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Faust

David Vandermeulen (Scénariste), Ambre (Dessinateur)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 31/08/2006  -  bd
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Faust

Voici,  aux éditions 6 Pieds Sous Terre,  un album inattendu et insolite, fruit de la rencontre de deux talents multiformes, issus de l’édition indépendante.

D’un côté, le dessinateur Ambre, alias Laurent Sautet, qui pousse loin les exigences graphiques du neuvième art et qui cultive l’art de la transposition visuelle d’œuvres littéraires. Ce qu’il fit déjà en 2002 en adaptant Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal. Ou ensuite à partir du journal intime de Lionel Tran pour Le Journal d’un loser. Faust est une nouvelle tentative d’appropriation graphique d’un texte, celui de Goethe. De l’autre côté, David Vandermeulen, dessinateur et scénariste confirmé, soucieux d’universalité et de détail, amateur d’authenticité, d’atemporalité, esprit original et créatif, mais toujours lucide, le regard empreint d’une constante distance critique comme l’atteste sa titanesque série sur Fritz Haber.

Ces deux mordus de littérature et d’art graphique devaient tout naturellement se rencontrer. Et de ce pacte d’enfer naît une œuvre profondément originale et très prometteuse. Elle déroutera sans doute les adeptes de la ligne claire, les adorateurs de mangas et de comics standardisés, mais elle ravira les amateurs d’art. Vandermeulen et Ambre sont tous deux très exigeants sur la qualité de leur travail et s’ils ont longtemps évité les éditeurs « commerciaux », c’est précisément pour ne pas entraver leurs pulsions créatrices. Ils sont convaincus que l’avenir de la bande dessinée passe par le renouvellement des formes de la narration et de l’illustration.

Faust est l’une des voies possibles pour l’innovation artistique : adaptation graphique d’un texte littéraire, narration minimaliste et expressionnisme coloré des images. Le tout sur un format peu courant (24 cm x 30 cm, 80 pages). Un pari méphistophélique sur la pérennité d’une œuvre créativement jubilatoire. Une fois publiée, son sort n'appartient plus aux auteurs.

Faust ou la tentation de la chair(e)

Le rideau s’ouvre sur un café-théâtre qui joue le Faust de Goethe. Les comédiens s’impatientent sur scène et le spectacle commence : Méphistophélès relève le défi de son Maître, le Créateur, qui ne le croit pas capable de pervertir le Docteur Faust, un savant altruiste qui cherche à s’élever au-dessus de sa condition d’homme par la connaissance. Méphisto se rend donc sur Terre, transformé en chien, pour constater  la réputation dont jouit le savant auprès de la population. À la faveur de la nuit et des interrogations métaphysiques de Faust, le Tentateur lui propose une heure de révélation de connaissances contre une année de vie. Fort de cette victoire, Méphisto revient le lendemain, travesti en étudiant, pour lui proposer un contrat à durée très indéterminée : il accomplira les volontés du docteur, si ce dernier accepte d’être son serviteur dans l’au-delà. Le pacte maudit est scellé du sang de sa victime.

Méphisto redonnera jeunesse au Docteur Faust pour mieux l’attirer encore vers le plaisir et la simple satisfaction des sens. Le jeune savant s’attachera alors vite à conquérir l’amour de Marguerite, y compris par des moyens diaboliques. Mais sans en mesurer clairement les conséquences…

