Comme le dit Jean-Claude Dunyach, l'anglais est la lingua franca de la SF. Aussi, lorsque l'on parle de traduction des auteurs français, il convient d'énoncer les choses clairement : il s'agit avant tout de traduction en anglais. L'enjeu est simple. Voir son texte publié sur un support anglo-saxon - pour ne pas dire américain - augmente significativement ses chances de le voir traduit en d'autres langues.
Puisque, paraît-il, nous vivons dans le monde merveilleux de la mondialisation, il ne serait donc pas idiot de penser que les échanges de biens, fussent-ils culturels, se fassent dans les deux sens. Mais dès qu'il s'agit du marché américain, les règles changent un peu. Les vieilles habitudes ont la vie dure, et on tend plutôt à se retrouver avec, ce qui semblerait être vu d'ici, être un mélange assez malsain de doctrine Monroe et de plan Marshall. Un cocktail, d'ailleurs, qui est la norme pour à peu prêt tous les secteurs industriels. Alors vous imaginez bien que la littérature de science fiction ne va pas faire exception.
Œuphémisme dès lors que de dire que nos écrivains sont peu traduits à l'étranger. A ce point d'ailleurs, que la différence subtile entre "peu" et "pas" provient surtout de l'acharnement de certains d'entre-eux. Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler que chez nous, se sont les éditeurs qui prennent l'initiative de la traduction. Ils lisent, ou on lit pour eux, des romans étrangers, ils négocient ensuite les droits auprès de l'auteur, ou plus souvent auprès de son agent, et commandent une traduction en vue de publication.
La démarche va être strictement inverse pour un auteur français désireux de se voir traduit. Quand on le lui demande, Jean-Claude Dunyach, réputé pour avoir connu le plus souvent les honneurs d'une publication Outre-Atlantique, nous l'avoue sans complexe : "... je suis - de loin - celui qui a le plus publié en anglosaxonie au fil des années. Pas parce que je suis le meilleur, mais parce que je suis le plus riche... J'ai simplement les moyens de me payer des traductions et d'avancer le fric..."
Lorsqu'on leur demande les raisons qui motivent cette politique éditoriale, ceux qui ont tenté la percée anglo-saxonne parlent souvent du manque presque total de lecteurs en français capables de conseiller les éditeurs et, conséquemment, de traducteurs valables. Imparable. Jean Pettigrew, le patron des éditions québécoises A Lire, modère un peu cette belle unanimité. Du fait de sa proximité avec le marché US, il a eu l'occasion de tâter le terrain avec plus de persévérance, et a très tôt réussi à vendre ses auteurs à l'export. Il a pu constater que lorsqu'ils estiment que le jeu en vaut la chandelle, ou quand des relations de confiance se sont instaurées, ses confrères états-uniens savent très bien dégoter des lecteurs compétents. Quitte à les débaucher dans leur pôle de littérature générale. "Au départ, tous les éditeurs anglophones disent qu'ils n'ont pas de gens capables de lire le français, mais quand le contact est entretenu sur une longue période et que des amitiés se développent, voilà qu'ils s'en découvrent soudain !"
“Les anglo-saxons n'ont besoin de personne."
Car la littérature française s'exporte. Sous une certaine forme du moins. Des classiques, s'y est forgée une idée de la France - pas follement novatrice je vous le concède - qui fleure bon le terroir. Une lecture au son de l'accordéon en somme, et qui ne cadre guère avec les productions de nos champions de l'Imaginaire.
Non ! Les vraies raisons qui poussent les éditeurs US à nous bouder sont en fait bien plus abruptes. Si bons soient-ils nos écrivains ne les intéressent pas. Simple. Clair.
