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Dossier Librairie : Mollat à Bordeaux
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Dossier Librairie : Mollat à Bordeaux

Actusf : Quels chemins avez-vous suivi pour devenir libraire et vous occuper du rayon “Imaginaire” ?
Loïc Nicolas : Après une licence de Lettres Modernes, et ne voulant surtout pas être enseignant, j'ai tenté sur un coup de tête, et réussi, le concours d'entrée à l'IUT Métiers du Livre de Bordeaux III. Quelques mois après avoir obtenu mon diplôme, en mars 1999, j'ai été embauché par la librairie dans laquelle je travaille encore aujourd'hui. En 2003, le rayon BD/SF s'est agrandi, un second libraire y devenait nécessaire. J'ai manifesté mon intérêt pour ce rayon en mettant en avant que j'étais un lecteur compulsif de SFFF... et j'ai eu le poste.
 
Actusf : Parlez-vous de votre librairie et de sa taille. Pouvez-vous nous la présenter ?
Loïc Nicolas : La librairie Mollat est la première librairie indépendante de France. Quelques chiffres pour donner une idée de sa taille : 2 700 m² de surface de vente, une centaine de salariés dont 56 libraires, 180 000 références, 25 millions d’euros de chiffre d’affaires réalisés dans trois canaux de vente (magasin, bibliothèques, site internet). Elle existe depuis plus d’un siècle, est située dans le centre ville de Bordeaux ; c’est un acteur majeur de la vie culturelle de la ville.
 
S’étant étendue peu à peu, entrer chez Mollat c’est s’aventurer dans différents espaces, différentes pièces, aux ambiances changeantes, chaque lieu à l’intérieur du magasin étant dédié à un domaine éditorial précis. On a l’impression de se promener dans une agrégation de librairies spécialisées. Le rayon SFFF n’y est pas associé au Polar mais à la BD.
 
Actusf : Comment choisissez-vous les titres que vous prenez en rayon ?
Loïc Nicolas : La taille de mon rayon me permet de prendre presque tout ce qui sort chez les éditeurs ayant un distributeur.
Mes choix se manifestent donc plus dans le nombre d'exemplaires que je prends de chaque titre. Prendre deux exemplaires d'une nouveauté ou trente dépend des réponses apportées à certaines questions, telles que, en vrac :
Est-ce que c’est attendu par mes clients (en magasin, bibliothécaires ou internautes), est-ce que je souhaite leur faire découvrir ? Est-ce que j'ai déjà lu quelque chose de l'auteur ? Est-ce que j'ai aimé un ou plusieurs de ses livres précédents ? Comment j'ai vendu les précédents ? Quelle est l'histoire, me plait-elle, suit-elle une mode, en anticipe-t-elle une ? Ce livre est-il important dans le parcours littéraire de l'auteur ? Dans quel genre/courant s'inscrit ce livre ? L'éditeur y croit-il beaucoup ? Je tranche donc suivant mes lectures précédentes, mes goûts, mes historiques de vente, les argumentaires proposés par les représentants, le sens du vent qui souffle sur les forums. La notoriété de l'auteur joue aussi beaucoup bien sûr, ainsi que sa réputation. Et pour être clair, si je connais personnellement l'auteur et/ou son éditeur joue aussi.
 
Actusf : Quels sont les titres qui fonctionnent le mieux ? Y a-t-il des genres qui se vendent mieux que les autres ?
Loïc Nicolas : Au niveau des titres, j’ai deux prescrits : Fahrenheit 451 et Des fleurs pour Algernon ; ensuite on trouve Goodkind, Hobb, Pratchett et dans une moindre mesure (leurs ventes s’érodent), Feist et Gemmell.
Un peu en dessous, on a pêle-mêle : Asimov, King, Tolkien, Simmons, Martin, Adams, Dick, Herbert.
Si on ventile par genre, au global, les proportions s’établissent (à la louche) à 25 % de SF, 60 % de Fantasy, 15 % de Bit Litt/Urban Fantasy/Fantastique.
 
Actusf : D’après vous, quelles sont les raisons qui font qu’un livre marche bien dans votre librairie ? Quelle est la part de votre conseil, de la couverture, de l’importance de l’auteur ou du “buzz” autour du livre ?
Loïc Nicolas : L’importance de l’auteur, oui. Une mauvaise couverture n’a sans doute pas d’effet négatif sur les ventes (j’ai pu vendre une quarantaine d’Eifelheim malgré le cancer que ce livre affichait) et une bonne participe au succès du livre.
 
