes de Rosny et Bruss). On ressort de ce périple avec une piqûre de rappel indispensable. Un vaccin à la lassitude, par irrigation de notre sens du merveilleux. Une reconquête de notre candeur passée, portée par le bonheur de redécouvrir nos racines.

Serge Lehman a dit ailleurs qu'il avait encore de quoi en faire quatre autres. Allez... chiche !

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