Il est bien évident que notre production est trop marginale, et trop peu représentée pour qu'on songe même à parler avec pertinence de protectionnisme. Si certains éditeurs considèrent avec mépris notre acharnement à écrire de la SF, ils ne constituent guère qu'une frange inculte largement minoritaire. Une simple recherche à "Jules Verne" sur Amazon.com suffit à s'en convaincre. Mais comme le rappelle assez justement Thierry Marignac, traducteur mais aussi ancien directeur de collection pour Rivages Noir: "Pour des raisons manifestes, les Amerlocks, qui ont inventé la littérature de genre ou peu s'en faut, n'ont besoin de personne, et appliquent cette fois encore la règle qui les fait tant haïr dans le monde entier : on n'achète que ce qu'ils nous faut, et encore au rabais, on préfère fourguer notre camelote, de toute façon le marché est à nous !". A telle enseigne que Jean-Christophe Grangé - 300 000 exemplaires vendus pour ses Rivières Pourpres - n'a connu les honneurs de la traduction que grâce à la persévérance d'une jeune responsable du bureau de copyright de chez Harvill, et qui a dû batailler ferme pour imposer sa "découverte".
Et quand bien même l'exotisme serait-il apporté par un pourvoyeur aussi illustre que Robert Silverberg, les portes ne s'ouvrent pas pour autant. Témoin Destination 3001, l'anthologie monstre qu'il avait co-dirigée avec Jacques Chambon, et qui réunissait un casting impressionnant de poids-lourds anglo-saxons et européens. Le cahier des charges initial prévoyait une publication des deux côtés de l'Atlantique, mais il n'en fût rien. Impossible, même pour Robert Silverberg, d'intéresser les éditeurs à ce projet. Et pourtant, certaines des nouvelles américaines ont resurgies de-ci, de-là. Le constat n'en est du coup que plus amer, et pour lui la sentence est sans appel. Lorsqu'on lui demande comment les éditeurs américains considèrent l'Imaginaire étranger, il répond tout simplement : "Il s'en foutent complètement ! Et de toute façon, l'état actuel de l'édition SF aux Etats-Unis ne laisse de place à presque rien, en dehors de séries de piraterie spatiale et autres choses du genre.". Et à la question de savoir si un auteur français a une chance de percer sur le marché américain, le couperet tombe encore plus durement : "Aucune chance !". Et de rappeler que certains de ses confrères, et non des moindres puisqu'il s'agit de Fredrick Pohl et de Damon Knight, ont par le passé essayé d'intéresser le lectorat à des auteurs français. Deux échecs cuisants.
La Chine, un marché prometteur
Dans ces conditions pourquoi s'acharner ? D'une part parce que c'est le meilleur moyen d'attirer l'attention d'éditeurs d'autres pays, et d'autre part parce que c'est extrêmement rentable. Pour un roman traduit, éditeurs et auteurs font fifty-fifty. Donc l'un et l'autre ont tout intérêt à œuvrer de concert dans ce sens. En France, c'est d'ailleurs généralement l'éditeur qui dispose des droits à la traduction (ce qui n'est pas le cas dans les pays anglo-saxons). Et les marchés sont prometteurs. Gilles Dumay, le directeur de la collection Lunes d'Encre parle des pays de l'Est et de la Chine, où nos auteurs éveillent la curiosité. Mais pour intéressant qu'il soit; le marché est bien moins porteur et surtout bien moins balisé qu'ailleurs en Occident. Thierry Marignac, qui connaît bien l'ex-Union Soviétique tempère : "Les progrès de l'ignorance moderne font que, oui, les éditeurs occidentaux s'intéressent forcément aux gisements de lecteurs légués par l'éducation communiste. Mais l'argent est rare là-bas, le pékin n'a pas de blé pour acheter des livres. Et le savoir et l'envie de lire aussi, disparaissent aussi rapidement (voire plus) qu'ailleurs, sans compter qu'il y a toute une industrie du piratage des œuvres par Internet. Enfin, ça s'est un peu amélioré mais quand on vend des droits aux éditeurs russes, ukrainiens etc., on a peu de chances de revoir son fric. Ce qui ankylose sérieusement la volonté des éditeurs occidentaux".