Quant au “buzz”, si on met sous ce terme le bruit généré par les prix, les passages dans les médias traditionnels et les chroniques des sites Internet et des blogs, les discussions sur les forums, l’impact est faible si ce n’est pas relayé sur le livre, par un bandeau pour un prix, par une citation d’une chronique élogieuse collée sur la couverture.
 
Le “bouche-à-oreille” authentique reste aussi puissant que rarissime ; pour moi, l’exemple parfait reste La Horde du Contrevent en poche qui a touché un très large public (je vends quand même assez rarement des titres non prescrits à plus de 250 ex.), avec des clients qui viennent le chercher en me disant “On m’en a parlé”, “On me l’a conseillé”.
 
Le conseil du libraire, pour finir. Sans surprise, je pense que c’est le meilleur moyen de bien vendre un livre. Ça peut multiplier les ventes par trois, quatre voire plus suivant la période de l’année, et sur du plus long terme : une bibliothèque séduite par un livre ou un auteur que je lui aurai conseillé va en retour entraîner la venue à la librairie de clients souhaitant trouver d’autres livres similaires, d’autres titres de l’auteur, et c’est un mouvement qui s’entretient plusieurs années.
 
Actusf : On parle souvent d’un déclin de la science fiction par rapport à un essor de la fantasy. Avez-vous l’impression que c’est le cas ? Est-ce que la SF se vend moins bien ces dernières années ? Et la fantasy ?
Loïc Nicolas : C'est un peu la doxa dans Notre Club, non ? : la SF se casse la figure, la Fantasy stagne après 10 ans de progression, la nébuleuse Bit Litt'/Fantasy Urbaine se taille désormais la part du lion.
Pour nuancer ce tableau :
Si on se bat, on fait encore de très belles ventes avec des titres SF (Spin est dans le top 5 de mes ventes de grands formats, par exemple), et les grands auteurs du fonds SF sont toujours bien fréquentés par des lecteurs de tous âges. Par ailleurs, c’est encore la SF qui a le plus de chance d’attirer des lecteurs qui ne lisent habituellement pas d’imaginaire, avec des romans en lien étroit avec nos préoccupations actuelles ou qui ont une dimension plus littéraire. Encore faut-il que le libraire qui a le rayon en charge s’y intéresse, que les représentants des maisons d’édition aussi. Il y a peu d’espoir : les futurs libraires que j’ai pu croiser lors de leurs stages semblent plus orientés Fantasy que SF.
 
La Fantasy stagne voire décline, victime de sa surproduction et de son formatage. Elle draine quand même encore un très large public. Une partie de son lectorat s’est détournée vers la Bit Litt’, qui est désormais une composante à part entière du paysage des littératures de l’imaginaire. Reste que, dans mon rayon, la progression de cette dernière est bien moins importante qu’a pu l’être celle de la Fantasy quand elle a “explosé”. Sans doute parce que la clientèle Bit Litt’ est majoritairement adolescente et donc ses ventes se font au niveau des rayons jeunesse ou ados ; même si elle s’est durablement et largement installée dans mon rayon, les grosses ventes se font donc en dehors de mon périmètre. Dans mon rayon, sorti de Laurell K. Hamilton, Charlaine Harris et Patricia Briggs, les séries vivent plus ou moins bien en poche - en grand format, c’est calamiteux.
 
En fait, la question n'est plus de savoir quel genre ou quel courant se vend le mieux. Depuis les cinq ou six derniers mois, la différence significative se fait entre le poche et le grand format. Les ventes de ce dernier accusent un fort ralentissement qu'on ne constate pas pour le poche. La faute sans doute au contexte économique, au prix des livres, à la concurrence de la vente d'occasion.
 
Actusf : Avez-vous l’impression dans votre librairie que les acheteurs de Bit Litt’, de science fiction et de fantasy sont les mêmes lecteurs ?
Loïc Nicolas : Il me semble que les lecteurs qui lisent de tout sont une infime minorité de ma clientèle. Le « Il me semble » est très important : dans une journée, je n'ai parfois affaire à aucun client, alors que je ne vends presque jamais moins de trente volumes par jour. Difficile dans ces conditions de faire des typologies de clientèles fiables.
 
Mais j’ai cru constater que les lecteurs de Space Op’ plus ou moins militaristes partagent avec les lectrices de Bit Litt’ un rejet de tout autre littérature que la leur.
 
