- le  
Eterna
Commenter

Eterna

Inutile de s'étendre trop longuement sur la carrière de Clifford D. Simak, puisqu'il s'agit d'un auteur incontournable dont tout le monde ou presque a lu, ou devrait le faire sans tarder, ses livres qui font partie des grands classiques de la science-fiction, en particulier Demain les chiens et Au carrefour des étoiles. D'excellentes et récentes anthologies de ses nouvelles sont également disponibles, comme Voisins d'ailleurs et Frères lointains. On a fréquemment relevé dans ses textes un parfum de nostalgie et des ambiances bucoliques, on n'a jamais manqué d'y remarquer l'accent porté sur des sentiments tels que la fraternité et la tolérance, mais l'aspect subversif présent dans certaines de ses fictions a trop souvent été négligé. Loin d'être nostalgique d'un hypothétique âge d'or, Clifford Simak semble vouloir tirer profit des leçons du passé plutôt que d'imiter celui-ci, et lorsqu'il prône une vie en harmonie avec la nature ou ironise sur une société obsédée par le profit, nous le sentons bien proche de préoccupations très actuelles et peut-être bien éternelles...
 
Défunt, trop défunt
 
La société Eterna l'a annoncé au monde entier : le secret de l'immortalité est sur le point d'être découvert, c'est pour dans dix ans tout au plus ! Mais d'ici là, pourquoi prendre le risque de mourir définitivement alors que des équipes spécialisées sont prêtes à intervenir et à vous cryogéniser dès qu'elles en recevront le signal, grâce à la puce greffée sur chaque être humain ? Lorsque toutes les maladies auront été vaincues, Eterna et ses spécialistes vous réveilleront, vous guériront et vous vivrez heureux jusqu'à la fin des temps avec les bénéfices de l'argent que vous aurez judicieusement placé, pourquoi pas, dans des actions d'Eterna ? En attendant, il ne vous reste qu'à travailler très dur et économiser en vous passant du superflu. Le bonheur est pour demain, n'écoutez pas ceux qui prétendent le contraire, ces soi-disant Saints, des hypocrites qui n'ont à proposer qu'une vie éternelle désincarnée, ou d'autre rebelles pires encore, les Fainéants, des vauriens qui refusent de travailler honnêtement. Mais l'ordre règne et les contrevenants à la loi d'Eterna sont punis après avoir été jugés par un tribunal d'autant plus équitable qu'il est constitué par... des robots !
 
Cynique, l'auteur de Demain les chiens ?
 
Après la lecture d'Eterna, on peut difficilement continuer à faire de Clifford D. Simak un écrivain pour lecteurs naïfs et à mille lieues de ce que nous impose la réalité. Il nous livre ici une description impitoyable d'un monde dont les dirigeants, sous des apparences altruistes, ne recherchent finalement que le profit. La population qu'il décrit, hormis une poignée de rebelles déconsidérés, est aveuglée par les promesses de santé et de prospérité éternelles. Pour cela, la Terre entière est disposée à travailler toujours plus durement dans l'espoir de réaliser ce qui n'est peut-être bien qu'une chimère. La société Eterna donne l'exemple en réalisant le vieux rêve américain : au départ une petite entreprise dynamique, elle a finit par dominer le monde grâce à son travail acharné. Atteinte d'enflure, cette puissance, à son apogée, conduit forcément à de terribles aberrations. Dans la perspective de la résurrection de milliards d'être humains, Eterna couvre la planète de béton et d'immeubles qui restent vides dans l'attente de futurs et hypothétiques locataires... Mais Eterna prétend posséder un nouvel atout : le voyage dans le temps serait, lui aussi, sur le point d'être découvert et règlera définitivement le problème de la surpopulation...
 
En illustrant les dérives d'une alternative scientiste à la religion, Clifford D. Simak touche une corde sensible : le besoin d'espoir de l'espèce humaine, trop puissant pour être ignoré, vouerait-il celle-ci à se faire éternellement duper ? L'opposition entre les ordres matériels et spirituels disparait alors, ou plutôt se fond dans une même et vaine quête. Le roman, construit avec toute l'habileté dont savait faire preuve ce maître de la science-fiction, alterne le fil narratif principal avec de courtes nouvelles qui décrivent l'arrière-plan social de l'univers dans lequel se déroule l'histoire, avant de tout resserrer dans un nœud final impeccable. Les passages introspectifs, les passages sur la foi, n'évoqueront probablement pas moins que le meilleur de Philip K. Dick lorsqu'il publia Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ou Coulez mes larmes, dit le policier. Simak s'en différencie cependant par un recul cynique dont l'auteur de La trilogie divine n'a pas souvent fait preuve à ce sujet (à moins que...) On ne retrouve, partiellement, le Simak des hagiographies habituelles que vers la fin du roman où l'on prend conscience que l'analyse lucide et impitoyable dont il a fait preuve tout au long du récit constitue justement ce qui lui permet de garder espoir, car si la chair est faible et les Dieux absents, l'Humanité s'efforce tout de même de faire de son mieux...

à lire aussi

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?