Un autre gros marché, souvent négligé, celui du monde hispanophone. Et là encore, méconnaissance et tendance isolationniste entravent les initiatives. Selon Sylvie Miller, traductrice de l'anglais et de l'espagnol et anthologiste, la perte de terrain de l'apprentissage du Français dans les écoles d'Espagne explique en partie cette méconnaissance. Mais elle y voit aussi des raisons plus profondes : "Les Espagnols sont des gens assez cartésiens et pour eux les littératures de l'imaginaire sont un peu le domaine des fous ou des illuminés (à l'instar de Don Quichotte qui se battait contre les moulins à vent)."
Une tendance au cartésianisme que ne semblent pas partager les Sud-Américains, tant leur littérature est emprunte de fantastique et d'irréel. Borgès et Garcia Marquez, pour ne citer qu'eux, en sont les exemples parfaits. Mais l'Amérique du Sud est un continent en crise où les gens ont peu d'argent à consacrer à la lecture. En outre, tout comme dans les pays de l'ex-bloc soviétique, une économie de contrebande généralisée prive régulièrement les ayant-droits d'une part importante de leurs revenus. Ainsi à Bogota il n'est pas rare de se voir proposer au colportage, le dernier best-seller du moment sous forme de contrefaçons - souvent de simples photocopies ou sortie imprimantes reliées –. Tout cela sous l'œil pas même intéressé de la police qui a vraiment d'autres chat à fouetter. Un peu oubliés du monde Occidental, les pays d'Amérique Latine ont aussi nettement tendance à tourner en circuit fermé et à s'abriter derrière une sorte de chauvinisme continental, que la proximité du voisin Nord-Américain encourage. Sans compter que pour les USA, qui perfusent l'économie de presque tous les pays du sous-continent, il est bien plus facile d'imposer ses produits culturels.
Un modèle alternatif ?
Toutefois, puisque les bonnes volontés sont là, ne pourrait-on réfléchir à un modèle économique viable ? Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, les auteurs, et leurs agents, conservent les droits de traduction. En France, instaurer un tel système équivaudrait à s'aliéner l'aide précieuse des éditeurs, et surtout nécessiterait une mini-révolution culturelle. Chez nous, seuls les écrivains vraiment "bankables" ont des agents. Et concernant notre petit landernau de la SFF, le peu de rentabilité des littératures de l'Imaginaire n'encourage personne à inviter un troisième convive à une table où le gâteau est déjà bien peu copieux. Les éditeurs, du moins les plus importants, disposent en outre de structures dédiées qui se chargent des cessions de droits à l'étranger, et même limités dans leurs marges de manœuvres, ils n'en sont pas moins efficaces. Malgré les difficultés il serait bien naïf de croire que de grosses maisons d'éditions négligeraient d'aller secouer un cocotier donnant de si beaux fruits. Gilles Dumay précise : "Si si, c'est une priorité, on se démène pour avoir des trads. Mais il faut des arguments, un film, des chiffres de ventes colossaux, disons des "leviers" que les auteurs d'imaginaire français n'ont pas la plupart du temps.".
Pour les petits éditeurs en revanche - et pour les auteurs de nouvelles - il en va tout autrement. Dans le monde merveilleux du petit artisanat, il est illusoire de s'imaginer qu'on puisse avoir les moyens de démarcher à l'étranger, et encore moins de se rendre sur les deux salons en Europe où tout se décide, ceux de Francfort et de Londres. Si la nécessité d'un modèle alternatif semble une évidence, dans les faits c'est bien plus compliqué qu'il n'y paraît. Dans les années 80 Jean-Marc Lofficier – auteur, éditeur et co-fondateur des éditions Rivière Blanche - a un pied de chaque côté de l'Atlantique, et avait un temps songé à impliquer des auteurs américains dans une sorte de bourse d'échange de traductions. Il s'était alors heurté à une forte résistance du petit milieu français, et notamment à l'association Infini qui tentait à l'époque de se constituer en un équivalent de la SFWA - la Science Fiction Writers of America. Créée en 1965 par Damon Knight justement, elle qui joue plus ou moins là-bas le rôle de syndicat des auteurs. L'idée pourtant était intéressante. Toutefois la reprendre en comptant sur une association de talents écrivains-traducteurs ne serait réaliste. Presque tous les traducteurs de l'anglais au français répugnent à l'idée de s'essayer à l'exercice inverse. Trop difficile de ne pas trahir le texte.