Actusf : On parle parfois de séparer dans les rayons la science fiction et la fantasy. Etes-vous pour ou contre ? Et pourquoi ?
Loïc Nicolas : Je fais la distinction entre SF, Fantasy et Fantastique sur mes tables de nouveautés grand format et c'est tout. Les nouveautés en poche sont mélangées ; le rayon grands formats est classé par auteur ; le rayon poches aussi, à deux exceptions près : les franchises de jeux/films sont classées à part, ainsi que la bit-lit (à part mais en bonne place). Je me sens bien avec ce système hybride, qui semble aussi satisfaire ma clientèle ; ce qui me pousse à affirmer que cette question de séparation n'a pas grand sens. Et puis elle perd beaucoup de son acuité et de son importance quand on est la plupart du temps confronté à des acheteurs qui ne savent pas faire la différence entre « science fiction » et « fantastique » - le terme « fantasy » étant encore moins usité que les deux précédents. Ceux qui savent faire la différence entre SF, Fantasy et Fantastique semblent quant à eux très bien s'accommoder de mon classement. Je ne pense pas qu'il y ait un classement idéal, ou s'il y en a un, c'est un par point de vente. Et puis rien n’est figé, surtout quand on est attentif aux désirs des clients, à l’évolution de leurs goûts ou aux mouvements du marché ; j’ai reconfiguré mon rayon pendant l’été 2010 pour mieux valoriser mon offre en livres de poche, fin 2012 le rayon va changer de place dans la librairie à l’occasion d’un grand réaménagement et se rapprocher du rayon Ados afin de mieux cultiver leurs points communs.
 
Actusf : Comment voyez-vous la multiplication des titres et des éditeurs ? Est-ce que cela est un problème pour vous ?
Loïc Nicolas : Pour mon dos, c'est un grave problème. Blague à part, au niveau de la présentation des livres en piles, ça pose des problèmes juste avant l’été et surtout sur les quatre derniers mois de l'année, quand tout le monde sort des livres alléchants en même temps et qu'on a envie de remettre en avant les coups de cœur des mois précédents. Là, ça coince. Il faut faire des choix drastiques, sacrifier des titres en espérant qu’on ne se trompe pas. Rater un bon livre est de plus en plus un danger puisqu’il n’est plus possible non plus d’espérer pouvoir lire tous les livres essentiels de l’année.
 
Ça ferme aussi la porte aux petits éditeurs (en plus de leurs difficultés pour être correctement distribués). On n’a presque pas de place pour eux une fois que la production des “grands” est installée. Ça devient même difficile pour les collections de gros éditeurs généralistes avec peu de sorties mensuelles d'exister dans ce contexte ; si elles ne sont pas défendues, elles souffrent de plus en plus d'un manque de visibilité. Ça ne m’empêche pas de suivre l’activité éditoriale d’Actusf, de Griffe d’Encre et de commencer à me pencher sur les éditeurs d’Imaginaire distribués par Lokomodo. C’est une bataille permanente avec les espaces disponibles.
 
Enfin, ça touche aussi le fonds. J'en parle dans la question suivante.
Néanmoins, il faut quand même reconnaître que la surproduction ambiante garantit une grande richesse de l'offre. Toutes les envies des lecteurs sont couvertes, on nous propose souvent d'excellents textes dans toutes les niches éditoriales de l'Imaginaire et les éditeurs publient régulièrement des livres qui ont le potentiel pour recruter au-delà du lectorat « de base ».
 
Actusf : Comment gérez-vous votre “fonds” ? Arrivez-vous à avoir du fonds dans votre librairie ?
Loïc Nicolas : J'ai grosso modo 50 mètres de linéaire à ma disposition, répartis entre 20 mètres pour les grands formats et 30 pour le poche. Ça me permet d'avoir environ 2 000 références, incluse la centaine de titres de moins de trois mois présentée en piles sur les tables (les fameuses « nouveautés »).  Il faudrait pouvoir comparer avec le nombre de références présent dans une librairie spécialisée (censée avoir un fonds plus important qu'une généraliste) pour que ce chiffre « parle ».
 
Pour donner une idée plus précise de ce qu'implique la surproduction éditoriale sur le fonds : notre logiciel de gestion nous permet d’affiner les stocks sans détruire le nombre de références ; ainsi, j’ai encore pas mal de titres en 1 exemplaire qui ne se vendent qu’une fois par an voire dans les 15 derniers mois, ce qui n’est déjà pas si mal. Il y a 5 ans, on pouvait aller jusqu’à une rotation d’une fois tous les deux ans.
L'autre problème, c'est la quasi impossibilité de promouvoir ne serait-ce que le temps d'une opération commerciale de trois mois le fonds de catalogue d'un éditeur. La place manque. Ça reste possible avec une réelle volonté de l’éditeur derrière : l’opération Lunes d’Encre pour les 10 ans de la collection, ou les rééditions estivales de Bragelonne à 10 euros de titres de son catalogue.
 
