Auteure féministe engagée, Joanna Russ a fait ses débuts littéraires au cours des années cinquante mais c’est surtout au cours des deux décennies suivantes que ses textes les plus marquants ont été publiés et, pour quelques-uns, récompensés. Proche du courant new wave, son roman le plus connu reste The Female Man (traduit en français sous le titre de L’autre moitié de l’homme). Le prétexte en est des plus limpides : il s’agit du voyage au vingtième siècle effectué par une femme venue d’un futur où tous les hommes ont été éradiqués par une terrible épidémie… Au cours de ses années consacrées à l’enseignement universitaire (elle fut l’élève de Vladimir Nabokov), Joanna Russ a publié de nombreux articles, surtout à propos de littérature et de féminisme. Disparue en 2011, elle a légué à la bibliothèque de l’université de l’Ohio son importante collection d’œuvres slash (fanfiction gay).
Un thème, des siècles d'histoires...
L’unité des textes qui figurent dans les pages des Gens (extra)ordinaires est assurée par leur présentation dans un ordre qui progresse depuis le Haut Moyen Âge jusqu’à des futurs peut-être pas si lointains. Ce choix est reflété par le style adopté, chaque fois différent, du classicisme des premières nouvelles à des formes narratives plus originales pour les suivantes. « Âmes », la novella qui ouvre le recueil, met le lecteur au pied du mur : prenant à contre-pied les stéréotypes, elle conte la résistance d’une vieille abbesse, Sainte Radegonde, face à une horde de solides Vikings assoiffés de pillage. Fidèle à ce principe, la suite du livre poursuivra le parcours chronologique amorcé, avec pour motif récurrent les thématiques personnelles et professionnelles de l'auteure : le genre et l’homosexualité.
Des textes exigeants, pour le moins...
Parfois, comme dans « Le mystérieux jeune gentleman », l'aspect science-fictif peut se révéler difficile à repérer et seul l'intertexte censé lier l'ensemble en une sorte de fix-up donne quelques indices à ce sujet. « Corps », une des nouvelles les plus courtes au sommaire, en est aussi l'une des plus déroutantes, jusqu'à la révélation finale qui l'éclaire et fait de ces quelques pages étranges l'un des moments forts de cette collection de textes. Impossible de résister au plaisir de citer le titre tout en longueur, caractéristique des années soixante-dix, de l'avant-dernière nouvelle, « Qu'as-tu fait pendant la Révolution, Grand-mère ? » Encore une fois, le style est ardu et l'immersion difficile. Pourtant, cette histoire très originale à mi-chemin entre la SF et la fantasy recèle une des théories les plus remarquables de l'histoire de la SF à propos des univers parallèles, basée sur le calcul de leur coefficient de réalité. Des gens (extra)ordinaires est un livre qui, sans figurer parmi les chefs-d'œuvre intemporels de la littérature, possède néanmoins suffisamment de moments forts pour en justifier la lecture et, surtout, ouvre des portes vers cette radicale étrangeté que recherchent les lecteurs vraiment curieux...