Alors quoi ? L'horizon semble bel et bien bouché, et des éditeurs comme Bragelonne semblent avoir trouvé une voix médiane, en bypassant la case anglais et en se concentrant sur les pays de l'Est, bien plus accessibles en dépit des réserves formulées plus haut. Ce n'est toutefois qu'un pis-aller de luxe, qui est loin d'offrir autant de débouchés que les marchés anglais et américains.
Des raisons d'espérer ?
L'état des lieux semble assez désolant, et pourtant... Connaisseur et observateur du marché anglo-saxon, Jean Pettigrew, qui avait été le premier à vendre un auteur français à un gros éditeur US depuis Saint-Exupéry, allume toutefois une faible lanterne qui vacille au bout du tunnel : "Les énormes difficultés des marchés anglo-saxons aidant, je prédis que les "agents" n'auront pas le choix avant longtemps que de se tourner vers l'extérieur. Et ce sera un agent spécialisé dans une autre langue (lire "assez brillant pour lire une autre langue que l'anglais et capable de découvrir ainsi les bons titres dans cette langue pour le marché anglo”) et qui saura vendre un ou deux best-sellers sur le marché anglo-saxon qui sera le premier à faire tourner le vent... et à s'enrichir." Il parle ici de la fuite en avant des éditeurs US, bien plus markettés que les nôtres, et qui sont condamnés à faire du chiffre sur un marché très concurrentiel. Rassurante touche d'espoir, qu'hélas pourtant, aucun indice tangible ne vient pour l'heure étayer.
S'il est vrai, comme le note Robert Silverberg, que l'édition de genre américaine se renouvelle peu, il n'en reste pas moins que son lectorat ne semble pas être à bout de souffle, et que le marché n'est pas encore saturé. On parle facilement d'isolationnisme, mais ce serait une erreur d'y voir une simple conséquence du 11 septembre. C'est bel et bien une tendance dure de la culture américaine, et qui transpire jusque dans les fondements de sa fiction. Jean-Claude Dunyach le résume bien : "Je lis plein de bouquins qui se passent dans un univers alternatif où le Nord-Amérique est le seul continent - il existe sans doute une poignée d'îlots vaguement peuplés appelés Afrique, ou Europe, voire Chine ou Inde, mais on ne s'en occupe pas. Donc les extraterrestres venus de l'espace débarquent aux USA, règlent les affaires du monde avec le président local, et découvrent les joies du hamburger, sans qu'à aucun moment soit évoqué la possibilité que d'autres cultures puissent avoir leur mot à dire." Ce "splendide isolement" est inhérent à la mentalité américaine, et on peut présumer, sans trop de risques, qu'il faudra bien plus qu'un simple coup de chaud sur le marché de l'édition pour que les services d'acquisition de droits des grandes officines se décident à lorgner par chez nous.
La situation ne nous semblerait d'ailleurs pas si scandaleuse si les auteurs américains n'étaient pas, eux, largement diffusés en France. Ce vieux rêve de la publication en "anglosaxonie", a pourtant la vie dure. Notre complexe d'infériorité aussi d'ailleurs, et ceci explique peut-être cela. Mais il est amusant, dès que l'on discute avec les acteurs du milieu de s'apercevoir que, même chez nous, l'aune à laquelle se mesure ce choc mou au niveau mondial, est l'argent. Etonnant dans un pays comme le nôtre, où le sujet est volontiers tabou, et où il est presque obscène de mélanger "art" et gros sous. Car parler de traduction, c'est parler argent, et ouvrir sur le débat des revenus des auteurs, et l'opportunité pour certains d'entre-eux de se professionnaliser. Et là, quels sont ceux qui, en dépit d'un certain consensus incantatoire, seraient prêts à faire le grand saut, pour devenir d'authentiques marchands de mots ? Une question à laquelle nombre des auteurs étrangers traduits chez nous ont, pour leur part, depuis longtemps répondu.
La chronique de 16h16 !