Et puis le site Internet de la librairie s’avère un excellent outil pour résoudre ce problème de place.
 
Actusf : Votre métier a-t-il évolué ces dernières années ? Qu’est-ce qui a changé ?
Loïc Nicolas : La librairie a intégré ce qui a radicalement changé notre manière de vivre, de s’informer et de se cultiver : Internet. Les libraires se sont en partie dématérialisés avec la naissance de Mollat.com en 2001. Le but du jeu n’est évidemment pas de concurrencer un géant comme Amazon mais que notre site reflète au mieux notre savoir-faire et notre expérience “dans la vie réelle”. Donc c’est bien un site de vente en ligne mais aussi un endroit où l’internaute peut découvrir des coups de coeur, des dossiers et des bibliographies thématiques (le plus souvent en phase avec l’actualité), des vidéos, des podcasts construits autour de chroniques de libraires, des blogs, des espaces dédiés, aux ados par exemple ou aux bibliothèques. Le site nous permet également de communiquer sur nos dédicaces, nos expositions, nos partenariats évènementiels, nos 250 conférences annuelles. Tout ce bouillonnement s’exprime aussi sur Facebook, Twitter et les deux web TV de la librairie (sur Youtube et Dailymotion).
 
C’est pourquoi, dans ce cadre, l’effort des librairies pour devenir des acteurs importants de la vente de livres numériques est loin d’être vain, au contraire. Qu’il soit imprimé ou numérisé, un livre reste un livre et notre métier, ce pour quoi les gens viennent vers nous et reconnaissent notre valeur, c’est de séparer le bon grain de l’ivraie, faire découvrir des auteurs, vivre des fonds, trouver le bon livre pour la bonne personne. Du moment que nous sommes présents sur Internet et capables d’y travailler comme dans la vie réelle, la question du prix du livre et du piratage ne suffiront pas à détourner massivement les gens de nous parce qu’on ne se contente pas de vendre des livres mais qu’on est aussi et surtout un filtre, une aide au choix, un guide avec la légitimité d’années d’expérience, que ce soit en chair et en os ou à travers le réseau.
 
Actusf : Quelles ont été les meilleures ventes en 2010 ?
Loïc Nicolas : J'ai fêté le centenaire des éditions Gallimard un an à l'avance puisque sur mes cinquante meilleures ventes il y a 16 Folio SF (dont Bloodsilver, Janua Vera, Le Trône d’ébène, La Horde du Contrevent et La Tour de Babylone). Spin est en quelque sorte à la première place puisqu'il n'est devancé que par Fahrenheit 451 qui est énormément prescrit dans les écoles.
Ça a aussi été l'année « Communauté du Sud » dont tous les volumes sont dans mon top 50 et la moitié d'entre eux dans mon Top 20.
 
A noter aussi de très bonnes ventes sur Les âmes vagabondes, Flashforward, Glyphes, La Vérité (Annales du Disque-Monde), le premier volume des Univers Multiples de S. Baxter.
 
En grand format, Goodkind tient toujours sa place de meilleur vendeur de Fantasy, talonné par le dernier tome de la trilogie Autre-Monde de Maxime Chattam, Robin Hobb est aussi bien présente avec le premier tome des Cités des Anciens et plusieurs tomes des cycles précédents en poche. Dans les dix premiers on trouve aussi Stalker et pour la deuxième année consécutive Gagner la guerre, que j’ai tant aimé.
 
Cygnis, Axis, L’Ange blond, Les Magiciens, Allez les mages ont aussi fait une belle carrière sur table.
 
Actusf : Quels ont été vos derniers coups de cœur de lecteur ?
Loïc Nicolas : Avec un peu de recul, Bankgreen est ce que j'ai lu de plus fort depuis le début de l'année. Les grands espaces sauvages conviennent aussi bien à Di Rollo que ses univers claustrophobiques précédents et qu'il a réussi avec Niobo à m'émouvoir avec une palette de sentiments très variée et subtile. Ex-aequo, mais côté SF, Destination Ténèbres est une tuerie qui m’a hypnotisé, happé et regurgité complètement béat de plaisir ; détrône haut-la-main Croisière sans escale de Aldiss sur le même thème. Planète à louer et D'or et d'émeraude s'inscrivent aussi dans mon palmarès parce que leurs auteurs les ont fait à la fois exotiques et universels. Côté pure détente, j'ai particulièrement apprécié Sans âme de Gail Carriger, une « bit-litterie » victorienne spirituelle et grâcieuse et Frey de Chris Wooding qui est à la littérature SF ce que Firefly/Serenity à la SF télévisuelle.

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