Un album à ressentir

Parodie de certains titres de chapitre romantiques à rallonge, le titre complet de l’album devrait être « Histoire du Docteur Johannes Faustus, illustre magicien & nécromant, comment il s’est dévoué au diable pour un temps donné, toutes les aventures étranges qu’il a vues ou lui-même fait naître et advenir jusqu’à ce qu’il reçoive un juste châtiment & soit damné pour l’éternité ». On comprend que les auteurs aient finalement préféré Faust. La version longue, imprimée en page intérieure, indique d’emblée que David Vandermeulen n’innove pas sur le fond : il respecte l’esprit et le récit du Faust de Goethe, dans la première partie de la tragédie (publiée en 1808). Il enrichit le chef-d’œuvre de la littérature allemande de quelques éléments du mythe (apparition de Méphisto en chien, par exemple), en privilégiant  la figure du Faust, alchimiste assoiffé de connaissance, s’éloignant de Dieu et revenant à un monde réel qu’il contribue à détruire. On retrouve là un des thèmes abordés dans son Fritz Haber, un savant chimiste qui mettra son énergie et ses connaissances au service de la destruction de masse. Pour nous convaincre de son attachement à la figure du mythe faustien, le scénariste nous gratifie, en postface, d’une excellente notice de cinq pages (bibliographie incluse) sur la généalogie de la légende (de Simon le magicien jusqu’au présent album).

On notera, dans le scénario de Vandermeulen, une différence soulignée entre la lassitude, l’angoisse cognitive du Docteur et l’innocence du jeune Faust, face à l’amour et aux conséquences de ses actes. On notera l’omniprésence de Méphisto, bouc, chien, minotaure ou ombre sombre, et l’omniprésence de lieux fermés, comme au théâtre, comme dans l’antichambre de l’enfer. Marguerite est, à elle seule, l’incarnation de tous les plaisirs terrestres, esthétiques et matériels, à la portée de Faust. Le scénario passe vite sur la vie menée par les deux amants et va à l’essentiel : les états d'âme successifs de la jeune femme, l’énoncé de ses crimes et son éloignement. Happé par le personnage de Marguerite, le jeune Faust donne l’impression de manquer de personnalité. Comme s’il perdait en substance ce qu’il gagne en humiliation éternelle.

Mais finalement, soit parce qu’on connaît l’histoire, soit parce qu’elle paraît secondaire, on retient surtout de l’album une atmosphère, une ambiance « psychographique » et des images hautes ou basses en couleur. Les scènes s’opposent par leur luminosité (celle du pacte est très sombre, celle du duel, celle du duo final sont couleur bleu obscur) et par la variété des couleurs. Les scènes de Marguerite (sauf la scène finale) sont très colorées. Avant le drame, le dialogue entre Méphisto et son Maître est également coloré, du vert et bleu du paradis à perdre. Cette alternance de luminosité et d’éventail de couleurs marque profondément le rythme du récit, dominé par les ocres et les bleus gris suivant qu’Ambre privilégie le feu ou la nuit.

Ce qui reste, également, quand on a tout fini, ce sont les formes expressionnistes à la Munch (les rondeurs du « Cri » en moins), à la Chagall (en plus sombre) ou la Nolde (dans « Le paradis perdu »). Ces formes subjectives changeantes, disproportionnées, noyées dans le décor, comme si l’intériorité ne pouvait se dissocier du monde, donnent le sentiment d’une approche intuitive, affective, sans médiation. Elle peut mettre mal à l’aise certains lecteurs qui préfèreront garder une distance avec l’affect de Faust. Mais cette expérience est captivante. Elle induit un autre mode de lecture de la bande dessinée, plus spontané, où l'on ne s’attarde pas sur les dialogues, surtout quand ils sont longs, mais où l'on glisse le regard sur les pages pour en respirer la tonalité. Il est recommandé, donc, de lire l’album de plusieurs façons selon que l’on privilégie la perception immédiate ou l’intelligence du récit.

Pour la mise en valeur picturale des images, obtenues par la combinaison de plusieurs procédés graphiques, le scénariste a limité le nombre de cases et s’est fait violence pour réduire la longueur des textes. Comme pour atténuer l’effet de rupture induit par les formes et les couleurs, le tracé des cadres blancs est d’une facture classique, l’enchaînement des plans et des angles de vue n’est pas révolutionnaire. On aime un peu moins la couverture, mais le style est cohérent, différent des autres productions du dessinateur, soucieux de trouver celui qui convient à chaque album.

Un très beau Faust, en tout cas. Pour les vrais amateurs de neuvième art.

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